La renaissance de Jeannette Bougrab
Depuis Helsinki, Jeannette Bougrab adresse aux français une lettre d'exil qui constitue un appel à la résistance.

Il y eût une première naissance à Châteauroux, il y a 44 ans, au cœur du Berry millénaire de Georges Sand et d’Alain Fournier.
Sur ses frêles épaules, l’écrasante mémoire collective de tout un peuple qui, pour avoir choisi la France, fut martyrisé par ses frères ; abandonné par sa patrie. Dans son cœur, les regrets éternels de sa mère, Zohra, mariée à 14 ans, qui eût tant aimé devenir infirmière pour soulager les corps meurtris par la guerre. Mais au pied de l’atlas blidéen, l’archaïsme des traditions et l’assommante pauvreté, consument dans des brasiers infinis les rêves de tant de petites filles.
Jeannette Bougrab sut très tôt qu’elle ne devrait sa survie qu’à de longues et laborieuses études. Transcender sa condition sociale pour un jour devenir une femme libre de vivre, affranchie de toute tutelle. Elle y parvint. Promis au BEP sanitaire et sociale, elle obtint un doctorat en droit public avant de devenir magistrate au Conseil d’Etat puis ministre à l’âge de 37 ans.
Jeannette Bougrab est de ces êtres qui se subliment lorsqu’ils sont mûs par un idéal. Derrière le combat pour la laïcité qu'elle mena contre vents et marées à la tête de la Halde, il y avait avant tout une lutte pour l’émancipation des femmes. Elle se refusa de livrer aux soldats de l’ombre la moindre faille qui aurait permis une remise en cause insidieuse du principe d’égalité entre les femmes et les hommes. Elle continuera à défendre la cause des femmes en réalisant un documentaire sur les petites filles « Interdites d’école ». Jeannette Bougrab savait mieux que personne combien la mise à l’écart de "la moitié du ciel" du système éducatif pouvait expliquer le succès des idéologies les plus obscurantistes.
C’est au cours de l’année 2015 qu’elle perdit sa première vie. Vouée aux gémonies, par une nuée d’esprits chagrins, pour avoir osé mettre en lumière son âme meurtrie, Jeannette Bougrab dut s’exiler à Helsinki afin de fuir la violence d’une société empoisonnée par le ressentiment et les divisions. Elle qui voulut porter haut les voix de ces millions de filles à qui l’on refusait une éducation, ne reçut pour seule réponse que rires gras et quolibets.
Cet automne, Jeannette Bougrab nous est revenue avec une lettre d’exil comme faire-part de sa renaissance. Dans ses terres de glace, elle semble avoir trouvé en elle la résilience nécessaire pour repartir au-devant de son destin. Peut-être finira-t-elle un jour par personnifier le sampo, cet objet merveilleux qui, même après avoir été brisé, apporta bien-être et prospérité aux héros du Kalevala.
Si face à la montée du nazisme, Stefan Zweig persista dans son refus de choisir un camp, Jeannette Bougrab prend sa plume pour désigner l’ennemi et esquisser en quelques chapitres le chemin de résistance. Avant que les ultimes vestiges de notre époque ne soient happés par le monde d’hier, elle nous apprend à dépasser nos peurs ; à s’extraire de ce paralysant conformisme intellectuel pour partir au front contre l’obscurantisme.
Elle se désole que Kamel Daoud et Boualem Sansal ne soient pas soutenus par la patrie des Lumières et rappelle que, si sur nos plages des femmes revendiquent le droit de porter le burkini, de l’autre cotée de la Méditerranée, les Algériennes luttent courageusement pour avoir le droit de porter un bikini.
Jeannette Bougrab cultive la nostalgie d’un monde arabe tolérant où les films de Farid El Atrache mettaient en lumière, à l’image de la mythique Asmahan, des femmes libres d’aimer ; un Moyen-Orient qui résonnait non par les prêches rétrogrades des intégristes, mais par la voix puissante d’Oum Kalthoum. Elle regrette l’esprit éclairé d’un Nasser qui refusa d’imposer le port du voile aux Égyptiennes et rêve à l’émergence d’un homme capable de reprendre le flambeau du sauveur des chrétiens de Damas, l’émir Abd el-Kader.
Paradoxalement, Jeannette Bougrab, laïque et athée, appelle à un sursaut transcendantal. Face à un « ennemi qui divinise la mort », elle nous exhorte à réapprendre « à mourir pour une plus haute idée de la vie, avec la ferme volonté d’être prêts à tout donner pour elle. »
Si les morts gouvernent les vivants, Jeannette Bougrab en est leur messager. Elle, la fille du caporal-chef Lakhdar, a connu les abîmes. Désormais elle ne lutte plus seulement pour sa propre destinée mais pour celles qui sont tombées hier et celles qui tomberont demain.
De cet idéalisme pur, de cette sensibilité à fleur de peau, elle puise la force et la délicatesse qui lui permettent de se battre inlassablement, du haut de ses stilettos, pour cette « haute idée de la vie » qui confine à l’éternel.
« Lettre d'exil : la barbarie et nous », Jeannette Bougrab, Les Editions du Cerf, 224 pages,18 euros.
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