La transgression, et après ?
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On a bien compris ce que veulent les terroristes qui se réclament de l’Islam : tuer, tuer au maximum, non pas au hasard mais de façon soigneusement choisie, des caricaturistes, des journalistes, des juifs, des musulmans occidentalisés, ceux qui représentent le mieux, à leurs yeux, notre société, afin d’obtenir enfin la confrontation qu’ils espèrent, le grand bain de sang. Leur grand soir.
Et en face, ceux qui ont défilé le 11 janvier, ceux qui se sont rués chez le buraliste le 14 janvier, que veulent-ils ? La liberté, bien sûr. La liberté, rien que la liberté car « la liberté est indivisible ! » comme on a pu le lire sur certaines pancartes.
Soit. La liberté, toutes les libertés : celle de la presse, la liberté d’expression. Celle de choquer, celle de blasphémer, de transgresser. Celle d’insulter ? Non bien sûr, car, comme l’a indiqué Manuel Valls aux députés : « Il y a une différence fondamentale entre la liberté d’impertinence – le blasphème n’est pas dans notre droit et il ne le sera jamais – et l’antisémitisme, le racisme, l’apologie du terrorisme, le négationnisme qui sont des délits, qui sont des crimes et que la justice devra sans doute punir avec encore plus de sévérité. »
Cela paraît clair, mais l’est-ce tant que ça ? Si l’antisémitisme et le négationnisme sont des violations du droit, ce sont aussi des constructions étroitement liée à l’histoire du XXe siècle. Et pour l’islamophobie, alors ? On nous réplique que ce n’est pas pareil, puisque les islamophobes attaquent une croyance, pas des personnes. Mais les croyants ne sont-ils pas des personnes ?
La position de nombreux journaux et télévisions américaines a été beaucoup critiquée lorsqu’ils ont rendu compte de l’attentat contre Charlie Hebdo en évitant d’en montrer les couvertures, voire en floutant certains d’entre elles. Ce choix a fait débat aux Etats-unis, au sein même des médias concernés (Nb : les américains sont comme nous sur au moins un point : ils adorent les polémiques). On pourra remarquer que le droit américain est beaucoup plus favorable à la liberté d’expression que le droit français et son arsenal répressif (ce qu’a rappelé le premier ministre). Il s’agissait donc d’autocensure, non de censure stricto sensu. Même si on n’est pas d’accord avec cette position, il faut quand même savoir écouter certains arguments que les médias américains ont donné pour se justifier : il est inutile d’offenser inutilement les personnes croyantes, surtout lorsqu’elles font partie d’une minorité opprimée. Ah oui, mais en France, il est mal vu de parler de « minorité opprimée » (ce qui est d’ailleurs une forme d’autocensure)
La tradition de la presse satirique en France s’explique par notre histoire, qui est différente de celle des Etat-Unis. C’est celle d’un Etat fort et interventionniste, volontiers censeur, et d’une religion dominante longtemps en situation de monopole. Cette histoire nous est précieuse, mais il faut bien constater qu’elle appartient désormais au passé. Taper sur une religion qui est celle de tous n’est pas tout à fait la même chose que tous taper sur une religion qui n’est pas la nôtre.
Le problème avec la transgression, c’est que c’est un peu une arme à un seul coup. Quand on a fait tomber l’idole, sur quoi tire-t-on ? Et quand à la liberté, de quoi parle-t-on exactement ? La liberté économique, le libéralisme, en fait-il partie ? Ce matin, une affiche en bas de chez moi clame que « Il est monté sur la croix pour qu’on puisse regarder (une chaîne de télé payante) », avec l’image du Christ crucifié. En quoi ce blasphème (dans le dictionnaire : parole ou discours qui insulte la divinité) sert-il la liberté ?
Œdipe tue son père et a des relations sexuelles avec sa mère. Mais il ne le sait pas, il ne le fait que parce que les dieux en ont décidé. Quand il comprend ses actes, il se crève les yeux. Apollon décide alors qu’il est devenu sacré. Abraham, ce pauvre imbécile, va poignarder son propre fils sans se poser de question, parce que Dieu l’a demandé. Au dernier moment, l’ange arrête sa main, mais jamais Dieu n’expliquera la raison de cette épreuve. Ces deux histoires imprègnent toute notre culture. Elles ont fait l’objet d’interprétations toutes plus variées les unes que les autres, souvent contradictoires. Jamais leur mystère n’a été complètement élucidé. Le questionnement sur leur sens est toujours riche d’enseignement, de richesse, de civilisation. On ne peut s’y pencher sans référence au sacré.
Nos société ont-elles encore quelque chose à attendre du sacré, ou bien doivent-elles s’en dégager définitivement ? La religion, c’est la soumission, l’absence de liberté, la servitude consentie, nous disent les nouveaux tenants d’une laïcité qui n’est plus le principe de la neutralité vis-à-vis des religions, mais l’affirmation de la nécessité de son expulsion de l’espace public, voire même de son expulsion de la société tout court. Dans le même temps, on ne parle que de « briser les tabous » sexuels, économiques, sociaux… Et on ne se trouve plus comme ciment qu’une « identité » réduite au plus petit dénominateur commun. Le veau d’or est alors le seul dieu qui survit à tout, mais justement, ce n’est pas un dieu, c’est seulement la preuve de son absence. Quelle est cette civilisation qui vient ?
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