Le fantasme de l’homme nouveau
Il y a 90 ans, nous avons assisté à la conjonction entre la déliquescence du système tsariste et la volonté des bolcheviks de déraciner la société prérévolutionnaire pour repiquer en terre vierge. La dictature du prolétariat a fait place nette pour édifier l’utopie.
On été détruites :
· l’armée (par la chasse aux anciens officiers, puis la création de l’Armée rouge sur des bases nouvelles) ;
· la justice (par liquidation de l’ancien système
juridique et l’instauration de tribunaux révolutionnaires qui jugeaient
sur la base de la “conscience révolutionnaire” et non plus selon le
droit voté par la loi) ;
· l’administration (par l’épuration, la création de la Tcheka, le contrôle ouvrier) ;
· la famille (par l’embrigadement des enfants et
adolescents chez les Pionniers, l’encouragement à la délation des
parents par les enfants, la refonte du système scolaire) ;
· l’Eglise (par la séparation d’avec l’Etat, la confiscation des biens et la suppression des droits) ;
· l’école (introduction de la mixité, liquidation des devoirs et des examens) ;
· les partis politiques (supprimés et pourchassés, l’imposition du monopole du parti unique) ;
· l’économie (l’interdiction du commerce privé, le service obligatoire
du blé, les nationalisations et le contrôle ouvrier par le « syndicat »
unique inféodé au parti).
Pour créer l’homme soviétique, il faut rééduquer l’homme normal et le conditionner selon les normes nouvelles. Le savoir et la culture seront “transfigurés” par l’essor des manifestations collectives et l’effort du parti pour « élever » les masses à la compréhension « scientifique » (celle du seul marxisme-léninisme, bien entendu). Le Nouveau lutte contre l’Ancien :
· à la campagne, le kolkhozien est proposé en exemple aux paysans individualistes et archaïques ;
· à la ville le stakhanoviste devient
le nouveau chevalier du travail, idéologue et laborieux moine-ouvrier
au service du parti à l’exemple de Stakhanov qui, le 30 août 1935, a
extrait 102 tonnes de houille alors qu’un ouvrier moyen en sortait
seulement 7 ;
· côté sciences, Pavlov, Mitchourine et Lyssenko élaboreront les justifications biologiques et psychologiques nécessaires.
Le parti, les masses, attendent de la science des miracles : il y aura
l’espace, les avions, la chimie - mais aussi les accidents industriels
et biologiques, la pollution, l’assèchement de la mer dAral, Tchernobyl... ;
· côté intellectuels, Jdanov mobilisera l’intelligence créative au seul service de l’Etat et de l’idéologie.
Et l’on aboutit à cette caricature précisément décrite par Georges Orwell dans 1984 : une société harmonieuse en idée, mais fondée sur le réflexe conditionné et l’obéissance disciplinée dans les faits. Les Archives de Smolensk montrent que le parti, par l’intermédiaire de la cellule, encadre totalement le militant en lui indiquant quel livre il doit lire et comment il doit le lire, en s’immisçant dans sa vie privée, en lui donnant les moyens d’une promotion sociale à condition qu’elle passe, comme dans l’armée, par l’obéissance aux chefs du parti. Cette formation fait que le militant doit tout au parti unique : il devient convaincu de la justesse et de la puissance du discours idéologique puisqu’il est le seul à pouvoir le manier au village. Les discussions politiques sont organisées, le thème est annoncé à l’avance et les conclusions imposées. On ne peut discuter. D’où la dépolitisation progressive, qui n’est pas un désintérêt de la vie de la cité, mais un manque de goût pour les spéculations intellectuelles. La dépolitisation apparente induit l’idée de robotisation de l’individu, simple rouage de la machine sociale sur laquelle il n’a désormais plus aucune prise.
Trétiakov propose des ateliers de montage industriels d’œuvres littéraires : certains amèneraient des matériaux bruts (journaux de voyage, biographies, etc.), d’autres les monteraient, d’autres les exprimeraient en une langue accessible au lecteur... Selon les idéologues du temps, l’homme nouveau du socialisme ne serait plus un individu particulier, mais un être substantivé (le stakhanoviste), socialisé (il n’a d’existence que pour les normes de production), une créature générique du parti (il n’a d’existence que par la propagande). Les relations particulières dissoutes, l’homme nouveau n’est que l’instrument de circulation du pouvoir collectif, un être anonyme, anodin, acéphale : un agent de l’Etat partisan, vecteur fourmi d’une ruche qui crée sans le savoir, à la Hegel, une Histoire en marche. Tout ce qu’a voulu Staline - une société atomisée à outrance où chaque membre devient un rouage de la machine d’Etat - on y est arrivé. Brejnev, c’est le soviétisme mûr.
Mais l’idéologie socialiste a masqué les transformations sociales. Le sociologue américain Moshe Lewin rappelle la dimension rurale de la Russie, puis de l’URSS jusqu’aux années 1980. En 1960, 40 % de la population totale du pays vivaient dans les villes, en 1972 58 %, en 1985 65 %. Cette urbanisation a entraîné de profonds changements sociaux, notamment par l’amélioration massive de l’éducation et l’accroissement du nombre des “spécialistes”. En trois générations, l’URSS est passé du travailleur de force d’origine paysanne - avec ses habitus et sa mentalité - aux professions de services - avec ses autres habitus et exigences.
Lénine
se méfiait de la paysannerie qui « produit du capitalisme à chaque
instant » ; il a choisi le développement par le haut. Staline accusait
les “saboteurs” de l’échec du système et a développé la police pour
surveiller et punir le corps social. Sous Brejnev, on assiste pour la
première fois dans l’histoire russe à la constitution et à l’émergence
d’un groupe social large, cultivé et professionnel. Une opinion
publique s’affirme par une vie culturelle spontanée et les soucis
écologiques. Une société civile consciente d’elle-même émerge, avec ses revendications d’autonomie et de participation.
Gorbatchev en fut le porte-parole avant d’être balayé par le vent de
l’histoire, le coup d’Etat manqué de la vieille garde, qui visait à
restaurer le système ancien, ayant paru insupportable à la population.
L’homme nouveau soviétique, c’était à la fois le ‘bon sauvage’ et le ‘golem’. Il attirait l’Occident et lui faisait peur. L’homme d’avant la chute, innocent et primitif, qui reconstruisait les relations sociales à partir de rien, avait des attraits intellectuels à la Rousseau. L’homme inventé par les philosophes et les biologistes marxistes, utopique, trop parfait, trop logique, trop discipliné, trop implacable, angoissait profondément. Les docteurs Folamour qui détiennent des pouvoirs techniques absolus, les docteurs Moreau qui prennent l’homme pour sujet d’expériences, montrent que la déshumanisation n’est pas le fait du « libéralisme » ni de la « marchandisation ». “Le meilleur des mondes” - où la génétique et le formatage social créent des humains profondément “adaptés”, fades, sans amour, sans curiosité, bien conformes - est un bel et bien un volontarisme de société socialiste. Du moins dans sa version « scientifique » marxiste.
Devant les propos infantiles des gauchistes de “la base”, cheminote ou apprenante, il ne faut pas l’oublier.
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