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Langue française : Hériter du Trésor d’une symbiose linguistique et continuer d’en enrichir le fonds

Qu’une langue soit un trésor, nul aujourd’hui — sauf à faire preuve de la plus évidente facticité ou de la plus crasse ignorance — ne songerait sérieusement à le contester ; d’ailleurs, toutes le sont. Pourtant, il s’élève, ici ou là, des avis que la langue française a grand besoin d’être défendue, notamment face à un raz-de-marée d’idiomes allogènes – dont la langue de Shakespeare —, malencontreusement jetés par le grand séisme multipolaire sur les paisibles rivages de la terre de France.

 

  1. Aperçu d’un héritage maternel linguistique

Le français, ôtez-moi d’un doute, c’est bien ce « patrimoine  » – pour autant qu’un héritage d’abord maternel, puisse légitimement être nommé ainsi – soi-disant pour toujours et d’abord, de France, tandis que né dans les remous archaïques de raz-de-marée « barbares » ?

 N’est-ce que, devenu à son tour tsunami et projeté par la force du commerçant, du colonisateur ou de l’explorateur, il s’est propagé dans le cœur de l’Afrique et jusqu’à toutes les Indes ?

L’ironie de l’histoire, c’est qu’il n’arriva jamais là-bas que pour s’y mêler à de nouvelles eaux « barbaresques », se fécondant de langues variées et lointaines ; empruntant et parfois, exurpant maintes merveilles ultramarines dont il finit souvent par s’enticher.

Et il faudrait croire qu’ancienne déjà et suffisamment vivace pour traverser plus d’un millénaire, toutes les mers et dans tous les sens, qu’adoptée à ce jour par plus de 220 millions de locuteurs et 116 millions d’apprenants dans le monde, sans parler des langues dérivées, que neuvième parmi les plus parlées, qu’en plein essor aussi en Europe, où elle arrive en deuxième position pour le nombre de locuteurs en langue maternelle, à égalité avec l’italien (16 %), derrière l’allemand (23,3 %) et devant l’anglais (15,9 %) [même si l’anglais arrive en première position pour le classement en langue étrangère (41 %) devant le français (19 %), l’allemand (10 %) et l’espagnol (7 %)], cette langue serait menacée de toute part de recouvrement par les échos des langues hétérogènes…

Ici, point de cocorico : ce ne sont-là que quelques chiffres. D’après les projections réalisées par les démographes, on pourrait compter 715 millions de francophones en 2050, dont 85 % seront situés… en Afrique  !

Ah, mais c’est peut-être là l’origine du chagrin : les Français sont minoritaires parmi les francophones et risquent fort de l’être de plus en plus ! Quel drame insupportable, quand on considère qu’actuellement, des 6 000 langues encore pratiquées dans le monde, 50 % sont actuellement menacées de disparition et que si l’on ne fait rien, 90 % auront disparu à la fin du siècle !

Et il faudrait craindre que cette langue maternelle, majeure, en nombre de locuteurs, en progression, comme en importance stratégique [agent non négligeable — soit dit en passant — de la disparition de très nombreux trésors vernaculaires], soit celle, par-dessus toutes les autres, dont on devrait craindre la disparition ! Quelle fatuité ce serait !

Citons seulement quelques-uns des trésors vernaculaires dont en France, on devrait plutôt s’inquiéter... Et, oui, tous les parlers, patois ou dialectes, se roulant pêle-mêle, sont depuis le départ, des langues !

En France métropolitaine :

L’alémanique, dont l’alsacien ; l’auvergnat, dialecte occitan ; le basque ; le bourbonnais ; le bourguignon ; le breton ; le champenois ; le corse ; le flamand occidental ; le franc-comtois ; le francique mosellan ; le francique rhénan ; le franco-provençal ou arpitan ; le gallo ; le gascon, dialecte occitan ; le languedocien, dialecte occitan ; le ligurien, dont le monégasque ; le limousin, dialecte occitan ; le lorrain ; le normand ; le picard, ou ch'ti ; le poitevin ; le provençal, dialecte occitan ; le provençal alpin, dialecte occitan ; le romani et le sinté ; le saintongeais ; le wallon et, dans un pays de culture majoritairement sédentaire, toutes les langues des nomades.

En outre-mer :

 Les langues kanak, les langues de la Guyane Française [amérindiennes, telles que le tupi-guarani, le karib ou l’arawak ; d’ascendance africaine, comme les langues bushi kondé ou asiatique, comme le hmong] et autres créoles d’Amérique, les créoles de l’océan indien, le parler acadien, les langues polynésiennes, le grec de Cargèse, etc.

Et surtout, à l’étranger, l’immensité des langues autochtones qui, en Afrique notamment, du fait d’abord de l’hégémonie coloniale puis de la pression socioculturelle et des phénomènes d’acculturation qui s’ensuivirent, finissent par s’étioler sous une « innocente » chape de français.

Mais, de l’autre côté des mers, prétend l’esprit hexagonal, un tantinet borné, se tiendrait un dragon aux aguets… Je vous laisse contempler cette image d’un effroi abyssal...

 

  1. Langue française est langue en glaise

Convenons, certes, que l’omniprésence de la langue anglaise dans tous les domaines relevant du commerce et de la publication scientifique et technique la signale comme première langue étrangère en Europe et dans le monde [si l’on fait naïvement abstraction de plus d’un milliard trois cent mille Chinois pour lesquels l’anglais et le français sont de cadets soucis].

Face à l’attitude autocentrée de certains locuteurs de l’anglo-saxon, face à leur ignorance — voire à leur mépris, parfois, de l’aînesse, en certains aspects fondamentaux, de ma langue maternelle par rapport à la leur —, j’ai tendance moi aussi à adhérer, mais non sans nuances, à l’idée d’une promotion, dans notre propre usage, d’un français commercial, scientifique et technique adéquat aux exigences contemporaines. Dans les domaines de la philosophie et de la littérature, comme dans l’usage courant, preuve n’est plus à faire de l’indéniable vivacité de notre langue. Dynamisme que des provocations somme toute, assez quelconques, ne peuvent suffire à remettre en cause. Donc, de là à faire accroire à l’imminence d’une catastrophe : l’arrachement, partout à la fois, du français de la bouche de ses locuteurs, il y a une défensive, un recul auquel je n’emboîte guère le pas… Ce ne sont, en effet, dans quelques chaumières de Francie – sinon, au coin du zinc —, que frémissements de crainte qu’ire aimée diablement, perdu soit le trésor. Encore faudrait-il que nous, francophones avérés, acquiescions à la conception d’un français que la variabilité et la mixité menaceraient... Rien n’est moins acquis.

Alors qu’il est depuis le commencement de nos idiomes, trop tard pour oser parler de virginité, certains, « embastidés  », embrigadés, à croupetons et tout en barda, prônent une inviolabilité absolue face au danger d’accointances coupables, voire contre nature. 

Or, il y a bien longtemps que l’on s’échange des noms d’oiseaux migrateurs, parmi bien d’autres choses, dont les plumages différemment s’accentuent, selon le côté des lignes où ils viennent se poser et miroiter !

Mais le zinc aidant, la réalité vacille ; c’est pourquoi l’on s’accoude…

À propos de coudes dont plus ou moins haut, l’on joue, pardon.

Pardon – mais, faut-il vraiment que je m’excuse ? —, pour l’ingérence, de ce côté-ci des Alpes ou de Navarre, de l’Atlantique, du Rhin ou de la méditerranée, de quelque vocable extravagant, extrinsèque et volage, tantôt arrivé jusque sur les miennes, de lignes. Il faut croire qu’en matière de noms d’oiseaux, ni Manche, ni océan, ni monts ne suffisent jamais, les uns en largesse et les autres en altitude, pour contenir le vol d’extranéens trésors.

Pour clair y voir — dans ce… dans cet imbroglio, donc —, il faut se souvenir d’où vint notre langue bien-aimée, avant que du moins, dans le fief picard — qui abritait, depuis bien longtemps, dit-on, les plus fins grammairiens — les hérauts de Villers-Cotterêts ne la portent aux nues d’une renaissance à la mode des Français — amenée là par une brise transalpine — et gloire nationale dont la postérité ne consentirait plus qu’à son corps défendant à se délester.

Le paradoxe est que la chose française qu’engendra le décret était tout sauf cette forme supérieure et désormais parfaite du grec et du latin, en laquelle les académiciens de jadis nous avaient priés de croire ; laquelle double mention, au demeurant, eût dû immédiatement suffire à nous la désigner comme métèque en essence [ce mot que Georges Moustaki a heureusement su envelopper d’une infinie tendresse, autrefois, fut à mal mené par Maurras. Pourtant, comme il nous sied à tous !]. Peut-être cette extranéité foncière échappa-t-elle malencontreusement aux grammairiens picards et à certains de leurs descendants « franco-français », tout anxieux qu’ils étaient ; les uns, du travail bien fait ; les autres, de rendre notre langue réfractaire, verrouillée et statique.

 Il faut dire qu’il ne fut, du temps des princes Valois, plus impérieuse urgence que de doter l’État, aux mains d’un roi lettré, d’un joyau neuf digne de sa couronne [quel autre Prince du siècle n’en fut tout ombragé ?], d’un attribut altier à la splendeur première, d’une langue de la même et qui fut également l’instrument de la gloire du roi à la salamandre et de sa descendance : un souverain instrument capable de supplanter, en originalité, souplesse et complétude, tout ce que la chrétienté comptait de langues romanes… ou d’autres ascendances.La France devait, alors déjà, se défier de l’Angleterre d’un côté et de l’autre, surtout, de l’appétit féroce du puissant Saint-Empire, Romain par la foi et l’idiome, mais germanique par la dynastie et par les prétentions.

D’Othon Ier à Charles Quint, tous avaient rêvé d’un dessein ambitieux mais impossible désormais : ni plus, ni moins que d’étendre de nouveau la pourpre impériale sur les terres qui jadis, en Francie occidentale, furent celles de leur ancêtre Carolingien, et de réitérer l’exploit supra-civilisateur d’une renaissance en latin telle que ce dernier en avait accompli.

Des siècles après celle-ci, mais avant l’italienne, ce fut le parler normand qui [eh oui, ce même franco-angevin — aujourd’hui déchu —, du conquérant Guillaume et que l’on nomma le normand, cet alliage du franc de l’ancienne Neustrie additionné de mots norrois, et qui deviendrait peu à peu, grâce au dialecte des angles, l’une des bases majeures de l’anglo-normand, puis de l’anglais !], au détriment très relatif des langues autochtones, envahit l’Angleterre. C’est ainsi que 50 à 70 % du lexique de la langue anglaise actuelle provient en fait… du vieux français ! Autant dire que la langue anglaise s’invitant sur nos terres et sous nos palais, c’est tout d’abord, pour rassurer les esprits chagrins et chauvins, un peu nos vieux mots rendus à leur patrie ! Ne paraît-il pas paradoxal, que ce fût grâce à sa plus sérieuse « concurrente », qu’un trésor d’ancien français eût pu être préservé, pour nous revenir aujourd’hui sous des guises shakespeariennes ?

Pas si l’on se souvient qu’en Albion, avant d’être supplanté par l’anglo-normand – populaire —, c’est le franco-normand qui prévalait comme langue d’État et du commerce avec le continent. Il y fut même un temps plus pratiqué que l’ancien français : sur le continent, ce dernier n’était alors qu’une langue régionale parmi bien d’autres d’oïl, tirées, elles aussi, de celles qui les avaient précédées.

Si la matrice latine fit naître les langues d’oïl – le latin ayant eu prestige de langue d’État dans un ordre antérieur –, c’est bien sûr, comme toujours, par le bas qu’elles vinrent ; c’est-à-dire, d’abord, par le latin vulgaire qui alors supplantait la langue des lettrés par son emploi généralisé dans les classes populaires de l’aire gallo-romaine ; ensuite par l’amalgame du latin populaire avec toutes langues ancestrales de là ou de passage.

Il s’avère donc éclairant que ce soit dans l’humble glaise des langues vulgaires et à demi barbares des petits peuples du ponant, que fût modelée celle que l’on appellerait plus tard avec superbe, la Langue du roi ; c’est-à-dire, celle de l’État [de France, d’un côté ; d’Angleterre, de l’autre ; de Navarre, entre-deux] ; et qui le resterait, même quand la République l’emporterait. Je pourrais poursuivre sur la corrélation étroite entre le voyage et le métissage et la symbiose des langues, mais c’est un bon sens dont je ne ferai l’affront à personne d’accuser de manquer.

Les racines de nos mots, certes, trahissent notre parenté avec nos voisins d’outre-Manche, excroissances archaïques d’un lignage roturier, mais dans quelle glaise prodigieuse de notre basse extraction avaient-elles su puiser ?

Je n’ai pas l’intention de faire accroire que l’anglais actuel ne serait exclusivement que le surgeon tardif, au bout d'une branche mineure, d’un français obsolète. Ce serait faire preuve de la même ignorance crasse que je dénonçais en entrée et d’une mauvaise foi patente, quand chacun peut contempler les spécificités, les innovations et la pertinence de cette langue, pendue de son côté, mais ni plus ni moins valable que la nôtre. Je ne puis donc manquer de revenir sur ce que j’appelle le « mythe de la pureté », propre seulement à mobiliser des opinions extrêmes.

 

  1. Le mythe de la pureté

Comprenons-nous bien : toutes les langues sont des trésors abondamment garnis de scories exotiques qui sont, pour qui en sait la teneur, de précieux minerais !

Comment les langues eussent-elles produit leurs fruits — traditions orales ou écrites —, au fil de tant de siècles si elles s’étaient d’abord repliées sur elles-mêmes... et étouffées ? Il fallut, au contraire, en parcourir, des chemins de traverse, pour qu’elles parvinssent, se rencontrant sans cesse, à s’entre-féconder ! Chacune peut accueillir désormais le reflet de la diversité des autres et devenir le réceptacle de potentiels plus grands. 

Reste que la façon dont jusqu’ici les langues se formaient les unes les autres et le rythme auquel leurs éléments s’agrégeaient ou s’influençaient, ont complètement changé.

Les modes d’emprunt [lexicaux, structurels et sémantiques], les adaptations phonomorphologiques, en lesquels la francisation des termes avait jusqu’ici consisté, permettant l’adjonction au lexique français de mots allogènes, ont rapidement et amplement évolué. Il faut y voir un effet de la mutation des outils de communication et de structuration du savoir, ainsi que des vecteurs de contact culturo-linguistique : si autrefois l’audition approximative d’un terme nahuatl (aztèque) tel que cacahuaâtl permit d’introduire de façon presque subreptice, des mots comme cacahuète ou cacao ; c’est à dire, sans en trop laisser paraître l’origine « sauvage » — comprenez, extraoccidentale —, ce fut aussi, sans trop vouloir heurter la « sensibilité  » nationale. 

Il en va tout autrement aujourd’hui, puisqu’il est presque partout aisé à qui le souhaite, de trouver dans une base de données numérique ou dans une médiathèque, de quoi identifier clairement l’origine, la graphie et la phonétique originales, le sens et l’emploi contextuel de tel terme. La précision ainsi rendue possible conduit désormais les plus intransigeants, à identifier tout fait de francisation — jadis légitimé — ; d’une part, à une falsification, d’autre part à une exurpation, quand ce n’est pas pour eux, à une trahison.

Doctrinaires, ils sont incapables de concevoir une langue française qui soit autre que celle d’une caste au sein de la nation et à l’héritage réservé. Ils oublient seulement que c’est la glaise hétéroclite de langues de toutes provenances qui compose l’amphore d’où ils tirent le verbe. Ils choisissent d’ignorer, pour le dire autrement, que les langues du monde, à l’instar de très nombreux cépages, pour donner à l’époque des crus incomparables, n’en doivent pas moins venir de différents terroirs et vieillir ensemble dans des jarres variées. Enfin, qu’importe les cépages, pourvu qu’on ose aimer mieux le grand cru capiteux qui s’exprime d’un mariage, que d’un grain, la piquette.

De tels conservateurs, soucieux d’un zinc [ou d’une table rase] impeccable plus que des vins onctueux qui enrichissent le dire, s’accommodent du mythe de la pureté linguistique comme d’un alibi bien pratique, quand ils ne se réduisent pas à l’apologie d’une conception tectonique ou hégémonique des civilisations.

Mais leurs arguments sont captieux : ces partisans d’une « certaine » idée du français tentent de faire accroire que les « frontières » entre notre langue et les langues étrangères — j’eusse préféré parler, d’aires de symbiose lexico-syntaxique et d’interpénétration sémantique –, sont celles que désignent les cartographes et les démographes nationaux et qu’elles doivent rester nettes, dures et plus imperméables que jamais. C’est tout un programme, mais non moins qu’irréalisable, sauf à se faire à l’idée, qui n’est pas si terrible après tout, que la France finirait par perdre sa position prépondérante au sein de l’espace de la francophonie [je ne parle pas de la francophonie politique, mais de la linguistique], dès lors que ce serait désormais au Québec, en Guinée, en Tunisie ou au Liban, par exemple, que son authentique invention se poursuivrait.

 

  1. L’invention en vient, d’ailleurs…

Saluons le soin des Québécois qui, non seulement parviennent à conserver les plus spécifiques traits du français malgré la puissante expansion de l’anglo-saxon voisin, mais inventent et adaptent constamment leur langue aux enjeux du siècle ; et ce, selon les règles intrinsèques qu'ils en savent exploiter et grâce aux ressources latentes qu’elle possède. C'est qu'elle fut conçue pour l’invention et l’échange, bien avant son institution « officielle  » à Villers-Cotterêts.

Ils ont compris que si en matière de linguistique, les conservatismes sont utiles à constituer de précieux archaïsmes et dialectalismes, les innovations, vitales, ne peuvent voir le jour qu’à travers des emprunts et des créations [néologismes à base intra ou extrafrançaise]. Un exemple à suivre dans toute la francophonie et en France, en particulier, où l’on saura tirer parti de toute la légitimité que donnent une adoption plénière et une appartenance culturelle véritable.

Il est peu souhaitable que le français, de France ou d’ailleurs, tombe un jour au champ des langues mortes pour n’avoir su puiser sa sève à la source de l’échange. Mais, n’ayons crainte : c’est également improbable.

 Rendons-nous compte que parmi les entrées d’un dictionnaire de français usuel de 60 000 (resp.35 000) mots, plus de 14 % (resp.12%) sont d’origine étrangère ! Et notre langue, tandis qu’elle se les est appropriés, n’a pas décliné pour autant ! Ce sont pourtant, tout de même, des vocables empruntés à une centaine de langues : de l’anglais [aller-retour, donc] au sanscrit, en passant par le persan et le quechua !

Souvenons-nous que ce fut bien souvent, au terme d’une série d’échanges le long des grandes voies de communication [terrestres ou maritimes ; aujourd’hui devenues matrices virtuelles] venues irriguer notre pays en savoirs et en biens, que nous parvinrent depuis le XIIe siècle au moins, les quelques milliers de mots étrangers qui sont à présent nôtres.

Des mots italiens, en mêmes temps que les mœurs, dévalèrent le flanc des Alpes et remontèrent le cours du Rhône, parfois importés des lexiques les plus orientaux. Ce sont par exemple, riz [du mot oriza que le lion de Macédoine avait emprunté tel quel au Tamoul, transmettant ο ́ ρ υ ζ α en grec classique, ο ̓ ρ υ ́ ζ ι ο ν, dont la forme apocopée est ρ ̔ υ ́ ζ ι , d’où les Vénitiens tirèrent riso, avant de nous le donner] ; caviar [à l’origine, kāwyār, à nous confié par les Turcs, alors qu’ils avaient eux-mêmes hérité du persan khāviār, qui signifie « porteur d’œufs »] ou café [les arabes avaient emprunté de Kaffa, nom de la province d’Éthiopie d’où la plante est originaire. Ils le prononçaient qahwa. Les Turcs le dirent qahve, les Vénitiens, caffè, avant de nous le transmettre. La forme dialectale magrébine caoua, terme intégré volontiers à l’argot militaire, connut un grand succès lors de la présence française en l’Algérie]. D’au-delà des Pyrénées, ce sont, avec des mots espagnols, portugais, amérindiens, africains et asiatiques, d’autres apports qui vinrent enrichir notre vocabulaire.

Ces mots français autrefois allogènes sont en très grande majorité des substantifs (90 %). Quant aux autres classes de mots, 6 % du lexique allogène du français sont des adjectifs, 3 % sont des verbes et 1 % sont des adverbes. Les interjections ne sont qu’au nombre de 6.

Je trouve tout de même intrigant que, compte tenu de la variété de leurs origines, les mots allochtones du français ne soient quasiment que des substantifs, mais que, parallèlement, la majorité des 3 % de verbes soit d’origine germanique…

 

  1. Les lexiques intouchables

Par ailleurs, alors qu’aujourd’hui, entre 43,72 % et 52,27 % des francophones sont africains ; et vu l’intensité du contact économique, politique, culturel et démographique avec des aires d’influence ininterrompue, la très faible proportion de mots empruntés à l’Afrique a de quoi surprendre. Cette imperméabilité aux apports lexicaux de la zone subsaharienne s’explique mal sinon par des facteurs socio -politico-idéologiques persistants : il s’agit tant du peu d’intérêt, posture héritée de l’ère coloniale, qu’éprouvent les Français à adopter des noms d’objets ou de concepts provenant, en particulier, de civilisations africaines prolifiques, mais considérées comme frustes ; que de l’engouement inversement proportionnel des Africains pour de nouvelles langues véhiculaires et de leur désaffection subséquente pour leurs idiomes vernaculaires.

Il faudrait explorer plus en détail les phénomènes d’acculturation résultants ; sujet contigu à celui des disparitions linguistiques, mais qui, soyons sérieux, ne concerne pas le français. Ceci fera peut-être l’objet d’un autre article…

Il est cependant à noter qu’alors que la France peine aujourd’hui encore à établir quelque principe de réciprocité linguistique que ce soit envers le continent qui sauvera un jour sa langue, le français fait partie des langues officielles de l’Union africaine avec l’anglais, l’arabe, l’espagnol, le français, le kiswahili, le portugais et « toute autre langue africaine » ; preuve, s’il en est, de l’intelligence inclusive des Africains face aux enjeux géoculturels contemporains, et indicateur que le français ne s’y perfectionnera pas à l’exclusion des autres langues.

Les préjugés, ont la vie dure qui inspirèrent l’idée que l’Afrique fut de tout temps à peu près inapte à l’apport culturel et scientifique — et donc linguistique —, du fait du peu de valeur de son héritage culturel et des pratiques sociales qui s’y tiennent [si l’on en juge l’esprit petit d’un certain discours de Dakar, heureusement frappé de péremption ; logorrhée déversée sans vergogne, rime, ni raison devant la fine fleur de l’aristocratie politique, intellectuelle, scientifique et technique, réunie là].

Notez seulement que, quand bien même les désignations abstraites issues de cultures colonisées furent relativement peu conservées dans l’aire linguistique française, il en alla tout autrement d’autres sortes de biens et de trésors [denrées et matières premières, surtout] que ces cultures recelaient.

Ainsi, leq meilleurq des lexiques africains demeurèrent « intouchables  » : le terme ubuntu [qui en langues bantoues, du Congo au Cap, désigne et depuis fort longtemps avant que la sociologie européenne ne fût constituée, la notion tout à fait moderne de cohésion sociale], est inconnu en français et, seuls quelques mots triviaux furent accueillis, comme chimpanzé ou banane [termes qui passeraient presque pour avoir été inventés sous nos latitudes, alors qu’ils furent empruntés ; le premier, à la langue tshiluba de R.D.C., sous la forme kivili-chimpenze (signifiant « grand singe »), le second, au portugais banana, attesté depuis 1562 et lui-même emprunté à une des langues bantoues du golfe de Guinée].

Le paradigme colonial français fut, on le voit, militaire, commercial, si l'on veut, et administratif, mais point assez propice aux échanges philosophiques et scientifiques et au développement équitable des héritages linguistiques respectifs.

Finalement, cette conquête s’avéra être ce que Nicolas Machiavel eût appelé un échec partiel, parce que trop unilatérale, de conception centripète et grossièrement arbitraire, pour ramener avec les personnes et leurs mœurs, les conceptions et les mots nouveaux les plus précieux que leurs sociétés et cultures recelaient. Une francophonie politique accostée par l’idéologie « françafricaine » ne fut guère plus fertile. Gageons qu’il en ira autrement, maintenant que l’occasion nous est donnée de prendre conscience que les postures triviales, hégémoniques ou outrancièrement conservatrices, toutes, contraires à l’imminence de la mixité, sont d’ores et déjà outrepassées par le dynamisme multipolaire.

 

Comme je le disais ailleurs, plus ou moins en ces termes, aimer le français, s’en bien servir et le bien perpétuer, c’est consentir au baiser langoureux et répété de toutes les langues qui s’y viennent lover, comme au-delà des lèvres et dessous le palais.

 

Tout de même !


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6 réactions à cet article    


  • eugène wermelinger eugène wermelinger 20 mars 2013 16:16

    Cher auteur, allez tout de même voir ce que j’en pense et dit ici :
    http://regionauxois-morvan.blog4ever.com/blog/lire-article-465649-2215780-du_patois_morvandiau__en_passant_par_le_francais__.html

    Invitation identique aux lecteurs et lectrices.
    Merci.


    • périscope 20 mars 2013 23:25

      Si on avait pu continuer à écrire et à parler en Picard, par exemple, notre langue régionale, héritière directre du latin (voir glenne et courtil, pour « galina » et « hortus »), sans Académie Française pour la corseter et la stériliser ; aurait montré un exemple de création des mots et d’adaptation à l’évolution du monde.
      On n’aurait pas reporté sur l’anglais l’adoration maniaque portée aux édits de l’Académie, mise au service d’une langue artificielle voulue par louis XIV.


      • ffi ffi 21 mars 2013 10:21

        Au contraire, je trouve pertinent cet effort de rationalisation de la langue.


      • ffi ffi 21 mars 2013 10:06

        Ce qui fait la langue, ce n’est pas tant le lexique que sa syntaxe.

        Il n’est pas étonnant que 90% des 14% d’emprunts (soit 13,6% du lexique) soit des substantifs, car le substantif n’est jamais qu’une étiquette que l’on pose sur une chose. Il est donc tout-à-fait logique que les plantes d’origines étrangères, inconnues en France (cacao, patate, cacahouète, banane, tomate), soient issues de langues d’origine étrangère.
         
        En revanche, ce qui fait la substance de la langue, ce ne sont pas les substantifs, qui eux ne désignent que les choses, mais sa syntaxe, c’est-à-dire la disposition des mots dans la phrase et aussi les idiotismes que seuls les locuteurs qui ont le français comme langue maternelle comprennent naturellement.
         
        La syntaxe, c’est l’ordonnancement de la langue, donc l’ordonnancement de la pensée propre à ses locuteurs : c’est une manière de penser.
         
        Pour ce qui concerne l’importance de l’Afrique dans le Français.
        En Afrique, le français est une langue vernaculaire, qui permet à des locuteurs d’ethnies différentes, donc de langues différentes, de converser. Mais il n’est que rarement la langue maternelle et d’usage en famille, laquelle reste le patois propre à l’ethnie.

        Donc il convient de ne pas surestimer le rôle de l’Afrique dans la pérennisation du Français. Une langue vernaculaire, cela peut changer rapidement. Et justement, comme la langue vernaculaire tend à devenir l’Anglais...


        • Francis, agnotologue JL 21 mars 2013 10:13

          ’’le français est une langue vernaculaire’’ (ffi)

          Désolé ffi, vous faites une confusion : le français en Afrique est une langue véhiculaire, par opposition à vernaculaire, qui vient de vernaculus, indigène (cf. Larousse).


        • ffi ffi 21 mars 2013 10:24

          En effet, je me suis trompé... Je voulais dire véhiculaire. Merci pour la correction.

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