Une intericonicité contrariée
Le maquillage de Marianne, allégorie bicentenaire de la République française depuis la Révolution de 1789, est, en effet, si paradoxal que l’intericonicité pourrait être contrariée et rendre difficile la reconnaissance du personnage exhibé.
Imposée par la stylisation du symbole, la mise hors-contexte totale ôte déjà tout point de repère. Comment identifier Marianne sous les traits de cette jeune femme photographiée debout en plan d’ensemble et enceinte jusqu’aux dents ? Elle se détache blanche sur un fond de ciel uniformément bleu d’azur, le pied posé sur une surface encore plus blanche que son vêtement. Ce n’est pas de la neige, sinon elle ne serait pas pieds nus. Peut-être un nuage, symbole du rêve à accomplir ? La jeune femme se présente, en tout cas, de profil pour bien faire apparaître la protubérance de son ventre fécondé si lourd qu’elle le soutient même d’une main. Son visage ravi sourit à une source lumineuse hors-champ qui l’illumine, métonymie d’un avenir radieux sans doute.
Le seul indice qui permette de reconnaître Marianne est son couvre-chef insolite qui ressemble au bonnet phrygien. Mais les Schtroumpfs, ces personnages comiques d’un dessin animé, en portent un aussi.
Le choix du blanc monarchiste à l’exclusion du rouge
L’ambiguïté vient de ce que ce bonnet est blanc comme le vêtement dont est revêtue la jeune femme. Car le bonnet de Marianne est traditionnellement rouge depuis la Révolution française. Il faut donc en déduire que la couleur rouge a été expressément bannie au profit du blanc uniforme du vêtement, et, avec elle, ont été résolument écartées ses charges culturelles de sang et de pouvoir, de feu et d’amour, prisées par le mouvement révolutionnaire.
Dès lors, inversement, le blanc a été retenu pour ses propres charges culturelles et en particulier celle de l’innocence virginale. Ainsi, de l’assortiment tricolore du drapeau français, n’apparaissent que le blanc et le bleu. Or, il s’agit des couleurs aristocratiques et monarchistes traditionnelles. On se souvient que l’héritier du trône issu de la famille légitimiste des Bourbons, le Comte de Chambord, a ruiné, après la défaite de 1870 et la Commune de 1871, les chances d’une restauration monarchique par son intransigeance à défendre sa couleur : une de ses exigences était de remplacer le drapeau tricolore par l’étendard blanc de la monarchie. Il a ainsi ouvert la voie au rétablissement de la République qui est un jour apparue discrètement dans un amendement à la Chambre des députés.
Un pastiche ou une parodie de Marianne
D’autre part, le mythe de Marianne, allégorie de la République et de la Liberté contre l’absolutisme monarchique, s’est toujours incarné sous les traits d’une jeune femme hors de toute posture catégorielle, comme il sied à une allégorie incarnant une idée générale. Or, ici, on lui fait jouer le rôle bien particulier d’une femme enceinte. Du coup, elle perd sa vertu fédératrice des citoyens français et de leurs idéaux communs de Liberté, d’Égalité et de Fraternité.
Ainsi, par la couleur infidèle et une fonction spécifique de maternité, le mythe perd-il de son universalité. On est plutôt en présence d’un pastiche, voire d’une parodie qui fait de Marianne un nouveau personnage stéréotypé de Commedia dell’arte. Décoloré, son bonnet phrygien peut être pris par intericonicité pour un vulgaire bonnet de nuit. Quant à la tunique dont Marianne est en général revêtue et qui appartient au vestiaire de la Grèce antique, elle devient ici une sorte de chemise de nuit, voire une gandoura. Qu’on songe à la Marianne-Liberté de Delacroix guidant le peuple sur les barricades de 1830 (voir photo ci-dessous) ou aux bustes des mairies auxquels Brigitte Bardot ou Laetitia Casta ont prêté leurs formes ! On n’a jamais vu Marianne aussi couverte des pieds jusqu’à la tête. À quand une Marianne en burqa ?
Une maltraitance du mythe révélatrice d’une idéologie archaïque
Pareille maltraitance du mythe a un revers pour ses profanateurs : elle trahit l’idéologie qui les habite. Après leur réhabilitation des couleurs monarchistes au détriment du drapeau français tricolore et républicain, deux métaphores livrent la représentation qu’ils se font de la société française.
1- L’amalgame de La France et de la femme-mère
La première métaphore est celle qui identifie la France à une femme enceinte. N’est-ce pas un amalgame, c’est-à-dire une identification abusive ? Pour essentiel que soit le renouvellement des générations et le rôle majeur qu’y jouent les femmes, sauf erreur, les hommes y ont tout de même leur part. En outre, la fonction des femmes ne peut être limitée, comme dans les temps anciens, à leurs spécificités physiologiques.
Cette condition féminine archaïque serait-elle redonnée en modèle pour valoriser le rôle de la mère au détriment de celui de la femme ? On vivrait donc une régression sévère comme le dénonce dans son dernier ouvrage É. Badinter « Le Conflit. La femme et la mère » : le rôle des femmes serait-il d’être à nouveau mères au foyer ? La seule différence ou concession observée par rapport à un passé archaïque est insinuée ici par la mise hors-contexte : Marianne est seule, elle ne connaît ni mari ni compagnon : est-ce donc la réhabilitation de la Vierge mère de la tradition chrétienne, ou serait-ce que la fille-mère ou la mère célibataire sont tolérées du moment qu’elles font des petits ?
2- L’amalgame de la procréation et de l’investissement économique
La deuxième métaphore est livrée par le slogan : « La France investit dans son avenir ». Une représentation économiste du monde assimile donc ici la procréation à un investissement économique. Déjà, le mot « gérer » est employé à toutes les sauces, voici que le mot « investir » investit toute l’activité humaine dans ce qu’elle a de plus spécifiquement humain pour la déshumaniser et « l’économiciser ». On avait connu les enfants comme force de travail et seule richesse du « prolétaire » qui engendre une descendance (« proles » en latin signifie « enfants », « descendance ») ; ils pouvaient souvent servir aussi de « chair à canon ». Ils sont désormais des « R.H. » selon la publicité d’une officine qui vante son savoir faire en « solutions R.H ». N’y a-t-il rien de plus révoltant que de déshumaniser les hommes et les femmes pour les réduire à de misérables « ressources humaines » ?
On ne se méfie pas assez des mythes. Ils se vengent contre ceux qui veulent les défigurer. La mésaventure est déjà arrivée à Jean Anouilh en février 1944, dans Paris occupé, quand il a osé s’en prendre au mythe d’Antigone célébré par Sophocle, 25 siècles plus tôt. Incarnation de la conscience du citoyen qui se dresse contre le pouvoir absolu, Antigone est devenue dans les mains d’Anouilh une adolescente attardée hystérique pour mieux faire resplendir la grandeur de Créon, l’homme de pouvoir responsable qui fait ce qu’il peut pour sauver ce qui peut l’être : et en 1944, l’hommage allait droit à Pétain ! Ici, en travestissant Marianne selon ses couleurs et ses préjugés, le gouvernement français révèle par projection ses préférences pour une société archaïque qu’on croyait révolue : aux relents monarchiques, cette société est à la fois sexiste en renvoyant, par le mythe de Marianne défiguré, les femmes à leur « prédestination biologique », et économiste en faisant de l’homme un vulgaire moyen et non une fin en soi.
Paul Villach