Le bonheur dans la servitude
C’est un fait entendu, si on laisse les hommes faire ce qu’ils veulent, ils utiliseront cette liberté pour faire du tort non seulement aux autres mais aussi à eux-mêmes. L’homme, c’est sa nature, est un être mauvais et irresponsable ; un loup pour ses semblables et un danger pour lui-même.
C’est pour cette raison qu’il faut le contraindre par des lois qui l’empêchent de faire ce que son cœur lui dicte et l’obligent à faire ce qu’il n’aurait pas fait s’il n’y était pas contraint. Et c’est pour faire respecter ces lois qu’il faut faire usage de la coercition, de la force si nécessaire ; c'est-à-dire qu’il faut un Etat [1]. Bien sûr, ce principe général ne peut s’appliquer ni à toi-même, cher lecteur, ni aux politiciens que tu désires voir diriger l’Etat.
Il ne peut s’appliquer à toi-même puisqu’en appelant l’intervention de la puissance publique de tes vœux, tu démontres ta sagesse et le souci que tu as de ton prochain. C’est là toute la différence : ce que désire le cœur du commun des mortels est nuisible aux intérêts du plus grand nombre mais ce que désire ton cœur va dans le sens de l’intérêt général. Si tu étais un homme ordinaire, ton opinion serait entachée de mensonge, d’égoïsme et d’irresponsabilité. Si les autres membres de la société n’étaient pas mauvais et inconséquents, il serait inutile de les contraindre par la loi et par l’Etat.
Ce principe ne peut pas non plus s’appliquer à ceux et celles à qui tu accordes ton vote. Un simple reductio ad absurdum suffit à le démontrer : si ton candidat favori était un homme comme les autres, lui confier l’usage du monopole légal de la violence reviendrait à donner tout pouvoirs à un être égoïste, menteur et irresponsable. Ce serait élever un des loups au dessus des autres, introduire un renard tout puissant dans un poulailler transformé en prison. C’est bien entendu impossible ; ne serait-ce que parce que, comme nous l’avons établi plus haut, tu es sage et qu’en tant que tel, jamais tu ne cautionnerais une telle absurdité.
La liberté est donc une mauvaise chose. Elle ne peut aboutir qu’au chaos, à l’anarchie où les forts dominent les faibles et où les membres de la société, livrés à eux-mêmes, prendront des décisions impropres à les rendre heureux. Seuls les hommes d’Etat choisis par toi-même et ceux qui partagent ton opinion sont à même de gouverner la société. Parce qu’ils sont sages, ils sont capables d’organiser notre vie en commun de la meilleure manière qui soit. Parce que leurs aspirations sont élevées, ils savent, mieux que leurs sujets eux-mêmes ce qui est bon pour eux et n'abuseront pas des pouvoirs qui sont les leurs.
Il s’en suit naturellement que la démocratie est un mal vicieux : en effet, puisque l’égoïsme, le mensonge, la tricherie et l’irresponsabilité dominent le cœur des hommes, ils risquent de faire un mauvais usage de cette liberté qui leur est donnée. Comment un homme qui est incapable de se gouverner lui-même pourrait-il prétendre participer au gouvernement de la cité ? Je sais – nous l’avons dit – que ton cœur est grand et que tu répugnes à imposer tes idées par la force mais tu sais bien que c’est inévitable. Comment parvenir à une société égalitaire sans avoir recours à la force et à la confiscation des biens des plus riches pour les distribuer aux plus nécessiteux ? Comment obtenir des égoïstes qu’ils travaillent et produisent sans que l’appât du gain ne les motive ? Comment obtenir des fainéants qu’ils travaillent et produisent si cela n’a plus d’incidence sur leur bien être matériel ? Tu vois bien que c’est la nature des hommes qui rend la démocratie impossible.
C’est pour leur bien que l’Etat règlemente jusqu’aux moindres aspects de la vie de ses sujets ; avec qui ils se marient, ce qu’ils mangent, boivent et mettent dans leurs corps, ce qu’ils peuvent dire et entendre, ce qu’ils peuvent lire et écrire, l’équipement de leurs maisons et de leurs voitures, la manière dont ils prennent soin de leur santé et de leur retraite, le travail qui occupe leurs journées et le salaire qu’ils touchent en retour et même la manière dont ils éduquent leurs enfants.
C’est pour mieux éduquer les hommes qu’il faut confier l’éducation des enfants à l’Etat ; c’est ainsi, comme au temps de l’agôgè spartiate, que nous pouvons espérer construire une société d’individus à ton image, sages, vertueux, prêts au sacrifice pour la nation, débarrassés de leurs vices, de leurs envies, de leurs particularités, de leurs idées propres, de leur créativité et de leurs rêves.
Car tu sais, toi qui es si sage, qu’il est dans la nature des choses que l’individu mauvais, tricheur, menteur et irresponsable s’efface devant la nation, la collectivité, le groupe. Tu sais que l’homme ne vit pas pour être sa propre fin mais pour servir une cause plus élevée. Tu sais que le bien du groupe et de la cause qu’il sert justifie le sacrifice de quelques individus car l’intérêt général n’est pas la somme des intérêts particuliers et puisque la fin justifie les moyens. Tu sais, enfin et au regard de tout ce que nous avons dit, que le bonheur véritable et la véritable élévation spirituelle ne se conçoivent que dans la servitude et le sacrifice. C’est à ce prix que nous viendrons enfin à bout de l’homme, cet être mauvais, menteur, tricheur et irresponsable.
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[1] Que nous écrivons avec une majuscule. Note la puissance des symboles : en 1789, on écrivait « l’Etat » et les « Membres de la Société », aujourd’hui « l’Etat » a gardé sa majesté mais, sans même y penser, tu écris les « membres de la société ».
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