Le jeu de la dame (série télé) : erreurs en URSS
ATTENTION SPOILER – attention spoilerS – ATTENTION SPOILERS. (je le répète par sécurité !) Ne pas lire !
Avez-vous remarqué le paradoxe consistant à faire un article en conseillant de ne surtout pas le lire ?
Bon, si vous insistez, c’est à vos risques et périls, nous déclinons toute responsabilité dans l’immense déception subséquente et rejetons toute demande d’indemnité financière qui pourrait nous être faite - notre assurance juridique ne nous couvrant pas sur ce coup-là.
Le jeu de la dame est une mini-série télévisée de 2020 (VF) de Netflix sur la vie d’un prodige des échecs, que l’on suit de neuf à 22 ans, qui a connu un grand succès critique et public, ainsi que dans la communauté des échecs. Multi-récompensée. (Le titre d’origine directement traduit aurait plutôt été « Le gambit de la dame »)
Tous les détails sont probablement déjà connus de bon nombre de téléspectateurs, grâce à Wiki (notamment le commentaire par Mme Choisy, DG de la fédération française des échecs, et celui sur les divers personnages et situations qui ont inspiré le romancier, W Tevis), ou par cette vidéo d’Allô-ciné sur les « faux-raccords » qui nous avaient tous échappé.
Je passe sur quelques pinaillages qu’on peut lire ici ou là sur le lien entre son talent et la toxicomanie de l’héroïne (involontaire au tout début) : le fait qu’elle croie longtemps mieux jouer sous tranquillisants n’en fait pas une promotion de la drogue ! D’ailleurs, elle remporte le titre mondial sobre et sevrée.
Une péripétie judiciaire a également augmenté la médiatisation de la série, en mettant l’accent sur l’arrière-plan féministe de l’histoire, c’est-à-dire la place des femmes dans le monde très masculin des échecs : la plainte de Nona Gaprindachvili, ancienne championne du monde d’échecs du tournoi féminin, suite à une erreur factuelle qui la citait nommément comme n’ayant jamais affronté d’hommes en compétition. Aux USA, une telle erreur vaut… une somme restée secrète ! Cf. même article de Wiki.
Au final, excellente série, scénario, jeu, lumière, une histoire par moments dramatique mais sans mélo, une mise en scène qui réussit le tour de force de varier les passages de jeu (il n’y a pas moins télégénique qu’une partie d’échec !) – mention spéciale à la beauté de la visualisation à l’envers par la joueuse, - narration élégante par l’usage bienvenu de flash-backs, touches humoristiques, très prenante même sans rien connaître du jeu d’échecs.
Et comme l’expliquent les auteurs et acteurs dans le bonus, il ne s’agit pas d’une histoire sur les échecs mais plutôt sur les inconvénients du génie ou de l’inadaptation sociale, comme la dépendance de l’héroïne et de sa mère adoptive aux tranquillisants et à l’alcool.
Selon un agrégateur de critiques, les détails d’époque sont incroyablement réalisés ; oui, peut-être, mais alors sauf pour l’URSS… Car la série est entachée de nombreuses erreurs factuelles sur l’Union soviétique de 1968 et la langue russe, principalement au dernier épisode. Le pourcentage de spectateurs l’ayant remarqué doit être très faible, mais on peut regretter ces erreurs, d’autant plus surprenantes que la série avait deux conseillers échecs, dont le champion Gary Kasparov lui-même, qui connaissait le lieu, l’époque et les tournois internationaux de Moscou de l’époque.
Vu le nombre de Russes d’un certain âge aux USA, Il ne devait pourtant pas être bien difficile de fignoler un peu le contexte soviétique. Ils auraient même pu économiser le chèque de Kasparov !
En faisant quelques recherches, nous nous sommes aperçus qu’une blogueuse russophone native et francophone, Diana, avait déjà listé dix erreurs dans une vidéo, capture d’images et vidéos de Moscou à l’appui. Sur You tube.
Nous reprenons les mêmes, avec quelques-unes supplémentaires.
Les hôtesses de l’air quand elle vole vers Moscou : aspect incongru, couleurs vaguement militaires de leur tenue (la vidéo présente leur tenue d’époque)
Le drapeau russe – et non soviétique.
Plusieurs dialogues mentionnent la Russie à la place de l’URSS (y compris dans un autre épisode). Son ami dit avoir été aidé pour son visa par l’ambassade de Russie – et non soviétique (Netflix a-t-il pensé que les connaissances historiques des Américains étaient suffisantes pour identifier la Russie, mais pas l’Union soviétique ?)
Des bâtiments en arrière-plan qui n’existaient pas (c’est bien détaillé dans la vidéo).
Des erreurs de prononciation et de termes par des locaux (détaillé également), dans la leçon de russe, et dans les toasts portés.
Des erreurs dans les affiches : un plan de la ville ou du métro serait appelée carte, tout simplement.
Un gamin court depuis l’intérieur du tournoi annoncer un coup à la foule devant l’hôtel : il court sans aucun contrôle de sécurité.
L'hôtel où elle descend se nomme « Palais de Moscou », comme s’ils avaient dit aux effets spéciaux : « écris-moi Palace de Moscou en russe » ! L’hôtel existait, mais ne s’appelait pas ainsi, et le nom était tout en haut et non sur le fronton.
Lors du petit-déjeuner, on voit par la fenêtre les murs du Kremlin s’étirant sur des kilomètres, genre muraille de Chine (cf. vidéo de Diana), alors que, vu sous cet angle, ils sont modestes.
Dans cette même scène, un serveur qui semble avoir quinze ans (impossible), servir une vodka de bon matin à deux clients, puis venir avec son chariot roulant lui proposer sèchement sa seule boisson apparente, « vodka », auquel elle répond tout aussi sèchement "Niet." Impolitesse improbable des deux côtés, et abus de vodka : le décollage, comme on appelle le rhum du matin dans les îles, n’était pas l’habitude, même chez les soiffards ! Quatre erreurs pour la même scène !
Encore la vodka... A un moment du tournoi, Beth surprend brièvement une conversation entre le champion russe et ses assistants, dont au moins un autre compétiteur. Ils préparent leur stratégie du lendemain en buvant de la vodka ! À l'époque, un sportif ou un joueur d'échec de haut niveau était étroitement surveillé en raison de ses voyages à l'étranger. Croire qu'il va siroter une vodka la veille d'une partie importante est... possible mais hautement improbable.
À chaque sortie de Beth du tournoi, elle fend une foule de plus en plus considérable, à mesure de sa progression, dont bon nombre d femmes (du fait qu’elle est la première femme à ce niveau), comme une rock-star sortant d’un concert : impossible. À cette époque, les contacts avec les étrangers étaient strictement surveillés, et au minimum l’entrée de l'hôtel aurait bénéficié d’un service de sécurité conséquent.
Dernier élément, non mentionné dans la vidéo de Diana, à plusieurs reprises on voit les simples citoyens jouant aux échecs à l’extérieur (comme on le voit à New-York ou dans les parcs d’autres pays), sur des tables et chaises pliantes, que l’on aperçoit fugitivement vides et alignées au petit matin lorsque le premier vieux vient s’y installer. De pareilles chaises auraient été volées dans la nuit, tout simplement. Les amateurs d’échecs n’amenaient pas leurs tables pliantes mais jouaient sur des bancs ou des tabourets.
Le nom du champion d’échec fictif, Borgov, sonne russe pour ceux d’entre nous qui ne sommes pas familiers des différences linguistiques, mais ne fait pas russe, m’a t-on dit.
La nourriture. Beth semblait assez dubitative devant le contenu de son assiette mais, personnellement, j'avais plutôt cru comprendre qu'elle hésitait à piquer de l'alcool pendant que son ange gardien en bout de table discutait le bout de gras. Faudrait demander à la production.
Le tournoi lui-même est vachement mal éclairé, hormis les tables ! Bon, là c'est probablement une recherche artistique voulue, pour mettre en valeur les échiquiers et les visages des joueurs. Improbable mais assez réussi à mon avis.
Plusieurs interprétations possibles à cette litanie d'erreurs.
La méchante : bouillie intellectuelle habituelle à Netflix et aux Étasuniens…
La politique : conséquence de la russophobie occidentale. L’essentiel était que l’ex-URSS apparaisse grise et terne, avec une vodka dans chaque plan - ou presque ! Paradoxalement, la paranoïa et les mesures sécuritaires propres à l’époque sont largement atténuées (la foule autour d’elle !). Elle est simplement accompagnée en permanence d’un agent américain d’un service non précisé… qui lui a expliqué les règles à suivre et la méfiance indispensable en tout lieu et avec tout le monde.
La technique : il ne s’agit pas d’un documentaire sur les échecs.
La clémente : chaque période et lieu de l’histoire bénéficie d’un décor soigné, et d’une ambiance qui lui est propre, la plupart artificiels - licence artistique donc. La même différence entre un tableau réaliste et un tableau impressionniste...
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