La présomption d’innocence maltraitée par les médias de masse
S’il est un principe qui distingue la démocratie de la tyrannie, c’est bien celui de la présomption d’innocence. En démocratie, tout citoyen est présumé innocent tant qu’un tribunal, statuant en dernier ressort, n’a pas conclu définitivement par jugement à sa culpabilité.
La Déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1789, inscrite au préambule de la constitution de la Ve République, en a posé le principe dans son article 9 : « Tout homme étant présumé innocent jusqu’à ce qu’il ait été déclaré coupable, s’il est jugé indispensable de l’arrêter, toute rigueur qui ne serait pas nécessaire pour s’assurer de sa personne doit être sévèrement réprimée par la loi. »
Et la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948 l’a réaffirmé dans son article 11 : « Toute personne accusée d’un acte délictueux est présumée innocente jusqu’à ce que sa culpabilité ait été légalement établie au cours d’un procès public où toutes les garanties nécessaires à sa défense lui auront été assurées. »
En tyrannie, au contraire, tout sujet est, avant tout examen, considéré comme coupable, sous réserve qu’il apporte la preuve de son innocence, si tant est que les tyranneaux s’en soucient !
La différence n’est pas mince : en démocratie, la charge de la preuve est à l’accusateur et, en tyrannie, elle incombe à l’accusé. Or, un acte qui a été commis, a plus de chances de laisser des indices de sa commission qu’un acte qui ne l’a pas été.
La démocratie assiégée par la jungle
Toute violation de la présomption d’innocence constitue donc une intrusion corruptrice des agissements de la tyrannie dans un régime démocratique. Car la particularité de la démocratie est de n’exister qu’en confrontation permanente avec la tyrannie qui la harcèle, comme la jungle tropicale assiège la clairière que des hommes se sont ouverts pour survivre. La luxuriance végétale qui se presse en lisière est telle qu’elle menace quotidiennement de ses lianes et racines l’espace libéré. Là s’arrête toutefois la comparaison : car les pousses vivaces de la tyrannie en démocratie ne se cantonnent pas seulement en périphérie, mais s’insinuent jusqu’au cœur même des femmes et des hommes, individuellement ou en groupes, soumis à leurs pulsions, s’ils ne prennent pas garde de les maîtriser chaque jour en se soumettant aux règles qui font vivre leur démocratie.
De l’affaire Dreyfus à l’affaire d’Outreau
Une de ces racines dangereuses est la violation de la présomption d’innocence. Par l’aveuglement policier et judiciaire collectif et le désastre humain provoqué, l’affaire d’Outreau est l’exemple le plus récent qui vient à l’esprit. Avant elle, bien d’autres affaires ont été provoquées par une présomption d’innocence bafouée. Sans remonter au temps de l’absolutisme royal au XVIIIe siècle avec l’affaire Calas, le capitaine Dreyfus reste la figure historique française emblématique de l’innocent condamné en 1894 sans avoir pu connaître les pièces du dossier qui l’accusaient, en violation même des droits de la défense, qu’il se soit agi d’une erreur judiciaire ou d’une opération d’influence méticuleusement montée contre l’Allemagne.
« Selon que vous serez puissant ou misérable... »
Mais entre l’affaire Dreyfus et celle d’Outreau, les occasions n’ont pas manqué où la présomption innocence a été allègrement méprisée quoique inégalement, selon que « (l’on est) puissant ou misérable », comme conclut La Fontaine dans Les Animaux malades de la peste. Un homme politique, mis en examen pour corruption, bénéficie en général dans les médias de précautions d’usage rarement accordées au citoyen ordinaire ; de solennelles annonces mettent en garde contre l’amalgame entre poursuites et condamnation : le prévenu doit être considéré comme innocent tant que la justice n’a pas tranché. C’est juste.
Mais tels ne sont pas les égards que l’administration de l’Éducation nationale a manifestés récemment envers ce professeur du collège de Berlaimont qui, injurié par un élève, a répondu par une gifle. Avait-il outrepassé le droit de correction mesuré reconnu aux maîtres par la jurisprudence ? C’était à la justice de le dire puisqu’elle était saisie. Recteur et ministre se sont empressés de condamner le professeur et de le livrer en pâture à l’opinion publique, sans même parler de leur devoir de protection statutaire puisqu’il était attaqué à l’occasion de ses fonctions en étant ainsi traîné en justice par le père de l’élève insulteur.
Des médias « présumés » ignorants ou coupables ?
Rien ne semble donc plus difficile aujourd’hui que de s’en tenir à la présomption d’innocence. Et de ce travers tyrannique dangereux pour la démocratie, les médias en portent une part de responsabilité. Friands de crimes et de délits qui leur garantissent une audience par le réflexe inné de voyeurisme sollicité, ils n’y vont pas par quatre chemins pour condamner avant tout examen judiciaire les personnes mises en cause.
Il suffit pour s’en rendre compte de parcourir les pages des journaux de ces dernières semaines. Ici, « un présumé violeur en série » est arrêté ; là, on attend « l’extradition des tueurs présumés » ; un jour, « l’agresseur présumé a été mis en examen pour meurtre et écroué » ; un autre jour, c’est un « appel à témoins (qui est lancé) pour localiser les victimes d’un pédophile présumé ». Quant au procureur de Nice, É. De Montgolfier, il est « mis en examen pour un maintien en détention présumé abusif ». Même M. Robert Badinter succombe à cette mode : interrogé par Le Monde, le 25 février dernier, sur la rétention de sûreté des criminels dangereux après accomplissement de leur peine, il parle de la nécessité « dès le début de l’instruction (...) d’établir un diagnostic de l’auteur présumé du crime ». Et si l’on tape sous Google les expressions « agresseur présumé », « violeur présumé » ou « meurtrier présumé », les exemples abondent.
Serait-ce que les médias en général ignorent le sens de l’adjectif « présumé » : « que l’on croit tel par hypothèse », dit le dictionnaire Robert, c’est-à-dire que l’on tient pour tel avant tout examen.
« Un agresseur présumé » est donc bien une personne que l’on présente comme agresseur avant tout examen, quand en démocratie on ne peut être déclaré tel qu’après examen judiciaire. Certains médias en sont conscients puisqu’ils savent parfois parler du « portrait robot d’une femme soupçonnée d’avoir livré le colis au cabinet », d’une « plainte pour disparition et enlèvement supposé » ou encore du « suspect (qui) a dû remettre son passeport ».
Les mots existent bel et bien en français pour respecter l’innocence présumée d’une personne recherchée ou poursuivie.
Pourquoi donc cette obstination dans l’erreur ? Errare humanum est, perseverare diabolicum. De deux choses l’une, ou les journalistes ignorent ce rudiment de droit ou au contraire ils le connaissent. Mais dans les deux cas, ils inculquent à leur insu ou sciemment dans les esprits, sans en avoir l’air, une habitude de pensée qui ruine un principe différenciant démocratie et tyrannie. C’est ainsi que les droits dépérissent : comme le dit la devise du Canard enchaîné, à l’inverse de la pile Wonder, un droit ne s’use que si l’on ne s’en sert pas. On observe que cette « présomption de culpabilité » systématiquement déclarée s’accompagne d’ailleurs d’une autre erreur qui la renforce : il est dit souvent, par exemple, que « l’agresseur présumé est passé aux aveux ». Sauf erreur, en matière criminelle, l’aveu obtenu par la police n’est qu’un simple moyen d’instruction, laissé à l’appréciation des juges ; il ne fait pas preuve contre son auteur qui peut se rétracter. On s’en convainc aisément si l’on admet qu’en s’y prenant bien, on peut faire avouer n’importe quoi à n’importe qui.
Mais, la répétition étant le procédé indolore de l’inculcation, à force de répétitions dans les médias, les gens simples finissent par se constituer un corpus d’idées tyranniques à leur insu qui empoisonnent leur mode de pensée. Car, dit le proverbe, « il n’est pas d’erreur qui, inlassablement répétée, ne finisse par prendre des airs de vérité ». Et c’est ainsi qu’en douceur, la jungle s’insinue à l’insu de tous dans la clairière démocratique. Paul Villach
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