La Turquie : le nouveau domino ?
Le Moyen-Orient ouvre un nouveau chapitre de l’actualité avec l’effondrement de la livre turque ; cette crise apparaît, d’une certaine manière, comme un dégât collatéral de la guerre en Syrie qui a précipité des événements dont les racines étaient présentes depuis longtemps dans une certaine fragilité structurelle de la Turquie.
Mon propos n’est pas de gloser sur les répercussions au niveau mondial de ce coup de froid, outre que je ne suis pas un spécialiste des réactions en chaîne, j’avoue mon ignorance de l’avenir d’autant que les spécialistes supposés avisés sont eux-mêmes dans l’expectative prudente, échaudés, il est vrai, par la crise de 2008 qu’ils furent fort peu à voir venir et encore moins nombreux à trouver les moyens d’y faire face sinon en appelant les états à la rescousse au grand mépris de toutes leurs professions de foi libérales.
Cette crise latente de la monnaie turque fut accentuée par l’attitude ambiguë d’Erdogan, allié des USA dans l’Otan mais obsédé par le PKK autonomiste au point d’entrer en confrontation plus ou moins directe avec les USA, soutiens des insurgés kurdes, dans le Nord-est de la Syrie.
Ajoutons à ce facteur l’imprévisibilité manœuvrière de Donald Trump qui s’est trouvé en Erdogan un nouveau punching ball et nous avons le cocktail qui a plongé l’économie turque dans le marasme.
Confronté aux mesures américaines visant à porter le niveau de taxation des importations de Turquie notamment d’aluminium et d’acier à des hauteurs ( que d’aucuns estiment extravagantes ) la manière est à tout le moins insolite dont Erdogan a répondu : en appeler à Allah pour protéger son pays.
Faire face aux effets de cette énième trumpitude sur la santé chancelante de l’économie et du système bancaire en en appelant à la protection divine n’est pas inédit mais résonne bizarrement à notre époque matérialiste.
C’est un comportement dont on a plus ou moins perdu la trace dans l’Occident moderne « déreligionisé », en l’occurrence déchristianisé mais qui subsiste encore chez nous à l’état résiduel dans certaines couches de la population.
En soi un parti qui se revendique de l’Islam en terre musulmane n’est pas plus insolite qu’un parti qui se revendique du christianisme en Occident ou qu’un Président qui jure fidélité à la constitution des Etats-Unis sur la Bible.
En réalité, cette mesure annoncée par un tweet de Trump a des effets plus symboliques que réels : l’ensemble incriminé représente moins de 3 % du total des exportations de la Turquie mais elle a servi de révélateur pour entraîner la Livre turque dans des profondeurs qui s’annonçaient déjà depuis pas mal de temps en raison de l’abus du déficit budgétaire pour assurer le financement du développement du pays et son industrialisation.
Pendant une décennie, la Turquie a connu une croissance continue à deux chiffres assurant au peuple turc un réel progrès économique et permettant à de plus en plus de monde d’accéder à la classe moyenne et de bénéficier de l’accès à la société de consommation.
Comme il est fort peu probable que les dirigeants turcs croient eux-mêmes aux fadaises religieuses qu’ils avancent mais qu’ils sont confrontés à un risque d’éclatement de la bulle économique qui leur avait facilité l’accession au pouvoir, ils sont contraints de bomber le torse et en conséquence en bons Musulmans de rallier Allah à leur cause mal engagée.
On peut tout de même douter que de tels artifices convainquent les couches éduquées du peuple turc même si le lumpenproletariat anatolien - qui voit dans son dénuement persistant une signe de la volonté divine - pourrait répondre à ce genre d’arguties et, ne possédant rien, il n’a de toute manière rien à perdre.
La Turquie moderne dont une grande partie – nullement islamiste et à peine musulmane – avait été séduite par le miracle économique dont l’Erdogan des premiers temps avait favorisé l’éclosion et qui a participé à ses triomphes électoraux risque de se détacher d’un régime qui n’apporte plus le progrès et la prospérité mais risque de déboucher sur l’exclusion de ceux qui avaient à peine réussi à goûter aux joies de la consommation..
Maintenant que la Livre turque plonge face aux autres monnaies ( elles-mêmes ébranlées face au dollar), que l’économie entre en récession profonde et que l’espace politique et le marché potentiel sur la face sud de la Méditerranée que Erdogan dans ses rêves de grandeur rêvait d’offrir à ses entrepreneurs et industriels se sont fracassés sur des réalités géo-politiques qui ne se sont pas pliées à la volonté du nouvel empereur ottoman, il ne lui reste plus qu’une carte à jouer, celle du nationalisme accessoirement teinté de religiosité.
Reste à voir si le nationalisme quand il s’accompagne d’une sévère régression sociale est encore à même de fournir à Erdogan une base suffisante pour le suivre dans ses délires.
La Turquie des années 2000 n’est plus celle des Ottomans et pour le Turc moyen la grandeur ne se mesure pas à l’aune du passé mais de l’avenir qui garnira son portefeuille et du maintien des premiers bienfaits auxquels la prospérité passée lui a permis d’accéder.
Il sera très difficile de mobiliser autour du pouvoir des gens qui ont connu les premiers émois de la société de consommation et à qui l’impécuniosité coupera immanquablement l’accès à des biens dont ils venaient à peine de faire la connaissance.
Chacun sait aussi que Dieu appelé à la rescousse partout dans le monde depuis le plus profond des âges n’a en aucun temps favorisé les desseins de ceux qui agissaient en son nom.
Depuis Clovis se convertissant au christianisme pour des raisons politiques jusqu’à Staline faisant allégeance à la Russie éternelle pendant la seconde guerre mondiale pour galvaniser les énergies, Dieu ou Allah ou Yahvé n’ont jamais servi qu’à rallier autour du drapeau de personnes qui se figuraient incarner le destin de la nation ou de l’état en devenir : les plus déterminés ont chaque fois vaincu qui ne sont pas nécessairement les plus croyants ou les plus bêtement fanatiques.
Ce qui est certain, c’est que le Turquie est entrée dans une période noire, que Erdogan ne cédera pas le pouvoir – d’ailleurs démocratiquement acquis – mais qu’il ne pourra résoudre la quadrature du cercle : faire de son pays une grande puissance économique et continuer en creusant le déficit budgétaire de caresser les rêves de grandeur nés des révolutions arabes dont il espérait bien tirer profit et dont l’évolution devrait lui avoir coûté ses dernières illusions.
Que ce soit en Égypte où ses amis, les frères musulmans font connaissance avec la paille des cachots, en Tunisie où Enahdha a, dès le début, pris ses distances avec le souvenir de l’impérialisme ottoman ou en Syrie où ses tentatives de renverser Bachar Al Assad se sont dissipées dans le vent du désert, Erdogan est aujourd’hui contraint par la force des choses de prendre langue avec ses ennemis mortels d’hier, la Russie et l’Iran dont le moins qu’on puisse dire est qu’ils accueillent avec un intérêt mêlé de beaucoup de circonspection ses revirements contraints.
La Turquie reste membre de l’Otan mais quand on sait aussi le peu d’intérêt que Trump porte à cette organisation ( dont l’objectif n’est maintenant plus que d'attendre des jours meilleurs en laissant passer l’orage trumpien et une présidence imprévisible ) on peut aisément imaginer que les menaces répétées de la Turquie de quitter l’organisation de défense atlantique ne risquent pas d’impressionner beaucoup le locataire de la Maison Blanche...
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