Le mortel oubli
Depuis vingt-cinq ans, le monde fait face à une pandémie, une maladie mortelle jugée comme tout à fait particulière en raison de son mode de transmission, ainsi que des premières personnes infectées. Le sida est un mot qui a terrifié la planète entière pendant quinze ans, et qui continue à véhiculer des idées de mort, de douleur, de punition. Mais, où en sommes-nous face à ce virus ? Avec les multi thérapies, avons-nous baissé la garde ? Et avons-nous sérieusement réfléchi aux conséquences sociales d’une telle maladie sur le long terme ?
Eh oui, je sais, encore un papier sur ce satané sida. Je sais aussi, c’est la rentrée des vacances, la vie est dure soudain, alors pourquoi venir rabâcher tout cela alors que d’ici quelques mois, on va avoir droit à "la journée de lutte contre le sida". Arf ! Comme si on ne devait se préoccuper de cette saloperie que le 1er décembre... Allez, un petit effort, je ne réclame qu’une petite dizaine de minutes de votre temps et un peu de concentration.
Je vous épargne le rappel des faits depuis 1982, à peu près tout le monde connaît l’histoire de ce qu’on a d’abord appelé le cancer gay. Pour les plus jeunes, sachez quand même que durant les années 80 ainsi qu’au début des années 90, certains milieux, artistiques entre autres, ont été littéralement décimés. La mort a fauché un nombre incroyable de jeunes gens, talentueux, débordants de vie, dont le seul "crime" fut d’aimer le sexe et d’aimer faire l’amour sans avoir peur.
Si vous voulez en savoir plus, de nombreux films ont été fait sur cette période, certains excellents, d’autres vraiment trop mélo, quelques-uns franchement révoltants à mon goût. Je vous conseille, entre autres, de passer à côté des Nuits fauves, qui personnellement me donne la nausée. Je ne saurai, en revanche, trop vous conseiller de voir ou revoir l’adaptation de la pièce de Tony Kushner, Angels in America. Produit par HBO, servi par un casting de rêve où on retrouve Al Pacino (hallucinant), Meryl Streep (au sommet de son art) et Emma Thompson (à contre-emploi), cette mini série recrée l’ambiance exacte de l’Amérique des années Reagan, confrontée à ce fléau.
Les années 90, après la prise de conscience du danger mortel que cette maladie faisait courir à toute la société, et non pas seulement à la "communauté" gay, a vu fleurir les mouvements de lutte internationaux, sidaction, mobilisation de la communauté scientifique mondiale. Les conséquences furent rapides et conséquentes. Au milieu des années 90, on vit arriver les fameuses "tri-thérapies" qui constituèrent enfin une première réponse au virus, avec leur capacité, même partielle, d’éviter l’effondrement des défenses immunitaires à l’origine du décès des malades. Le monde respirait. Enfin, le monde... l’Occident !
Depuis ? Et bien, on pourrait dire que les choses ont tendance à s’estomper. Si la recherche progresse, elle le fait - apparemment - à un rythme beaucoup plus modeste.
- Faute de crédits ? Sans doute, il suffit de voir le décalage entre les dons récoltés lors du Sidaction et du Téléthon. Entendez-moi bien je ne mets pas en doute la générosité des Français, elle n’est plus à démontrer. En revanche, je mets en lumière les disparités de traitement et de moyens mis à disposition par les pouvoirs publics et les médias lors de ces opérations.
- Faute de solidarité ? Il est évident que, si le sida est maintenu en laisse - de manière bien précaire - en Occident, si les malades des pays développés ont la chance (encore que pas tous) d’avoir accès à des traitements performants qui, sans éradiquer le virus, le maintiennent sous contrôle ; la situation est beaucoup moins rose dans le reste du monde, notamment en Afrique. Les initiatives de Bill Clinton, la décision de J. Chirac d’instituer une taxe sur le transport aérien français ne sont que de maigres emplâtres sur une situation que toutes les ONG qualifient d’apocalyptique. Et je ne parle pas des ravages que la maladie fait en Asie, et pas seulement dans les destinations du "tourisme sexuel". La Chine est touchée par le fléau et les efforts des autorités pour - au moins - prendre conscience de l’ampleur du drame, sont dérisoires. Et que faisons-nous, sérieusement, pour changer les choses au niveau planétaire ? Pas grand-chose, à part la conférence annuelle qui fait le point et se contente de grandes déclarations, reprises par les décideurs qui masquent mal, derrière les mines compassées de circonstances, leur désintérêt général.
- Faute de volonté ? Très certainement. Le désintérêt des politiques vis-à-vis de la maladie ne se traduit pas que sur la scène internationale, quand on évoque le sort des millions de séropositifs du Sud. Il suffit de rappeler que le sida a été cause nationale sous le gouvernement Raffarin en 2005 et que rien n’a été fait, à part une campagne de publicité sur la prévention en... décembre ! Ce manque de volonté politique continue à se traduire par la quasi absence de messages de prévention, avant et au cours de l’été. Attitude qui pourrait, un jour, être jugée comme plus criminelle que le laissez-faire des années sang contaminé.
Car enfin, le sida est un virus, certes, une maladie mortelle mais ni plus ni moins que le cancer ou autre. En revanche, son mode de transmission, lui, pose de sérieux problèmes sociaux aux sociétés dans lesquelles nous vivons.
La nature sexuelle du mode de transmission du virus déchaîne depuis son apparition les comportements les plus aberrants, les plus délirants. Le sexe est un tabou majeur dans nos sociétés, et les maladies vénériennes n’ont jamais été regardées sans a priori. Le fait que les homosexuels aient été les premiers touchés n’a fait qu’envenimer le débat. Intégristes religieux, politiques, moraux se sont lâchés sur cette "punition divine", "corruption occidentale", "déciance bourgeoise", et j’en passe. Au caractère mortel de la maladie est venu se greffer, pour une partie importante de la population, un jugement moral qui a conduit, dans bien des cas, à une mort sociale avant la mort physique.
Plus profondément, le sida, par son mode de transmission, est en train, doucement, insidieusement, de mettre en péril une notion de base de la société : la confiance. Par crainte du sida, on se protège. On met des capotes qui isolent les amants lors d’un rapport, le plus intime qui soit. On se réfugie derrière une barrière en latex. Le pire, c’est que c’est à l’heure actuelle le seul moyen efficace de prévention. J’entends de beaux discours sur l’abstinence, la fidélité, etc., mais on en revient à la case départ : la confiance. Or, la confiance ne protège pas.
Alors, où en sommes-nous ? 2007, le sida tue, encore et toujours. Les perspectives d’un vaccin sont "à portée de main", ce qui signifie que pour le moment, on n’a rien. Ou en est la volonté politique ? Eh bien, disons que si on rebaptise le sida "alzheimer", on est bien parti. Sinon, on est en panne, au milieu du gué. Ce qui semble satisfaire fort bien nos dirigeants.
Cet été, des millions d’adolescents ont connu sur les plages de France et d’Europe leurs premiers émois. Leurs premières aventures amoureuses. Leurs premiers ébats sexuels. Combien, à 16, 17 ou 18 ans ont été contaminés lors de ce premier rapport sexuel, compromettant gravement, sans doute irrémédiablement leur capacité d’avoir un enfant ? Et, bien sûr, plaçant au-dessus de leur tête une épée de Damoclès dont ils ne se débarrasseront peut-être jamais...
Que faire devant le mouvement bareback ? Que faire devant ceux qui décident de laisser tomber la protection, pour quelque motif que ce soit ? La seule réponse doit-elle être le rejet et l’anathème ? N’y a-t-il pas quelque chose de plus profond là-dedans ? Peut-être une lassitude extrême de la peur, de la méfiance de l’autre ? Une volonté de vivre, même si cela revient à obérer le lendemain ? Qui s’est penché sérieusement là-dessus ?
Combien de temps allons-nous fermer les yeux ? Combien de temps allons-nous nous contenter de multi thérapies qui ne font que repousser le problème sans rien régler, diffusant - en plus - un faux sentiment de sécurité ? Je fais partie de la première génération qui n’a jamais connu autre chose que le sida comme horizon indépassable de la vie amoureuse et sexuelle. J’ai 40 ans, ce qui veut dire que la deuxième génération devant vivre avec ce rétrovirus est là, et dejà depuis quelques années.
Je crains que nous ne soyons qu’au début des ravages du sida. A coté des morts, des contaminations, des malades, de leur coût économique, humain, des peines et chagrins causés partout dans le monde, se profile une catastrophe sociale de grande ampleur. Que personne ne mesure encore. Il est temps d’agir, notre oubli actuel est mortel.
Manuel Atréide.
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