Cette photo offre, au contraire, une excellente illustration de l’information incertaine que livre paradoxalement l’image et du danger de prétendre la prendre sans précautions comme preuve de la réalité. Quatre illusions et leurres concourent en se combinant, en effet, à en amoindrir la fiabilité.
Deux illusions spécifiques de l’image
Deux illusions proviennent de la spécificité même de l’image.
1- L’illusion d’une saisie directe de la réalité
Une première illusion est l’illusion d’une saisie directe de la réalité : la photo des deux présidents qui s’affrontent donne l’impression d’une scène à laquelle le lecteur assiste par effraction sans que s’entremêle un quelconque intermédiaire : le médium de l’image et son concepteur se font totalement oublier. Or, il faut s’en méfier comme de la peste : ce n’est pas la scène mettant aux prises les deux présidents à laquelle on assiste directement, mais une simple représentation de cette scène qui est offerte. « La carte » n’est pas « le terrain » qu’elle représente.
2- L’illusion d’une représentation fidèle de la réalité
Une deuxième illusion spécifique de l’image est l’illusion d’une représentation fidèle de la réalité. L’image appartient au langage analogique dont la particularité est d’entretenir une relation de ressemblance avec la réalité qu’elle représente, à la différence du langage arbitraire ou digital (les mots) qui n’en entretient aucune. Dire que « les présidents français et russe s’affrontent » reste une représentation abstraite sans aucune ressemblance avec les hommes en présence et leur conduite. Leur représentation concrète livrée par l’image, au contraire, est si confondante qu’on les reconnaît au point de s’imaginer dans leur proximité.
Le témoignage de ses propres yeux est celui qu’on croit le plus sûr. Pour convaincre sa mère incrédule de l’agression sexuelle de Tartuffe envers sa femme Elmire, Orgon s’écrie exaspéré : « Je l’ai vu, dis-je, vu de mes propres yeux vu, / ce qu’on appelle vu… » (1) Et Madame Pernelle de répondre à son fils : « Mon Dieu, le plus souvent l’apparence déçoit. / Il ne faut pas toujours juger sur ce qu’on voit. ». Cette règle ne manque pas de sel de la part d’une femme vouant une admiration aveugle à un hypocrite pourtant démasqué, mais elle n’en perd pas pour autant sa pertinence en d’autres circonstances. De même, quand elle est trop insolite, une scène jette le trouble : je n’en crois mes yeux ! s’écrie-t-on.
Deux leurres structurels de l’image
1- La mise hors-contexte
Pourtant, deux leurres structurels de l’image rendent sa représentation de la réalité infidèle. Le premier est la mise hors-contexte. Toute image, comme celle des deux présidents, dessine un cadre qui circonscrit un champ rejetant ce qui l’entoure, nommé contexte, dans le hors-champ invisible. Dès lors la scène d’affrontement retenue est isolée de l’espace global et des séquences précédentes et suivantes où elle s’inscrit. Ce face-à-face hostile devient une métonymie, c’est-à-dire une partie pour le tout et un effet pour la cause. Le lecteur est contraint d’imaginer hors-contexte une ou des causes plausibles à l’effet qui lui est montré. Ici, les deux présidents réunissent manifestement les indices d’une relation apparemment hostile : la posture adoptée est menaçante ; on reconnaît par intericonicité dans la forme de la main qu’ils braquent l’un vers l’autre celle d’un révolver et dans les mimiques de leur visage des convulsions de haine. Seul un différend profond et irréductible paraît expliquer pareille conduite.
2- L’ambiguïté du langage analogique
Un deuxième leurre structurel de l’image tient à l’ambiguïté du langage analogique. Le rire peut être une réaction de joie, de moquerie ou de stress intense. Il en est de même des larmes qui peuvent être provoquées par la douleur ou au contraire une joie irrépressible : ne dit-on pas "rire aux larmes" ? L’affrontement des deux présidents montré par la photo n’échappe pas à cette ambiguïté : est-il effectif ou est-il simulé ? Il manque les séquences précédentes et suivantes pour en décider.
Le leurre de l’information donnée déguisée en information extorquée
Un dernier leurre, conjoncturel celui-là, met toutefois sur la voie : c’est le leurre de l’information donnée déguisée en information extorquée. On imagine bien que cette photo n’a pu être prise qu’avec le consentement des deux présidents : on est dans la salle de conférence et, comme il est d’usage, les journalistes dûment accrédités ont été autorisés pendant quelques instants à photographier les personnalités réunies pour livrer au monde une représentation visuelle de ce sommet sur la sécurité nucléaire.
La scène filmée a donc tout l’air d’être une farce improvisée par les deux présidents pour se détendre dans le contexte du grave sujet de la conférence, les risques de guerre nucléaire. Deux chefs d’État qui sont en réel désaccord, ne se donnent pas ainsi en spectacle : ce n’est pas l’usage diplomatique. On peut donc présumer qu’ils ont voulu jouer devant les photographes aux chefs d’État prêts à en découdre. Et pour rendre leur jeu le plus fiable possible, ils ne regardent pas l’objectif, ils l’ignorent, feignant d’être absorbés par la menace gestuelle qu’ils profèrent l’un envers l’autre, car ils ne paraissent pas parler. La photo semble ainsi leur avoir été extorquée. En fait, l’information qu’ils livrent, n’est que donnée volontairement, puisqu’ils jouent.
Ainsi loin d’être la preuve de relations conflictuelles entre les deux présidents, cette photo devient, sinon la preuve, du moins l’illustration probable de relations amicales poussant jusqu’à la familiarité de la complicité entre pitres, à moins encore... que cette farce ne vise qu’ à en offrir l’apparence.
Rien n’est plus traître qu’une image. Elle paraît pourtant si simple à comprendre. Ne donne-t-on pas des images aux enfants avant même qu’ils ne sachent lire l’alphabet arbitraire ? On en conclut un peu vite que l’image est un langage à la portée des simples, qui se passe de tout apprentissage. On comprend mieux l’aphorisme prêté à Bill Gates, le fondateur de Microsoft : « Qui maîtrise les images, maîtrise les esprits ». Ainsi, par exemple, peut-on être surpris par la légende simplette dont Le Figaro a accompagné cette photo, vendredi 16 avril : « Mardi 13 avril, les présidents Dmitri Medvedev et Nicolas Sarkozy en pleine discussion, lors du sommet sur la sécurité nucléaire qui a débuté lundi à Washington. L’objectif de cette rencontre est de sécuriser « d’ici à quatre ans » les stocks de matière fissile dans le monde. (Ian Langsdon/AFP) ». Les deux présidents étaient-ils vraiment en pleine discussion ou se prêtaient-ils pour la photo à un numéro de clown visant par l’humour à rendre sympathiques aux simplets deux monstres froids participant à un sommet mondial ? Paul Villach
(1) Molière, « Tartuffe », Acte V, scène 3.