Le désir d’immortalité
Alors que l’individu est généralement uniquement obsédé par les jouissances élémentaires, le corps social, le collectif, se forment, se transforment par d’autres mécanismes dont le désir d’immortalité est le plus important.
Une société est un système dynamique qui ne peut pas être stable sans changements, sans bouleversements, sans projection dans l’avenir. C’est le mouvement qui lui donne son assise, pas la direction dans laquelle elle va. Une course effrénée vers de faux rêves, vers les abîmes, vers les abysses a le même poids, le même effet qu’une ascension vers un idéal pavé de réalités. Le progrès, c’est à dire le degré de changement dû au mouvement, se caractérise par une spécialisation des tâches nécessaires, utiles ou nuisibles, qui créée un lien entre les individus, une cohérence d’action nécessaire au déplacement. L’ensemble des individus collectivisés grâce à la mise en place de besoins croisés fournit le corps social.
L’Homme peut-il exister sans le regard d’un autre, d’autres, des autres ?
Les Hommes s’activent en tout cas pour montrer au monde que leur activité est importante voire irremplaçable. Pour être vu de loin, par le maximum de personnes, il faut être le plus haut possible. Il leur faut donc gravir les diverses traverses de l’échelle sociale par la force ou la séduction sans tomber dans les pièges des plaisirs immédiats trop communs pour être admirables. Une société ne peut survivre sans ces efforts individuels qui permettent de gagner sinon l’estime du moins l’acceptation sociale des autres.
Les relations Homme-corps social sont complexes mais le plus important des mécanismes d’interaction est associé aux phénomènes de rétroaction qui permettent de rendre interchangeable cause et effet. Par exemple, une action considérée comme positive par le corps social pourra être répétée par la suite plus facilement grâce à une meilleure disposition de la collectivité due à la première action. Ce phénomène est indispensable à la vie biologique comme à la vie sociale et il est présent également dans les sciences inorganiques sous forme d’oscillations chimiques, par exemple.
L’Homme existe donc grâce aux regards, pas toujours bienveillants mais de plus en plus nombreux, des spectateurs lors de son ascension sociale. L’accès aux plus hautes marches permet des jouissances plus raffinées mais ce n’est pas l’espoir de les acquérir qui guide les escaladeurs.
Lorsqu’on passe de l’anonymat, à la reconnaissance, à la célébrité puis à la gloire, il est possible de penser que l’on devient immortel : l’âme de l’idole s’imprime dans celle des zélateurs, des fans. Le pari de croire à ce miracle est cependant risqué, l’usure du temps ne laisse que quelques héros émergés alors que l’immense majorité sombre dans l’anonymat. A-t-on moins peur de la mort lorsqu’on est célèbre ? Rien n’est moins sûr mais la société ne peut guère offrir de plus grande récompense !
Les créateurs suivent un chemin différent pour obtenir la sensation d’immortalité. La création ne se trouve pas en regardant les autres mais en se dépassant soi-même. Le sublime peut être atteint seul, jamais en suivant incessamment l’avis ou les humeurs des autres. Le dépassement de soi-même peut, rarement mais c’est la seule voie possible, conduire vers le surgissement du nouveau, mais sans aucune garantie qu’elle soit ressentie comme telle par autrui. Les artistes connaissent ce cheminement et si tous font part de leur solitude pour extirper d’eux-mêmes l’enfant de leurs efforts, peu seront récompensés par la reconnaissance de leurs pairs et encore moins d’entre eux des foules souvent moins susceptibles d’appréhender les souffrances qui engendrent le beau.
A-t-on peur de mourir ou peur de disparaître ?
Les érudits ont peur de disparaître car ils ont pris conscience que les biens matériels ne peuvent pas leur fournir le refuge dont ils ressentent le besoin pour se préserver du néant. Disparaître c’est présumer que tout ce qu’on a fait, tout ce qu’on a dit, tout ce qu’on a écrit, tout ce qu’on a bâti sera bien vite oublié et englué dans le bruit de fond ambiant.
Les petits bonhommes n’ont peur que de mourir car ils ont compris que ce n’est pas l’œuvre rationnellement construite qui importe mais les enfants que l’on a eus ou que l’on pourrait avoir eu. Bien sûr, il faut savoir accepter le partage, la dilution, les apports externes, le bâti d’une indépendance hors de soi, mais même s’il n’en reste qu’un regard, un geste, qu’une attitude, qu’une pensée, l’enfant sera porteur du passé et sera aussi porteur de l’avenir. Dans un système imbriqué tel que les sociétés humaines présentent, toute action volontaire ou non est indestructible pour toujours (si ce mot à un sens). Mais elle est diluée, partagée, si complètement assimilée que très vite il est impossible de déterminer qui est responsable de quoi. L’immortalité est collectivisée (sauf, et seulement en partie, pour quelques être divinisés), les individus ont bien une part d’immortalité mais mélangée à toutes les autres sources possibles.
L’œuvre construite au prix d’un travail patient, nécessite (presque toujours) une graine d’originalité que l’on peut aussi appeler talent mais qui est plus proche d’un accident, d’une irrégularité, d’un je-ne-sais-quoi que personne ne sait définir. L’œuvre réalisée reste alors associée à un nom, à un prénom, à une adresse, à une date et est exempte, bien à tort pour la justice mémorielle, d’intrus, de tiers qui affadiraient aux yeux des autres la création.
Les petits bonhommes acceptent donc, consciemment ou pas, de partager leur immortalité avec tous et presque tous dans une sorte de collectivisme tandis que les grands hommes se garantissent une immortalité en propre, seul, sans besoin de partage. Il n’y a pas lieu de choisir une des routes, les hasards de la vie s’en chargent.
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