La tragédie de Lampedusa : pourquoi les Africains cherchent à venir en Europe ?
Mais pourquoi ne restent-ils donc pas chez eux ? La réponse à cette question, très café du commerce, pourrait paraître évidente : c’est la misère qui les pousse à partir. La lecture de mon article précédent devrait pourtant infirmer cette fausse évidence. Il traite de la politique de fermeture des frontières au niveau de l’Europe et de sa sous-traitance par les pays du pourtour méditerranéen. http://www.agoravox.fr/tribune-libre/article/les-effets-nefastes-de-la-123436
Son coût humain est exorbitant et la récente affaire de Lampedusa en Italie avec ses trois cents noyés l’illustre tragiquement. Ma thèse est la suivante : ce n’est pas la misère qui est seule responsable de leur départ car il y a de nombreux pays où cette misère sévit ; on n’y émigre pas pour autant ou si peu. Les trois facteurs qui me semblent décisifs sont l’incapacité de se projeter dans l’avenir à l’intérieur de leur pays d’origine, la globalisation d’un imaginaire politique et des réseaux qui permettent la migration. Ces derniers ne sont pas tous mafieux comme on voudrait le faire croire dans les médias ! Je centrerai principalement mon analyse sur l’Afrique subsaharienne francophone.
Examinons l’effet Push. Le manque de perspectives politiques et économiques en postcolonie, et pour le dire simplement le manque d’espoir, génère toutes sortes d’escapismes dont la migration n’est qu’une voie de sortie privilégiée. Nul besoin de trop ergoter sur la situation sociale et économique dramatique de bien des états postcoloniaux africains[1]. Dessinons- la à grand trait et donnons-leur de l’épaisseur historique, ce qui est rarement fait. Les puissances coloniales au lendemain de la seconde guerre mondiale mirent rapidement en place, sous la pression internationale et interne, un système étatique de transition visant à rationnaliser l’autonomisation de ses sujets et l’extraction des richesses par la mise en place d’une administration prébendière distribuant aux « évolués » libéralités et dispenses de tout ordre. Les indépendances prirent rapidement la forme d’une « interdépendance » de type néocoloniale[2] imposée par les puissances tutélaires mais aussi voulue et consentie par les élites africaines qui virent alors leurs positions d’intermédiaires renforcées, comme au temps de la traite au XIXème siècle, formant ainsi un « bloc hégémonique postcolonial »[3] . La patrimonialisation de l’état africain et les politiques du ventre qui en résultèrent ne se firent pourtant pas exclusivement sur le dos des nouveaux « citoyens » africains. Des réseaux de redistribution et de solidarité tribaux, familiaux, claniques, régionaux, politiques se développèrent par le biais de prébendes, en même temps que la bureaucratisation accélérée de la société, à travers notamment un fonctionnariat pléthorique. Ceci consolidait la légitimation de l’état africain, non pas par le développement de biens public (le cycle vertueux wébérien), mais par la formation de clientèles, donc d’obligés et in fine de dépendants. Les ajustements structuraux imposées dans les années quatre-vingt par les puissances tutélaires ébranlèrent cet édifice social fragile en contractant le fonctionnariat et en privatisant tout ce qui pouvait l’être. Les effets furent socialement et économiquement désastreux plongeant une bonne partie de la population dans l’économie informelle et les privant des anciens réseaux de clientèle et de redistribution. Les effets politiques furent non moins dramatiques : le pacte social tacite étant rompu, la légitimité des états africains ne put se construire que sur un redéploiement de la violence sous des formes jusque là inédites. Il est bien entendu que les mascarades électorales validées par nos « experts », ne trompent personne là-bas et ne peuvent susciter que de l’agitation sociale[4]. Le discrédit des états africains dans leur capacité à proposer un avenir aux jeunes (ultra majoritaires) est profond et malheureusement durable. Ainsi, les anciennes solidarités étant mises à mal, l’avenir bloqué sur le plan économique et politique, les jeunes africains ne peuvent que se tourner vers l’extérieur chaque fois qu’il leur en est donné la possibilité. D’autres solidarités de type diasporique se mettent alors en place. Interrogez les jeunes diplômés sur le campus de Yaoundé, le résultat est sans appel. Beaucoup sont prêts à saisir toute opportunité pour partir : bourse d’étude, rapprochement familial, mariage avec un ressortissant français, statut de réfugiés politique, accord de coopération en matière de santé ect... Au demeurant, l’on comprend pourquoi l’accès aux savoirs et aux études gardent encore un attrait majeur là-bas alors qu’il est impossible de trouver un emploi qualifié et correctement rémunéré dans le secteur privé ou dans l’administration sans l’appui d’un tiers et le bénéfice de passe-droits. La qualification (où ce qu’ils espèrent en être une) fait office de capital culturel pour un avenir meilleur. Ce constat doit pouvoir cependant être nuancé suivant les endroits mais c’est bien parce qu’ils sont jeunes, connectés au monde et relativement éduqués qu’ils cherchent et peuvent émigrer.
A ce stade, il convient de tordre le cou à certains clichés encore vivaces aujourd’hui et d’éclairer sur l’environnement médiatique en Afrique francophone subsaharienne. Parlons donc de l’effet pull. Dans les marchés populaires dans les grandes métropoles, il est facile de trouver des jeunes gens fascinés par le mode de vie occidental. Un certain nombre peut encore se faire berner par un cousin de retour au pays, ce dernier pouvant jouer aisément les flambeurs avec quelques centaines d’euros économisés en France, alors que sa situation est des plus précaires chez nous. D’autre part, les médias européens sont massivement diffusés dans les foyers et les lieux de sociabilité, diffusant une image forcément distordue de la réalité sociale en France et ailleurs, mais aussi un imaginaire porteur d’espoir. Il reste vrai que les chances pour ces jeunes gens d’émigrer en Europe sont très minces. Certains entreprennent le voyage par l’entremise de réseaux de passeurs et n’en reviennent pas. En fait, parmi les candidats crédibles à l’émigration, c’est-à dire ceux disposant de solides réseaux, peu sont dupes. Ils savent qu’ils trimeront au bas de l’échelle sociale et qu’ils seront déqualifiés. Mais il est vrai que les exemples de réussite sous nos latitudes s’affichent aujourd’hui et il n’est pas rare qu’un cousin en France finisse par sortir de la précarité et le fasse savoir. De fait, il est peu niable d’affirmer que la France reste une terre d’opportunités malgré la crise, le chômage et les discriminations. Marteler le contraire comme le fit Nicolas Sarkozy lors de ses tournées africaines n’est pas crédible aux yeux des Africains. Les plus instruits d’entre eux savent qu’un nombre important d’emplois précaires ou illégaux leur sont réservés et qu’à force de persévérance ils peuvent s’intégrer et gravir des échelons. Que peu y parviennent n’est pas la question, l’essentiel pour eux est qu’un avenir est possible en France ou ailleurs en Europe. D’où l’on voit que l’état social, « l’assistanat » diront certains, n’est presque jamais dans la ligne de mire des migrants. Au mieux c’est un pis-aller en attendant des jours meilleurs. De nombreuses études en sociologie ont montré que ceux qui bénéficie le plus de l’état social ne sont pas les primo-arrivants, souvent ignorants de leurs droits. Ils sous-estiment souvent l’ampleur des obstructions administratives à leur égard, la férocité de la chasse aux sans-papiers et l’accès difficile au logement et au permis de conduire. Les désillusions dans ce domaine sont souvent amères. Les immigrés ont bien sûr autant de préjugés sur les pays d’accueil que nous nous sur leur pays d’origine.
Il est plus que temps de comprendre que l’Europe, ni aucun ensemble géopolitique, ne peut dresser des murs entre les hommes. Tenter de le faire, et c’est ce qui se passe en ce moment dans l’espace méditerranéen, en Israël, à la frontière mexicaine, c’est souscrire à des politiques proprement criminelles, qui ne peuvent être assumées en tant que telles par des états de droit, d’où la sous-traitance aux pays du sud. Renationaliser l’espace français comme le propose les partis d’extrême droite est évidemment une ineptie. Construire des digues étanches n’est pas concevable à cause de l’intensité des flux humains, de marchandises et de capitaux. Les failles juridiques, les sas d’entrées sont nombreux et ils sont exploités d’une manière où d’une autre par les migrants qui de toute manière ont souvent peu à perdre. Il est aussi urgent de comprendre notre coresponsabilité dans la situation dramatique de bien des pays du sud. Nous ne vivrons jamais à l’écart des autres. Aussi nous faut-il repenser l’accueil et la nécessaire politique de contrôle des flux migratoires.
We live in a global word whether we like it or not !
[1] Les contributions de Joseph-Achille Mbembe sont remarquables. Citons De la postcolonie. Paris : Karthala,
2000. Sortir de la grande Nuit. Essai sur l’Afrique décolonisé. Paris : La découverte, 2010.
[2] Le néocolonialisme doit être entendu comme la contractualisation de la relation coloniale.
[3] Bayart, Jean-François. L’Etat en Afrique, la politique du ventre. Paris : Fayard, 1989.
[4] Les fameuses grèves de la « faim » au Cameroun en 2008 étaient essentiellement mues par la contestation au nouveau projet de constitution de Paul Biya.
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