Le connard est de sortie
Afin de fêter dignement la fête de la musique, je choisis ce samedi d’ignorer cette mascarade que constitue le 21 juin, plus proche de la fête de la bière version pré pubère que d’une quelconque ode à l’art de la fugue, en me rendant au théâtre voir Cyrano (formidable Philippe Torreton et magnifique Maud Wyler, vue récemment dans l’excellent 2 automnes, 3 hivers).
Dans une mise en scène d’une modernité de prime abord assez déroutante – imaginez Cyrano transféré dans un hôpital psychiatrique ou encore communiquant par Skype –, Dominique Pitoiset revisite de manière parfois comique ce drame romantique absolu. Mais tel n’est pas mon propos du jour (en plus, je n’y connais rien en théâtre, vous seriez vite lassé).
Ce qui m’amène ici devant vous, chers lecteurs, c’est l’incident qui se déroula après la représentation. A cet instant, en effet, les acteurs décidèrent de prendre la parole pour apporter leur soutien solidaire aux intermittents et expliquer – ce qu’aucun journaliste actuel ne fait, trop occupé à décrire les conséquences pour le quidam – les raisons du conflit.
Bizarrement, alors que mes deux voisins de droite (sapés comme des princes et tendus comme des strings brésiliens) avaient furieusement applaudi les acteurs juste avant le discours, je les ai sentis immédiatement se raidir et ne plus faire un mouvement – au cas où un battement de paupière puisse être confondu avec un clin d’œil, sait-on jamais. Une division nette s’est alors faite sentir dans la salle, et tandis que l’acteur principal (Philippe Torreton, toujours formidable) se mit à brandir le point, une partie de la salle commença à siffler les revendications (qui peuvent se résumer en : nous ne voulons pas crever et le nouvel accord nous précarise un peu plus).
Donc, si je reprends : les personnes qui sifflaient :
1 - avaient pu bénéficier d’un spectacle de qualité et subventionné
2 - n’avaient – par la même occasion – pas donné de pièce à la placeuse (théâtre public)
3 - mais désiraient sans doute choisir où s’arrêtaient leur subvention ?
Le champ de leur sympathie pour la culture possèderait-il une frontière qui ne peut aller jusqu’à payer les professionnels du spectacle ?
Je me suis alors demandé s’ils siffleraient de la même façon Jean-François Copé ou Jérôme Cahuzac.
Bref. Le réac’ est éternel.
De quoi est-il question finalement ?
Il est question de culture et de son financement. Toujours le vieux débat du déficit de l’assurance chômage et du produit culturel au sens large. Un calcul à courte vue pourrait faire croire que la culture n’est pas une activité rentable si elle n’était nécessaire à notre vie, ajouté au fait que l’on fait rarement rentrer dans l’équation l’ensemble des paramètres (combien d’étrangers et leurs dollars viennent visiter la France aussi du fait de son patrimoine culturel ? Vendrions-nous toujours autant d’écrans plats s’il n’y avait rien d’autre à diffuser que Valérie Damidot ou le Tour de France ?).
Et puis financer la culture ou son système de santé pour soigner les gens, est-ce une façon si stupide de dépenser son argent ? Si on faisait un parallèle audacieux, on pourrait se demander dans ce cas si entretenir une armée est une activité rentable. Que se passerait-il si l’on ne payait nos soldats qu’en cas de conflit (on ne va quand même pas les payer à rien foutre ?) ?
On ne peut pas traiter un intermittent du spectacle comme un inactif pendant qu’il n’est pas en représentation, car ce n’est pas le cas. Quel artiste ne travaillerait pas son art ? La culture n’est pas un marché comme les autres car son produit ne peut être marchandisé de la même façon. Que ce soit le livre, le disque, le spectacle vivant ou le film, la richesse est dans la diversité et c’est une somme de marchés de niches qui constituent l’ensemble. A moins bien sûr que l’on souhaite faire mourir la création et que tout le monde se mette à apprécier uniquement une culture mainstream débilitante (de là à dire que cela permettrait de mieux contrôler ce que pense la population…).
L’état du journalisme en France
Evidemment, tout ceci n’intéresse pas la foule car on ne l’y intéresse pas. Il n’est plus question pour le journaliste de base d’expliquer les dessous d’un conflit – qui constituent pourtant de vrais débats de société – mais de montrer de manière descriptive le conflit, en pointant notamment les désagréments de la grève SNCF sur les usagers (forcément en rogne) ou les conséquences de l’annulation du festival d’Avignon (flûte alors).
Il devient alors aisé de prendre part pour ces pauvres « usagers pris en otage » (formule consacrée, estampillée 100% compatible aux lois de la République), les grévistes n’étant plus des salariés en lutte pour tous, mais une petite bande de privilégiés usant de leur pouvoir de nuisance (joli retournement). Ainsi, nos fiers méritocrates – qui sont parfois rentiers et n’ont jamais connu la vraie valeur du travail qu’ils vantent pourtant tant et maintes fois (mais surtout pour les autres) – ont beau jeu de s’offusquer que l’on leur gâche un spectacle pourtant subventionné. Ainsi, comme souvent chez les réacs, on accepte que l’argent de tous servent à subventionner leur place (qu’ainsi ils payent moins chers), mais il ne faudrait pas favoriser l’assistanat. Finalement, les intermittents n’ont qu’à trouver un vrai boulot si le spectacle vivant ne paye pas assez. N’ont-ils pas eux, nos grands méritocrates – je parle de la taille de leur gueule –, investis à la bourse pour ne pas sombrer dans la dépression économique ? C’est bien là la preuve qu’il ne convient pas de mettre tous ses œufs dans le même panier. Evidemment, s’ils avaient vraiment travaillé et réussi de par leur simple fait (et pas grâce à leur naissance), ils connaîtraient la valeur du travail et la part que jouent chance et environnement (par exemple). Mais on ne peut pas demander à un âne qui n’a pas soif de boire.
Les intermittents nous rappellent la double nécessité de se battre pour la culture. Plus que jamais il est question de la survie et du formatage de celle-ci dans notre monde moderne, et plus que jamais il devient vital de pouvoir continuer à offrir une vision de notre société en crise, sans pression et autant que faire se peut avec le moins de contrainte économique possible. La culture est notre respiration, ne l’asphyxions pas.
J’ai donc un double message pour conclure (c’est qu’on a pas que ça à foutre).
A tous les cons qui ont sifflé à la fin de Cyrano : je pense que vous ne comprendrez jamais la valeur et la nécessité de ce combat et vous ne valez même pas les quelques lignes que je devrais prendre pour m’abaisser à votre niveau. Sachez cependant qu’un système capitalistique fonctionne tout de même sur l’exploitation d’une masse de travailleurs : à trop presser le citron, vous n’obtiendrez bientôt plus que des pépins.
Et à tous les intermittents qui nous rappellent la nécessité du combat artistique : lâchez rien les gars.
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