La « suspension » du Blog de Jacques Sapir : en marche... vers une tentative de coup d’arrêt de la pensée et de la recherche
L'économie peut-elle être traitée sans parler de politique ? Où l'on voit que même académique, la pensée unique doit d'abord rester...unique, et que la médiocrité tente de s'arrimer à un pouvoir qui titube.

Il est une manifestation pire que la censure : celle de gens qui s'avisent des limites qu'ils considèrent ne pas devoir dépasser et qui les imposent aux autres au nom d'arguments spécieux ou de considérations du moment qui se révèlent toutes dans leur inanité profonde et dans la lâcheté qui les animent.
« Le tact de l’audace, a écrit Jean-Cocteau, c’est de savoir jusqu’où on peut aller trop loin. » Sans doute pensait-il à tous ces gens qui "savent jusqu'où aller trop loin", sans que cette limite soit jamais précisément définie puisqu'elle est censée relever de l'impalpable, de ce qui se fait, de ce qui se dit et surtout de ce que l'on peut ou doit penser. Mais il avait alors à l'esprit le respect des convenances et de la délicatesse de la vie en société et certainement pas la courtisanerie et le désir de complaire à réputé plus puissant que soi, tous comportements qu'il exécrait.
Or voici que M. Marin Dacos, chercheur au CNRS et fondateur du portail universitaire OpenEdition, vient de fermer plutôt que de suspendre RussEurope, l'excellent Blog de Jacques Sapir, économiste et directeur d'études à l'EHESS, jusqu'alors hébergé sur le portail universitaire précité.
La motivation de cette fermeture prétend être à la hauteur de la mesure puisqu'il est en effet reproché au coupable d'avoir utilisé son blog comme « tribune politique partisane » et de publier des textes « déconnectés du contexte académique et scientifique ».
I- Une mise au point s'impose.
Sans disposer ici des derniers chiffres de fréquentation de RussEurope, le lecteur doit savoir que ce carnet scientifique est une réussite quant à l'audience nationale et internationale qu'il a su acquérir et maintenir depuis sa création en septembre 2012 Ce succès n'est que le résultat de travaux dont la qualité et le sérieux du traitement des sujets abordés sont demeurés constants au point de susciter, conserver et augmenter l'attention comme la fidélité d'un vaste lectorat.
https://russeurope.hypotheses.org/5738
Comme l'explique lui-même J. Sapir à propos de son Carnet, " Je n’avais aucune idée de l’importance qu’il allait prendre. Il s’agissait, pour moi, d’un simple outil de vulgarisation scientifique. Or, sa croissance a été réellement spectaculaire. Pendant la première année, la fréquentation (le nombre de connexions) est montée progressivement à 1500 par jour (après avoir connu une pointe à 3800 connexions/jour fin avril 2013). Ce résultat m’avait déjà étonné car je ne croyais pas avoir plus de 1000 connexions/jours (soit 30 000 par mois) compte tenu des sujets que je traitais et qui étaient assez spécialisés. On peut le voir d’ailleurs aujourd’hui, car je continue à publier régulièrement des premiers jets d’articles scientifiques, des notes lourdement chargés en références bibliographiques, des papiers de positions scientifiques. Puis, le nombre de connexions a régulièrement augmenté jusqu’à atteindre 6300 connexions jours (environ 200 000 connexions/mois) en décembre 2014. C’est là que j’ai compris que mon carnet était devenu, que je le veuille ou non, un média en tant que tel.
J’avais remarqué, ajoute-t-il, que le lectorat du carnet réagissait aux événements internationaux, qu’il s’agisse de la crise en Ukraine et dans le Donbass ou, bien entendu, de la crise Chypriote et de la crise Grecque. En janvier-février 2015, à la suite des attentats de Paris (Charlie-Hebdo) mais aussi de la montée en puissance de la crise grecque, le lectorat a fait un nouveau bond, s’établissant à 7200-7500 connexions jours, pour atteindre des sommets en juin-juillet 2015 avec des pics à plus de 24000 connexions/jours. Le calme relatif de septembre-octobre a ramené la fréquentation autour de 6500 connexions/jours, mais à la suite des attaques terroristes de novembre 2015, de la déclaration de l’état d’urgence et des troubles politiques que l’on a connu au début de 2015, cette fréquentation est remontée vers les 8000 connexions/jours.
Aujourd’hui, en février 2017, suite à la manœuvre lancée par le journal Le Monde et visant à discréditer les sources alternatives d’information, ce que l’on appelle l’affaire « decodex » (voir ici l’une des notes consacrée à cette affaire), la fréquentation est en réalité montée en moyenne hebdomadaire de 9200 à 12000 connexions jours avec, pour les 15 premiers jours de févriers, 8 pics de fréquentation au-delà de 10 000 et 2 pics au-delà de 15 000. Pour l’année 2016 il y a eu en moyenne 220 000 connexions par mois, provenant d’un lectorat régulier (identifié par l’IP de leur ordinateur) de 87000 personnes en moyenne par mois. Pour les 15 premiers jours de février, le carnet en est déjà à plus de 100 000 personnes (et non simples connexions).
Il est donc clair que RussEurope a une audience qui va bien au-delà de ce que j’escomptais (...) Il me semble donc, conclut-il à l'adresse de son interlocuteur, que mes lecteurs « européens » et même au-delà, apprécient dans mon carnet les dimensions économiques et géopolitiques. Je pense néanmoins que ce que viennent chercher les lecteurs, ce sont plus mes analyses économiques, et bien entendu les conséquences politiques qui en découlent. Les questions géostratégiques sont bien entendu importantes, et j’y attache moi-même une grande importance, mais je n’ai pas le sentiment que ce sont elles qui attirent le plus grand nombre de lecteurs. De ce point de vue, je suis très fidèle à ce que j’avais écrit à l’ouverture de mon carnet, c’est à dire que je me concentrerai sur les questions économiques de la France, de l’Union européenne et de la Russie. D’où le nom du carnet : RussEurope.
Si j’ai pu « éveiller des consciences », alimenter le débat, j’en suis très heureux. C’est le but de tout enseignant et de tout chercheur, non pas de dire quoi penser mais d’apprendre à penser."
II- Un sérieux problème
Il est clair que l'apprentissage de la pensée n'a pas plu et qu'ayant donc "déplu" le messager devait donc être interdit de s'exprimer et de diffuser ses propos, ses analyses et dans le fond sa pensée.
« Tous mes textes sont en relation, directe ou indirecte, avec mes recherches. Quand OpenEdition et Hypotheses.org m’ont signifié qu’il y avait un problème, les quatre notes qu’ils ont citées étaient des copies d’articles, ou des références à mon travail », a-t-il déclaré ce 27 septembre 2017 à la chaîne d'informations RT.
L'économie peut être elle traitée sans parler de politique ? « C’est strictement impossible », a encore répondu J. Sapir, chercheur à l'EHESS, dont on rappellera ici au passage que ses travaux (excusez du peu) lui ont quand même valu d'être reçu à l'Académie des Sciences de Russie, avant de préciser que toutes ses notes « politiques » sont en références à ses recherches, à ses livres et à ses articles. « Je ne me suis jamais prononcé hors de ce cadre », a-t-il assuré.
Mais le véritable problème est ailleurs.
Un chenil de nouveaux chiens de garde aboyant au commandement d'une équipe politique de rencontre - et donc destinée à être balayée par la marche des événements à venir - a très probablement entrepris de "faire le ménage" et de se débarrasser d'un trublion dont les analyses irréprochables viennent précisément pointer du doigt et expliquer ce que chacun peut déjà constater et qui n'est autre que la dérive politique, économique, sociale et donc gouvernementale, cette pente dangereuse sur laquelle l'Europe en général et la France en particulier sont désormais engagées par un mirliflore et ses acolytes.
Qu'il s'agisse de souveraineté politique, économique, monétaire, financière, ce qui est en effet aujourd'hui analysé, étudié, pesé, mesuré, et qui fait l'objet d'un traitement critique par M. Jacques Sapir, mais aussi par d'autres chercheurs et universitaires de qualité- mais n'est-ce pas là le fondement de la méthode scientifique et de toute épistémologie digne de ce nom ? - est effectivement la présentation du miroir de la réalité à la Présidence Macron, après la présidence Hollande : savoir la chronique presque quotidienne - sur la base d'analyses rigoureuses -, d'un échec annoncé d'une politique et de politiques qui concernent l'Europe et la France, que cela plaise ou non.
III- Conflit d'intérêts ?
Mais chacun sait bien d'expérience que ce qui est contenu finit toujours par réapparaître ailleurs, d'une manière ou d'une autre, souvent de manière plus forte, plus précise, plus incisive, dans la mesure où s'il y a bien une chose que déteste l'opinion c'est bien de voir son intelligence méprisée.
D'où la question posée par Jacques Sapir : « Je m’interroge aussi sur les fonctions aujourd’hui occupées par le responsable, Marin Dacos, et je me demande, s’il n’y a pas, pour le moins, conflit d’intérêts », a-t-il déclaré, faisant référence à la fonction de conseiller scientifique pour la science ouverte au Ministère de l’enseignement supérieur, de la recherche et de l’innovation du responsable d'OpenEdition.
Nul doute que l'on aimerait prochainement entendre M. Marin Dacos avoir le courage et l'élégance de maintenir l'échange et de répondre sur ce point précis à celui qu'il a censuré et, pour citer A. Maurois dans sa réponse au discours de Jean Cocteau prononcé lors de sa réception à l'Académie française le jeudi 20 octobre 1955, peut-être serait-il bon qu'il médite l'exemple de ce roi d’Angleterre qui, s'adressant à un courtisan, lui aurait dit : « Tâchez donc de me contredire, de temps à autre, afin que nous soyons deux. »
ps.
Il existe bien une porte de sortie qui permettrait d'éviter l'aggravation d'une crise dont chacun sait qu'il est toujours dangereux de la laisser prospérer : elle passe par le rétablissement immédiat du Carnet RussEurope qui a été...suspendu.
Notes et sources :
http://russeurope.hypotheses.org/
http://www.academie-francaise.fr/reponse-au-discours-de-reception-de-jean-cocteau
https://francais.rt.com/france/43837-blog-jacques-sapir-ferme-conseiller-ministeriel
https://russeurope.hypotheses.org/5738
56 réactions à cet article
Ajouter une réaction
Pour réagir, identifiez-vous avec votre login / mot de passe, en haut à droite de cette page
Si vous n'avez pas de login / mot de passe, vous devez vous inscrire ici.
FAIRE UN DON