Le drame Desproges
Voilà 18 ans que Pierre a rattrapé son cancer. 18 ans, l’âge pour nous d’être légalement majeurs, en d’autres termes d’assumer toutes nos contradictions sans courir naïvement espiègles se réfugier derrière les jupes diaphanes et volantes de notre mère adorée, qui telle une déesse grecque se tiendrait stoïque à l’heure du choix crucial entre le talon d’Achille et l’andouillette de Troyes, nous affligeant d’un lancinant : « Tu seras un homme, mon fils ». Pierre Desproges nous a quittés, vous dites ? J’en doute.
Peut-on rire de tout ?
A cette question l’illuminé chafouin aurait sans doute rétorqué : Si on ne peut pas rire de tout, c’est qu’il existerait des choses qui ne font pas rire. C’est emmerdant, n’est-il pas ?* Loin d’avoir la prétention de substituer notre plume besogneuse à sa coquinerie instinctive, il faut bien reconnaître que depuis quelques années et la disparition successive de ses congénères Coluche et Le Luron, les seules pasquinades involontaires que l’on donne à manger par inadvertance à des consommateurs déshumanisés restent les clichés du décolleté usé de Ségolène Royal, le roman-photo rocambolesque de Nicolas Sarkozy ou le bug de l’an 2000 de Clearstream. Autant de matières premières inutilisées, ce n’est plus du gâchis, c’est de l’inconscience !
La télé-réalité, la presse people, les élections de 2001, etc. Pierre, l’objecteur en conscience qu’il était, n’aurait sans doute pas pu épargner de sa raillerie sensée ces parfaits "reflets incandescents" de notre société de consommation. Mais nous n’avons certainement pas su tirer la substantifique moelle de son legs, à l’heure où Jean-Marie Bigard met le paquet au Stade de France pour nous expliquer comment faire la culbute avec son gorille de mari. Nous avons toujours confondu vulgarité et impertinence, tentant à l’époque d’entâcher quelques envolées spirituelles basées sur la dénonciation de nos comportements citoyens inavouables, par une étoile jaune du rire affublée à des humoristes qui savaient penser, alors qu’aujourd’hui, fourvoiement absolu, nous rions de l’humour jaune de vicieux bouffons écervelés à qui l’on attribue l’étiquette d’impertinents dès l’évocation de nos bassesses animales dénuée de toute poésie. Pierre, qui avait poussé l’audace et la douloureuse introspection jusqu’à rire de ce qui l’effrayait le plus, à savoir la mort et la connerie humaine - sans doute dans le désordre - a donc préféré démissionner de sa propre vie avant que de constater l’affligeant spectacle des comiques de notre ère, sans doute pris par le syndrome Gilles de la Tourette dès qu’ils montent sur scène.
Problème : qui, pour secouer nos pauvres neurones désormais préparés à recevoir la publicité de boissons gazeuses entre deux épisodes épiques de l’académie des stars qui déchantent à l’annonce des votes d’un public prêt à vider son porte-monnaie pour de riches entreprises de communication le soir, et empressé de réclamer le SMIC à 1500 euros net le matin à des patrons de PME déjà à bout de souffle une fois la râfle des charges sociales entamée par l’Etat ? Qui, pour appuyer sur les bleus de nos consciences englouties sous le flux d’informations contradictoires déversées par des politiques tapinant près des disputes télévisuelles ou en première page des journaux à grands tirages ? Qui, pour poser les questions essentielles telles que "la tétine ou le téton", ... "la gauche ou Mitterand" ? Certainement pas Pierre, même si Pierre n’est pas mort - il a rompu avec Dieu - il n’était pas pour autant un artiste engagé, mais un artiste dégagé... sans doute dégagé des ambitions rampantes tournées vers les vénales rétributions que remplir un Stade de France peuvent procurer... Et puis 18 ans après, ne sommes-nous pas légalement majeurs ?
Le drame Desproges est certainement cette société qui, dépourvue de sati(y)re(s) salvatrice (ou salvateurs), d’analyse et de recul sur l’information fast-flood relayée par des journalistes sédentaires, d’autocritique et d’humilité devant ses propres paradoxes autant que d’ambitions face à ses défis, ne sait plus à quel sein se vouer, même si de toutes façons, quelque mamelle que ce soit, ce seront toujours les mêmes qui joueront les vaches à lait afin de financer le train de vie de ceux qui s’ennuient. Je ne nous félicite pas.
* ce n’est pas une citation
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