Le Commerce est-il moral ?
Commentaire motivé par « Il faut s'adapter », livre de Barbara Stiegler.
L'autrice se donne bien du mal pour expliquer les divergences et les contiguïtés entre libéralisme, néo-libéralisme, naturalisme, évolutionnisme ou d'autres courants qui essaient de situer le rôle de l'Etat dans les sociétés modernes. Il en résulte un sentiment d'impuissance et d'indignation vertueuse. Je pense que ces analyses passent à côté du ressort du libéralisme politique enchâssé dans l'activité économique la plus répandue : le commerce.
Montaigne a écrit "Des trois commerces" (livre III, chap. III) essai dans lequel il dépeint ses rapports avec les hommes en société, avec les femmes et avec les livres.
Un commerce en appelle un autre. Le concept de commerce, les rapports sociaux engendrés par le commerce, sont dans l'air et font parler des écrivains, des essayistes, des journalistes, des chercheurs, peu de philosophes, et bien sûr les hommes et les femmes politiques. Beaucoup en vantent les mérites, mais peu s'essaient à en critiquer les mécanismes.
Je voudrais parler ici du commerce à but lucratif, répandu presque partout dans le monde et qui exclut le don ou l'échange désintéressé. Car nous sommes imprégnés au quotidien par le commerce, écrasés par le commerce disent les uns, ou encore soumis à "L'horreur économique", livre de Vivianne Forrester de 1996.
Au XVIIIème siècle on parlait du "doux commerce" ou encore on se souviendra de cette maxime de Turgot : "Le commerce ne connaît d'autre loi que celle de son propre intérêt". On y a opposé les physiocrates (la richesse venait des productions de la terre) aux mercantilistes qui font provenir la richesse à partir des seuls échanges de produits et de la spéculation qui s'ensuit. De nombreuses théories se sont fait jour pour en expliquer les ressorts et justifier son bien fondé, surtout dans les trois derniers siècles.
Pour arrondir les angles d'un échange parfois brutal, il y a bien le texte de Bernard Mandeville, La fable des abeilles (1705) dans lequel il "Il soutient l'idée que le vice, qui conduit à la recherche de richesses et de puissance, produit involontairement de la vertu parce qu'en libérant les appétits, il apporte une opulence supposée ruisseler du haut en bas de la société. Aussi, Mandeville estime que la guerre, le vol, la prostitution, l'alcool et les drogues, la cupidité, etc., contribuent finalement « à l'avantage de la société civile » : « Soyez aussi avide, égoïste, dépensier pour votre propre plaisir que vous pourrez l’être, car ainsi vous ferez le mieux que vous puissiez faire pour la prospérité de votre nation et le bonheur de vos concitoyens ». Sa philosophie a notamment influencé l’économiste Adam Smith, ainsi que le philosophe Hayek, qui s'intéresse en particulier à son travail psychologique. Mais c'est surtout Keynes qui l'a remis à l'honneur dans son Essai sur Malthus et dans la Théorie Générale. Keynes le considère comme un précurseur du fondement de sa propre théorie de l'insuffisance de la demande efficace... (Wikipedia).
Ce qui faisait dire à Voltaire (à peu près) dans une de ses pirouettes : "Le luxe, ce superflu si nécessaire". Sans parler de notre cher Adam Smith si maltraité pour avoir dit qu'il existait une main invisible veillant à l'équilibre économique des sociétés. Dieu ou le « deus ex machina » ne sont pas loin. On ajoutera ironiquement que cette main invisible se trouve commodément posée sur le très visible tiroir-caisse. Si on se mettait à recenser tout ce qui a été dit sur le commerce, des volumes, des bibliothèques entières n'y suffiraient pas. Et pourtant son aspect moral semble n'intéresser que très peu de gens.
Ce commerce tant admiré, tant critiqué est donc omniprésent et nul ne penserait à le supprimer tant il fait partie de la vie en société. Il semble consubstantiel à la plus grande partie de l'humanité. Il est simplement modifié, réglementé et souvent contrôlé, car, contrairement à ce que disent certains, il ne survivrait pas a sa propre brutalité. Il a ses écoles, ses chambres (de commerce, de compensation), ses temples, ses boutiques, ses lobbies ou anti-chambres, ses ministères, et enfin son organisation mondiale ; tout cela pour la gestion macro-économique. Mais il règne aussi sur la comptabilité du boulanger et il entre dans chaque foyer. Tout est commerce : des corps, des biens, des paysages , des vieux, des jeunes, de l'eau, des forêts, et de tout ce qu'on a oublié de commercialiser... mais ça viendra !
Nous pensons que du point de vue philosophique le public et les chercheurs gagneraient à faire une analyse du commerce sous l'angle d'une ontologie et d'une éthique, car les humains sont soumis au commerce et à ses lois sans pouvoir y échapper et n'y font pas attention. La démarche est-elle faisable ? Est-ce que l'humanité doit subir ce phénomène sans trop savoir ce qui lui arrive ? En fait, elle connaît très mal ce qui se passe, le vit de façon permanente et souvent tragique, mais paradoxalement elle ignore les causes réelles des mécanismes immoraux des échanges commerciaux. Question d'habitude et de propagande douce sur la liberté du commerce, celle-ci découlant de la liberté tout court et du droit de propriété chers à la Révolution française
L'approche éthique, quant à elle, reste soigneusement ignorée. Elle repose sur des comportements égoïstes d'une morale très discutable, souvent scandaleuse et universellement répandue.
Le fait qu'un acteur du commerce, un agent comme disent les économistes ou les sociologues, fixe le prix d'un produit en fonction d'un marché (concept vague dont les dysfonctionnements sont toujours critiqués) et inclut dans ce prix une certaine somme appelée marge, profit, plus-value, valeur ajoutée ou encore bénéfice, cela constitue la motivation élémentaire du vendeur. Mais, que se passe-t-il en fait dans cet acte qui consiste pour le vendeur à garder une partie du prix de vente pour son usage personnel ? Et quand la somme des marges des transactions dépasse ce qui est nécessaire à l'entretien du vendeur, nous assistons à un détournement de richesse accrue au détriment de l'acheteur. Peut-on dire que dans nos sociétés une partie de la population vit aux dépens du bien-être d'autrui ? Le vendeur s'accapare une part du bien-être de son client, tout simplement, et ce depuis la nuit des temps. Mais le temps n'est pas une valeur morale, et rien ne saurait justifier ce transfert. Existe-t-il vraiment un « honnête commerçant », comme le veut l'expression populaire ?
Le commerce remonte-t-il à 6000 ans au moins, au Néolithique et à la sédentarisation ou au semi-nomadisme qui voient les premières accumulations de biens ? Piste connue. Il est passé dans les mœurs, tout comme l'était l'esclavage ou encore l'est aujourd'hui le patriarcat.
Ne nous aventurons pas sur les chemins utilitaristes, comptables ou déclamatoires du « capitalisme qui n'est qu'un opportunisme de classe » (Pierre Rosanvallon), sur les constats qui ne mènent à rien, sur des arguties psychologiques ou sur les pistes fatalistes qui justifient toutes un phénomène de prédation et de confiscation du bien-être d'autrui. [Ecartons la notion de commerce équitable, en fait très inégalitaire]. Nous vivons donc dans des sociétés dont l'un des fondements est parfaitement immoral.
Les discours libéraux, néo-libéraux et leurs contradicteurs se jouent sur le terrain imposé par le commerce, fondement de la pensée économique. Les postures prises par les gouvernements pour arbitrer dans les mécanismes économiques ne remontent jamais aux fondements immmoraux du commerce. On n'en parle simplement jamais. Les constantes luttes plus ou moins ouvertes dans lesquelle s'affrontent les pouvoirs (publics, privés) à différents niveaux des sociétés ne sont souvent que des jeux de dupes. Luttes qu'on appelle politiques mais qui ne sont que des spectacles lénifants ou des joutes stériles. Une politique qui se contente d'une morale au rabais. L'ordre social et économique prime alors sur la morale la plus élémentaire. Mandeville n'est pas loin et des penseurs en économie comme Hayek et beaucoup d'autres ne s'y sont pas trompés.
Pour les philosophes, commençons par une ontologie du commerce, continuons par son éthique, et nous aurons alors des discussions plus fécondes. Cela fait beaucoup d'oeillères à enlever et un gros travail en perspective. Pour les autres, je les entends déjà : « Cela est bien dit, mais cultivons notre jardin ».
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