La question salariale
Intervention de Jean Jaurès à la Chambre des députés le 21 octobre 1902
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Ah ! Les Compagnies sont bien imprudentes ! Et plusieurs d’entre elles le savent ; et elles essayent de se couvrir en alléguant l’intérêt prétendu de quelques petites entreprises pauvres. C’est ce qu’on disait l’autre jour à la convention patronale d’Arras : « Eh bien ! Oui, nous, nous pourrions encore supporter le maintien des salaires ; mais il y a là, à côté de nous, de pauvres petites entreprises débiles. » Et comme on ne peut les soigner qu’en sacrifiant les salaires non seulement de leurs ouvriers, mais des autres, les médecins s’empressent avec une sollicitude admirable.
Si ces petites entreprises ne peuvent pas assurer aux ouvriers le salaire légitime, elles n’ont qu’à réduire leur premier capital d’établissement, elles n’ont qu’à consentir à la diminution de la valeur de leurs actions. Mais ce qui serait intolérable, ce serait de prétendre que les ouvriers doivent régler l’exigence de leur salaire sur le niveau le plus bas de l’industrie patronale. S’il en était ainsi, nous verrions se produire une échelle singulière des salaires, depuis les sociétés en faillite qui ne payeraient plus leurs ouvriers, jusqu’aux sociétés étonnamment prospères qui convertiraient leurs salaires en dividendes.
Cette échelle n’est pas possible. Il y a une uniformité relative de salaires ; le salaire doit être calculé sur les conditions générales de l’industrie, et lorsqu’on vient choisir, pour justifier un abaissement de salaires, le niveau le plus bas de petites entreprises en décadence, je dis qu’on essaie d’abuser de la candeur de la classe ouvrière. Elle n’est plus aussi candide qu’on se l’imagine !
Eh bien ! Comment mettre un terme à ce déplorable conflit ? Tout d’abord, il faut établir les négociations, il faut qu’entre les représentants des ouvriers et les représentants des Compagnies, la conversation soit reprise et, que la Chambre et le gouvernement me permettent de leur dire, il faut que cette négociation soit une négociation d’ensemble.
Je ne prétends pas qu’il n’y ait pas des intérêts distincts suivant les régions et suivant les bassins, nous ne prétendons pas imposer la même formule et la même solution à la diversité des intérêts, mais tous les mineurs ont formulé à la même heure certaines revendications communes. Tous ont demandé au Parlement des gages de bonne volonté, des gages qu’il leur donne et qu’il leur donnera à coup sûr. Tous ont demandé aux compagnies le maintien des primes acquises. Il y a donc des revendications d’ensemble communes à tous les bassins. Et si la grève se dénouait pour une région avant de se dénouer pour les autres, si dans certaines régions les mineurs isolés, abandonnés, restaient seuls, après la solution des conflits engagés ailleurs, dans un conflit qui ne se dénouerait point, c’est là que seraient les risques de souffrance aiguë, de colère et de violence.
Ah ! Il faut se féliciter du calme admirable qui, dans l’ensemble, n’a cessé de régner pendant cette grève. Si l’on eût dit, il y a quelques années, qu’il se produirait une grève générale des ouvriers mineurs dans ce pays, que tous les mineurs cesseraient le travail à la même heure, que dans tous les bassins le même mouvement de grève se produirait, et que pourtant - hors quelques violences et brutalités individuelles qu’il sera toujours, quoi qu’on fasse, impossible de supprimer - c’est dans l’ordre et dans le calme que se développerait ce grand mouvement, on aurait souri de pitié.
Mais heureusement l’éducation républicaine du pays est faite, l’éducation ouvrière commence, l’heure des folles paniques, des terreurs de réaction qui précipitèrent ce pays aux abîmes est passée, et c’est dans la lumière de la liberté et de la raison que vont se dénouer les conflits économiques.
Jean Jaurès
Chambre des députés - Séance du mardi 21 octobre 1902
Journal officiel du 22 octobre 1902.
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