Le mot de la fin
Ma grand-mère avait coutume de commencer les livres par la fin. Elle ne lisait même pas la quatrième de couverture, non, elle l’ouvrait comme le fait aujourd’hui un lecteur de mangas, parcourait les 2-3 dernières pages et décidait alors seulement si le bouquin valait la peine d’être lu. Ce qui m’exaspérait au plus haut point.
À quoi bon lire une histoire dont on connait déjà la fin ? Le plus marrant, dans l’affaire, c’est que je ne lui ai jamais posé la question, me contentant de désapprouver la méthode d’un reniflement bruyant et indigné.
Ma grand-mère lisait aussi le journal à partir de la fin. Elle commençait par le plus intéressant : l’éphéméride, la météo, l’horoscope, la recette de cuisine du jour, la citation en patois, puis elle remontait le courant vers son deuxième grand centre d’intérêt quotidien, la rubrique nécrologique. Encore des histoires dont elle prenait connaissance par la fin inéluctable.
Quand j’étais gosse, c’était son Perdu de vue personnel. Elle y retrouvait d’anciens amis de jeunesse qui avaient construit leur vie au bled pendant qu’elle s’exilait laborieusement dans la capitale. Je trouvais ça morbide. C’était son agenda des sorties. Avec le temps, les nécros parlaient moins des gens qu’elle connaissait. Vers la fin, c’était plus comme si Highlander compulsait le Guiness book des records, histoire de vérifier qu’elle était bien la dernière de son espèce.
Le sens de la vie
J’ai donc raté le sens de la vie tel que le voyait ma grand-mère, parce que je n’ai jamais réellement eu la curiosité de comprendre un fonctionnement qui me semblait juste aberrant. Et maintenant que j’ai réussi à me dire qu’il y avait quelque chose à creuser dans l’histoire, elle ne peut plus me répondre. Je me demande à présent ce que son habitude révélait de son rapport au temps et même à la vie, au récit de nos vies.
Je lis comme on part en exploration : j’aime ne rien savoir de ce qui m’attend, j’aime me perdre dans les méandres de narrations qui s’entrecroisent et plus le livre est gros, plus je suis contente de savoir que le voyage va durer. J’adore les sagas interminables, les auteurs capables de rester toute leur œuvre dans le même univers, capables de repartir d’un personnage secondaire pour bâtir une nouvelle digression et relancer la machine pour un tour. Quand j’apprécie un auteur, je suis capable de m’enfiler toute son œuvre à la queue leu leu, comme une balade interminable à ces côtés, une randonnée de l’esprit qui peut durer plusieurs mois et dont je ressortirai potentiellement transformée. Et rien n’est plus frustrant pour moi que d’arriver au mot fin. Rien n’est plus triste que d’achever le voyage, de dire adieu à l’auteur et ses personnages. J’ai parfois même besoin d’une pause à lire un essai ou un truc un peu aride pour ne pas perdre tout de suite la saveur de cette rencontre, pouvoir poursuivre encore un peu l’aventure dans mon cinéma intérieur.
En fait, dans la vie comme dans la lecture, je préfère le trajet à la destination. Et même quand je suis arrivée, j’enchaine souvent avec l’exploration des environs, une poursuite du voyage, une sorte de refus inconscient de poser mes valoches ou de m’amarrer au port. Et rien n’est plus terrible pour moi que la sensation d’avoir fait le tour d’un lieu, d’une aventure, d’une personne, d’être arrivée à la fin d’une époque ou d’une histoire. À ce moment-là, je me remets en quête… d’une autre quête, d’un autre mouvement. Je suis une nomade dans ma propre vie.
Alors que ma grand-mère avait bien l’air de savoir que tout cela finissait toujours de la même manière, quels que soient les raccourcis ou sentiers buissonniers que l’on puisse choisir en cours de route. Finalement, ma grand-mère savait que la vie ne chemine que dans un seul sens : celui qui va du berceau au tombeau et que tout ce qu’il y a au milieu, finalement, n’est que littérature. Elle n’attendait finalement pas grand-chose de la vie, si ce n’est que quelques déceptions de plus et je pense qu’elle avait une secrète jouissance à penser qu’au bout du chemin, c’était la même conclusion pour tout le monde, que le riche qui méprise comme le pauvre qui supplie, les petites haines quotidiennes comme les grandes histoires d’amour éperdu, tout cela se termine assez mal, en général.
La fin des haricots
Dans la famille de monsieur Monolecte, il y a eu longtemps une tradition de grandes randonnées familiales. En tant que pièce rapportée j’ai eu le droit d’intégrer ce rituel déambulatoire, généralement commis à flanc de montagne avec au moins un bivouac au milieu pour marquer la pause nocturne. L’idée générale était de reproduire la progression erratique de la tribu primitive, avec, au bout du chemin, la promesse du point de vue unique et insaisissable. Tout comptait : le choix du trajet, la compagnie, l’effort, la souffrance, la joie et la récompense suprême du sommet. L’errance de la vie, mais avec un but, une destination, et toujours l’aiguillon de la curiosité :
— C’est encore loin, l’arrivée ?
— Non, c’est juste derrière la prochaine moraine.
Depuis, j’ai appris que derrière chaque moraine s’en cache une autre et qu’il n’y a de pause qu’arrivé·e au sommet. Derrière la prochaine moraine
est même devenu un gimmick familial pour exprimer le leurre du but proche qui cache une destination inatteignable. C’est le moteur de la vie, ce qui fait qu’on décide de tenir le coup, de serrer les dents et de continuer à avancer malgré la lassitude, malgré nous, malgré l’adversité, le temps qui passe et nous lamine, malgré la vie, malgré tout.
Je ne saurai jamais pour quelle raison ma grand-mère commençait tous ses livres par la fin. Comment — à la lecture de quelques phrases jetées au terme du parcours de personnages qu’elle ne connaissait même pas — pouvait-elle décider que, finalement, cette histoire méritait d’être lue ? Peut-être qu’elle était comme un archéologue patient qui reconstitue une civilisation à partir de quelques rognures d’os roulées dans la poussière. Peut-être aussi qu’elle voulait se rappeler qu’en cette vie, elle n’entretenait l’illusion d’aucun espoir. Peut-être que c’est de cette manière que se déroule l’existence des croyants : tendue dans l’attente du point final, qui les délivrera de cette vallée de larmes. Peut-être n’était-elle qu’impatiente et avide de passer à la moraine suivante.
Toujours est-il qu’elle a déroulé le plus longtemps possible son propre récit, pas plus avide de sa conclusion qu’une autre.
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