Le lièvre et l’autruche
Alors que notre système social souffre d’un manque d’actifs, nous nous acharnons à traquer la main-d’oeuvre étrangère qui tente de s’installer sur notre sol. Sommes-nous devenus fous ? Que se passe-t-il en France ?
Notre population vieillit et le mouvement n’est pas prêt de se ralentir. Alors que les baby-boomers vont arriver à l’âge de la retraire, la question du financement de ces allocations n’est réglée qu’en surface. Nous sommes face à une crise structurelle, et à moins d’une refonte complète du fonctionnement de notre système de solidarité, celui-ci menace de se gripper sérieusement. La situation budgétaire de la France, les orientations de nos gouvernements de droite comme de gauche, l’idéologie contemporaine du tout-marché ne permettent pas d’imaginer une refondation ambitieuse et créative de nos systèmes sociaux, mais bien davantage leur démantèlement ou leur privatisation, des choix qui nous conduisent vers une société à l’américaine.
Ce sont les droits gagnés avant-guerre par le Front populaire, et après-guerre par le Conseil national de la Résistance qui s’effritent actuellement.
Est-ce un choix collectif ? Est-ce une nécessité face à la marche du monde ? N’y aurait-il aucune autre route possible ? Est-ce le retour de balancier d’une lutte centenaire entre classes dirigeantes et classes populaires ? Est-ce le fruit d’une idéologie ?
Toujours est-il que l’un des facteurs locaux qui bloque notre système social est bien la pyramide des âges. Il nous faudrait des jeunes, des actifs, des travailleurs, en nombre ! Nous avons besoin de gens motivés, prêts à se former, à exercer les métiers que réclame notre pays, où les trouver ? Comment faire !
Pendant que ces questions nous hantent et que nos vieux pourrissent de plus en plus nombreux dans la misère et l’abandon, des hommes vigoureux, honnêtes, motivés, respectueux envers le pays qu’ils découvrent, des individus n’aspirant qu’à une vie sans histoire, prêts à supporter des rythmes de travail et des conditions que nous devrions avoir honte de leur imposer affluent sur notre sol. La misère qui sévit chez eux et bien souvent le besoin d’imaginer un ailleurs plus doux les poussent à risquer leur vie d’abord, à la sacrifier ensuite, loin de chez eux, pour offrir une dignité minimale à leur famille. Cette force de travail, ces individus qui ne demandent qu’à apprendre et à s’intégrer, nous avons choisi de les traquer comme des criminels et de les renvoyer chez eux au prix de drames inhumains et injustes, indignes de notre pays. Sommes-nous devenus fous ?
Elle existe toujours la peur de l’étranger, l’étranger qui vient manger le pain des Français. Ah les vieilles stigmatisations ! Les fantasmes populaires ! Aussi loin que porte notre regard un tel comportement grégaire a animé les foules, et autrefois avec une violence bien plus directe. Tout est policé aujourd’hui, nous traversons l’ère de l’image, il faut feindre d’aimer l’étranger, il faut vouloir s’enrichir des autres cultures et du métissage, et puis au fond nous savons bien les vertus d’un tel état d’esprit... Mais pourtant, sous le coup de la colère parfois, combien de ces âmes respectables lâchent un "sale nègre !", combien de patrons refusent d’embaucher des Arabes ou des Noirs parce que "cela fait fuir le client". Est-ce seulement une fausse excuse, une simple projection ? Y aurait-il tant de racisme en France ? Difficile de trouver un travail ou un appartement, difficile face à la police... Quel enrichissement avons-nous tiré du métissage ? En quoi la société française accepte-t-elle de se transformer sous l’influence des cultures maghrébines, noires ou asiatiques ? Quelle est la différence entre intégration et assimilation ?
Que signifie, finalement, cet écart entre la parole publique, la morale collective et la réalité ? Que dissimule-t-il ? Que devient ce sentiment lorsqu’il est refoulé, lorsque l’on n’a plus le droit de dire "sale nègre" ? Que faire de sa peur ou de son dégoût lorsque l’on est sommé d’aimer les étrangers, forcé de vouloir s’ouvrir aux différences ? Comment la France des Gaulois se considère-t-elle, lorsque ses propres enfants s’appellent Chabib ou Moussa ?
Se pourrait-il qu’un lien subtil se soit établi entre ce sentiment profond, désormais caché, qui habite l’âme de notre nation et les discours sécuritaires du candidat Sarkozy ? D’une manière invisible, à l’insu même, peut-être, d’une partie de cet électorat, nos concitoyens auraient-ils trouvé chez cet homme qui se présente volontiers comme un briseur de tabou, un exutoire, un écho à ce sentiment enfermé et interdit ? Le Pen a toujours été frappé du sceau de l’immoralité. Il avait le tort de dire les choses clairement, dans un langage que notre République policée ne supporte plus. Il nous jetait à la figure notre xénophobie et ses 20 % d’adeptes révélés par l’obscurité des isoloirs. Combien sont-ils, au-delà, à se cacher à eux-mêmes ce sentiment devenu honteux ?
Une telle dynamique a-t-elle été à l’œuvre, entre autres facteurs, lors de cette dernière élection ?
Est-ce une force irrationnelle qui nous pousse ainsi à traiter en criminels les victimes du système économique mondial dont tous nos gouvernements ont été les co-artisans ? Est-ce une émotion refoulée dans l’inconscient collectif qui nous interdit de mettre en face deux besoins qui coïncident ?
Pourquoi n’investissons-nous pas dans un grand plan Marshall de l’éducation et de la formation, de manière à apprendre aux nouveaux arrivants les premiers métiers en bas de l’échelle sociale, à leur permettre de parfaire leur français, leur apprendre à lire et à écrire ? Une telle entreprise pourrait traverser tout le pays comme une colonne vertébrale, proposant à chacun de se former pour atteindre des responsabilités et des compétences supérieures. Ceux qui occupent actuellement les emplois les plus bas progresseraient d’un niveau et libéreraient du travail aux nouveaux arrivants, etc. Un tel mouvement ascendant calmerait non seulement les tensions sociales et ethniques qui minent notre collectivité, mais il enclencherait une machine à fabriquer de l’emploi et de l’activité. La dignité rendue à tous serait le garant le plus sûr d’une paix sociale solide.
Sur ces bases, alors, pourraient fleurir les joies des rencontres entre cultures, la découverte réelle d’autres visions du monde, car il y a sur le continent africain ou asiatique de nombreuses réponses aux maux qui minent notre Occident. Stress, dislocation du tissu social, place des vieux, culte de l’immédiateté et absence de vision à long terme, relation avec la nature...
Tout cela est utopique ? Cela coûterait trop cher ?
Quel est le prix de l’instabilité sociale, de la violence des jeunes, du travail non déclaré, de la traque aux étrangers, de l’administration carcérale qui enfle, des systèmes de contrôle et de protection en tous genres ? De tels coûts n’apparaissent pas en tant que tels, ils sont ventilés dans différents budgets et ils prennent forme sur des décennies... Nous sommes aux limites de la démocratie. Le clientélisme coûte cher. Nos émotions refoulées et nos comportements irrationnels aussi.
Une telle politique créerait un afflux massif de clandestins ?
C’est une question à traiter. Nous avons besoin de cet afflux dans une certaine mesure, mais il y aurait un équilibre à trouver. Il faudrait maintenir un contrôle aux frontières évidemment.
Cependant interdire l’accès au territoire et régulariser ceux qui parviennent à passer outre représenterait un système hypocrite, et dangereux pour ceux qui risquent leur vie dans le voyage.
Peut-être pourrions-nous ouvrir une filière d’immigration régulière et sans sélection. Puisque la plupart des migrants aspirent à retourner vivre dans leur pays, pourquoi ne pas créer des aides au retour constructives ? Les travailleurs se verraient aidés à rentrer chez eux avec un bagage. Ils rentreraient forts d’une formation et d’une expérience sur notre sol, ce qui leur permettrait de mettre leurs compétences au service de leur pays, avec l’aide du microcrédit. En enrayant de telle sorte la mécanique de la pauvreté, nous agirions sur les causes de nombreux problèmes, pas uniquement d’ordre migratoire.
Il s’agirait de créer un circuit aller-retour au sein duquel nous maintiendrions notre économie en marche grâce à la jeunesse des autres continents. En échange, nous offririons des formations gratuites et de l’expérience professionnelle à leurs ressortissants. Une partie pourrait rester vivre en France tandis qu’une autre aurait vocation à rentrer au pays exporter son savoir-faire. Nous offririons du capital immatériel aux pays pauvres en encourageant une part des individus formés à nos frais à repartir, sur la base du volontariat. On peut imaginer que le système se régule plutôt naturellement en fonction du désir de chacun de s’installer en France ou de retrouver les siens. Il faudrait dans un premier temps ne faire venir que les hommes, et c’est au moment du choix entre vivre en France ou rentrer au pays que se poserait la question du regroupement familial, lequel serait mis en oeuvre pour les étrangers décidés à demeurer sur notre territoire. La nationalité française pourrait leur être proposée quelques années plus tard. Nous serions peut-être surpris du résultat ! Peut-être seraient-ils trop nombreux à vouloir repartir ! Ces coûts de formation dont les fruits profiteraient à d’autres pays seraient de vrais investissements. Investissements dans la stabilité mondiale, dans la diminution de tous les frais liés aux politiques coercitives et aux conséquences des violences. Cela impliquerait, il faut en être conscient, la réduction de certains marchés sur ce créneau, mais d’autres seraient ouverts, la coopération réelle entre Nord et Sud deviendrait une source inépuisable de richesse bilatérale.
De tels mécanismes seraient infiniment plus efficaces que toutes les sommes dépensées inutilement dans la coopération ou dans l’aide au développement. Nos Etats si riches en face de la pauvreté du monde ne savent pas être réellement généreux, et ils donnent en général lorsqu’ils y trouvent un intérêt secondaire : ouvrir des débouchés pour leurs entreprises, obtenir d’un gouvernement telle ou telle décision, etc.
Mais une telle démarche ne peut pas fonctionner si elle n’est pas étayée par une profonde redéfinition de nos relations internationales, la France devrait non seulement cesser de soutenir les gouvernements qui détournent les richesses de leur pays avec la complicité d’entreprises multinationales, mais elle devrait aussi abandonner elle-même définitivement ce genre de pratique et laisser tomber ses arrière-boutiques sordides. Notre pays devrait encourager les régimes en place à négocier des contrats honnêtes pour l’exploitation des ressources naturelles, au moins 50/50 %, de manière à permettre aux états de soutenir le développement des activités que créeraient les migrants prodigues. Nos entreprises verraient leurs bénéfices diminuer, mais pas disparaître. Nos intérêts compromis à court terme garantiraient nos intérêts à long terme. Voilà une utopie dont rien n’empêche la mise en œuvre, hormis nos propres atavismes.
Les vestiges de notre empire colonial, la francophonie, et les relations privilégiées que nous entretenons encore avec l’Afrique de l’Ouest, par exemple, permettraient de développer ce type de partenariat, quitte à le faire à contre-courant de la marche du monde. Rares sont les pays à qui l’Histoire offre aujourd’hui une telle opportunité. Cette situation nous met face à une responsabilité.
Ces choix qui sont des choix politiques et que rien n’empêche de mettre en oeuvre au plan mondial se heurtent à la cécité des actionnaires rivés sur les chiffres du rendement, à l’idéologie du tout-marché, aux intérêts des entreprises géantes que défendent des lobbies aussi puissants que des Etats. Le besoin se fait urgemment sentir de placer le monde financier sous la coupe du monde politique, sans quoi notre humanité, folle, court comme un canard sans tête, incapable de projet, inapte à l’exercice de la liberté. Cette liberté qui gît à nos pieds demeure accessible pourtant. Nous conservons, pour encore quelques décennies, je l’espère, la capacité de réagir. Tant que les milieux d’affaires et les entreprises multinationales ne disposent pas de façon indépendante de moyens coercitifs, c’est-à-dire d’une capacité à faire la guerre, ils demeurent de fait inféodés aux Etats. A tout moment, ces derniers peuvent changer les règles du jeu, et les milieux d’affaires devront s’y conformer.
A quel niveau est pratiqué l’entrisme du monde des affaires vers le monde politique ? Jusqu’où les entreprises ont-elles infiltrées les Etats ? A quel degré leurs intérêts, souvent contradictoires, se sont-ils emmêlés ? La démocratie permet-elle vraiment l’autodétermination ? Pourrions-nous installer un gouvernement vertueux, issu de la société civile, porteur d’un programme de ce type, sans nous heurter à des forces insurmontables ? Quel est le degré de notre liberté ? Une expérience de ce type aurait la vertu de nous le révéler. Notre prison, si elle existe, est invisible. Nous nous sentons libres tant que nous ne tentons pas de quitter son périmètre. Telle est la nature du totalitarisme moderne, s’il existe.
Les vieilles dictatures qui assurent leur règne par la force directe appartiennent à un ordre ancien, et les démocraties occidentales ne manquant pas une occasion de le leur rappeler : elles somment les Birmans d’éviter le bain de sang, elles stigmatisent Saddam Hussein ou elles grommellent timidement face à Poutine. Pourtant le système de la dictature démocratique, s’il existe vraiment, s’avère franchement plus élaboré, plus fin et plus efficace. C’est la dictature furtive, la prison immatérielle. Ni mur ni barbelé : une ligne blanche tracé sur le sol. L’ailleurs, les extrêmes, l’irraisonnable d’un côté - presque tout le monde de l’autre : valets zélés, enthousiastes naïfs, castrés aux ordres, opposants déterminés ou hystériques, criminels, flippés, déviants, dépendants et déprimés, névrosés ou extasiés... Qui oserait franchir la ligne ? Qui se risquerait à imaginer loin, à ouvrir les horizons, à repenser les dogmes, à effacer les axiomes ? Au mieux c’est la raillerie générale, au pire la prison. C’est Governatori ou c’est Denis Robert.
Quelle finesse ! Quelle beauté recèle cette nouvelle modernité ! Quel millénaire les enfants ! Plus besoin de réprimer, il suffit de savoir guider, de savoir utiliser l’instinct grégaire. Comme il est difficile de soutenir un avis seul contre tous. Avez-vous remarqué comme les choses se compliquent en fonction du rapport de force ? Il suffit de savoir placer les idées dans les têtes. Forger l’opinion publique. Voilà la clé de voûte.
Nous aurions besoin d’un homme et d’un mouvement qui aient la force et la grandeur de gouverner avec une vision qui porte loin, et un courage de nature à ne pas plier face aux lobbies. Nous sentons tous cela, mais le regard doit être aiguisé pour distinguer le vrai du faux, le trompe-l’œil du réel. Voilà encore une fibre sur laquelle a su jouer, consciemment ou non, notre nouveau président.
Raphaël Massi
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