Le bon vieux temps, c’est maintenant
« De quelle couleur doit-être le feu pour pouvoir traverser ? » Le tout jeune gamin n’hésita pas et répondit « Ça dépend ! », ce qui déclencha une franche hilarité de ses camarades de classe. L’instituteur lui ne cacha pas son irritation : « Mais non, mais non, c’est au rouge qu’on peut traverser. ». Mais… insista le gamin. « Arrête de faire le pitre ou l’imbécile. ». Le gamin n’eut jamais l’occasion de dire que le pictogramme du piéton était vert lorsque le feu principal était rouge. Sans en être (encore) conscient, il avait découvert qu’il vaut mieux avoir tort avec tout le monde que raison tout seul pour mettre les rieurs de son côté.
Une boîte « Le petit Chimiste » lui permit de s’investir dans autre chose que l’école. Les expériences décrites devinrent vite fastidieuses et le gamin préféra faire des volcans : de la fleur de soufre, de la limaille de fer, un peu d’alcool pour permettre au feu de prendre et il obtenait un cône incandescent qui projetait au dessus de lui des nuages méphitiques. L’ensemble du petit appartement était imprégné de l’odeur asphyxiante de dioxyde de soufre. Les volcans devinrent tellement nombreux, qu’un ami de son père fut mandé pour lui demander le pourquoi cette frénésie. Le gamin discuta longuement, très longuement avec cet ami qui se révéla beaucoup plus tard être franc-maçon, assez militant pour qu’il refuse, ne serait-ce que quelques instants, de mettre les pieds dans une église. Le gamin connaissait déjà les militants communistes de son quartier, il ne vit guère de différences avec le franc-maçon. L’ami dit au gamin qu’il pouvait parfaitement devenir aide-chimiste, il existait des écoles pour ce faire : « aide-chimiste… et peut-être même plus ! ».
Quelques années plus tard, le gamin entrait dans un Lycée Technique pour devenir aide-chimiste. Puis technicien-supérieur, puis Maître es sciences, puis Docteur de 3ième cycle, puis Docteur d’État, puis chercheur au CNRS, puis Professeur. Le parcours fut long, fastidieux mais pas particulièrement difficultueux. Il n’avait pas d’aptitudes particulières, il avait seulement tiré un Mistral gagnant. À peu près rien de ce que le gamin ingurgita puis régurgita à l’occasion des contrôles ne lui servit dans son métier de chimiste. Les ‘études’ servent surtout à sélectionner ceux qui sont aptes à intégrer le corps social dominant, avec ses codes, ses façons de penser ou de ne pas penser.
Vint ensuite le moment des questions essentielles, celui où les trépidations de l’instant ne cachent plus ce qui sert de trame à la vie.
« Tous les vieux sont pareils, le monde où ils vivent ne les intéresse pas, ils s'y trouvent mal, ils ne le comprennent pas, ils le sentent hostile, et par conséquent leur mémoire ne l'enregistre pas. C'est pourquoi ils se souviennent des événements anciens, et non des récents : ce n'est pas une question de sclérose, mais de défense. Leur vrai monde, c'est celui de leurs jeunes années, bon par définition : le bon vieux temps, même s'il a fait cadeau de deux guerres mondiales à l'humanité. » (Primo Levi)
Primo Levi s'est donné la mort le 11 avril 1987 à l'âge de soixante-huit ans, en se jetant dans la cage d'escalier de l'immeuble où il a toujours vécu. Issu de la bourgeoisie juive de Turin, bien assimilé il considérait qu’être juif ne signifiait pas davantage qu'« avoir le nez de travers ou des taches de son ». Primo Levi fut et demeura chimiste toute sa vie durant. Il travailla tout d’abord à l'analyse de la teneur en nickel des résidus d’une mine ; puis il entrera dans une entreprise familiale de peintures et vernis (SIVA) où il devint directeur technique. Il y restera 12 ans. À l’âge de 43 ans, père de deux enfants, responsable d'un travail important, figure emblématique, il connaît des épisodes dépressifs et prend pendant longtemps des antidépresseurs.
« Ce n'est pas que le suicide soit toujours de la folie. Mais en général, ce n'est pas dans un accès de raison que l'on se tue. » (Voltaire)
Personne ne connaît dans le détail les circonstances de la mort de Primo Levi. Il est certain que son vécu l’avait conduit à une lucidité et à manque de complaisance sur les gens amassés en troupeaux. Il aurait probablement aimé que les Hommes lui ressemblent : fins, pacifiques, se régalant des joies de l’esprit, honnêtes avec les autres mais, et c’est bien plus important, honnêtes avec eux-mêmes. Et puis il peut advenir que l’on ait l’impression d’avoir vécu tout ce qu’il était intéressant de vivre et que le surplus serait fait d’une fatale soumission pour compenser des forces qui disparaissent alors que les désirs subsistent.
Mais il doit être possible de conserver une certaine dose d’humour même en des moments décisifs. « Le comble de l'erreur géographique c’est de croire que les suicidés sont les habitants de la Suisse. » (Alphonse Allais). Pourquoi ne pas envisager d’affronter sereinement, méthodiquement, ce qui est de toute façon incontournable. « Avoir peur, c'est mourir mille fois, c'est pire que la mort. » (Stefan Zweig). Mais avoir peur de la mort, c’est aussi craindre de ne pas avoir obtenu une quelconque reconnaissance, c’est espérer cette admiration pour très bientôt, demain, avant qu’il ne soit trop tard. C’est dépendre encore des autres alors que le temps est venu de ‘devenir ce que l’on est’ indépendamment d’eux, contre eux s’il le faut, afin non pas de les dominer mais de les comprendre.
« Méditer la mort, c'est méditer la liberté ; celui qui sait mourir, ne sait plus être esclave » (Sénèque). Et cette méditation fait découvrir une chance inespérée, la personne âgée, le vieux, n’a plus à obéir aux innombrables contraintes que l’on lui imposait jusque là, dans sa vie professionnelle, dans sa vie privée, dans sa vie politique, dans sa vie morale, dans sa vie tout court. Le vieux n’a plus à prendre soin de ne pas dire ce qui est par peur des bonnes consciences, des convenances, des habitudes. Il peut enfin s’exprimer librement, en tout cas sans avoir à se soumettre. La personne âgée peut chercher sa propre vérité et l’exprimer sans haine mais sans compromission avec une vie d’expériences derrière elle. Si l’on fait le choix de la liberté, un autre monde s’ouvre dans lequel personne ne peut plus vous influencer. Rien ni personne ne peut contraindre celui qui sait que la fin est proche, il faut cependant se débarrasser de l’idée d’avoir existé. La vieillesse peut être une renaissance vers une conscience qui ne dépend plus que de soi et non plus des enseignements, des dogmes, du prêt-à-penser, des cultures, des religions, des idéologies et plus généralement des autres. Enfin à même de débusquer les tromperies, enfin libérer des pensées mimétiques faites pour plaire pas pour expliquer. Enfin soi-même, sans prétention mais sans complaisance.
On n’est pas, loin s’en faut, plus intelligent lorsqu’on est vieux, mais, si l’on se débarrasse du passé et des références, on peut devenir moins con et atteindre un bonheur enfin accessible car on est conscient qu’il ne durera pas, quoi qu’il arrive, quoi qu’on fasse. Mais il faut prendre garde, éviter les tortureurs qui ne supportent pas le bonheur des autres lorsqu’il n’est pas conforme aux usages.
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