Le poids des mots
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La plus noble pensée
Ne peut plaire à l'esprit, quand l'oreille est blessée.
Nicolas Boileau l'Art Poétique
C’est curieux, l’avez-vous remarqué : de plus en plus de mots obèses circulent dans la langue : plus le contenu du discours est léger plus les mots qui le constituent sont pesants ! La pensée nourrissant le langage, nous assistons peut-être à un phénomène analogue à celui que les diététiciens et autres nutritionnistes dénoncent : de même que la mal-bouffe est responsable de l’enflure des corps, de même le mal-penser serait la cause de l’enflure des mots. Ainsi, dans notre belle langue classique, on prenait autrefois position au sujet d’un problème sur lequel une question vous était posée, maintenant on affiche son positionnement sur une problématique et, de préférence, par rapport à un questionnement ! Comme le disait L. F. Céline, « Il y a très peu de légèreté chez l’Homme. […] Et alors maintenant, ils sont extraordinaires de lourdeur ». Oui, ils sont lourds !... Faute d’être capable de poser correctement des problèmes et encore moins de les résoudre, on solutionne des problématiques. Il est vrai que le fait d’élever un simple problème au statut de problématique, gonfle le locuteur d’une importance proportionnelle à celle dont le doublement du nombre de syllabes et, surtout, l’adjonction comme prothèse du suffixe ”ique”, sont responsables. C’est la consécration suprême !... Le diplôme de polytechnique !... Le label scientifique !... Et même philosophique !... Y a pas photo, énoncer une problématique c’est solutionner à moitié le problème !
Le phénomène que je dénonce est attentatoire à la belle fluidité de notre langue. Mais il va curieusement à rebours de la tendance constante, et parfois tout aussi disgracieuse, du français à évoluer vers le di-syllabisme, lequel, comme son nom l’indique, raccourcit les mots à deux syllabes. Pour certains d’entre eux c’est fait depuis longtemps : télé[vision], auto[mobile], radio[phone, vélo[cipède], métro[politain], météo[rologie], etc. Plus récents et peut-être destinés à ne se perpétuer que dans le langage familier, on a vu apparaître les perso[nellement], ordi[nateur], algo[rithme], docu[mentaire] (le plus laid de tous, en raison de l’assonance dos cul) , info[rmation], actu[alité]. Mais vous remarquerez que, mis à part perso, il s’agit dans tous les cas presque exclusivement de mots désignant des objets ou phénomènes techno[logiques], comme la musique du même nom, envahissant notre espace vital. Leur usage facilite un discours de jeunes —ayant d’ailleurs vocation à devenir un discours de vieux— à l’élocution de plus en plus rapide et de moins en moins articulée, c’est donc une simple question de commodité. Faut-il y voir une contagion inconsciente par le rap (ou le slam) cette loggorhée ininterrompue de mots mal digérés ?
Mais pour revenir à cet éléphantiasis des mots, on découvre qu’il a contaminé la langue en profondeur à travers les expressions idiomatiques, elles aussi atteintes par le renflement de problème en problématique, de méthode en méthodologie, de question en questionnement, de position ou place en positionnement etc. ,etc. Ainsi peut on lire très sérieusement « l’archivage des données pose problématique », ou « nous avons une réelle problématique à résoudre », « surmonter la problématique qui vous pose difficulté » (sic !). Internet permet de faire de la linguistique expérimentale : prenez n’importe quelle expression contenant le mot problème, (que vous pouvez trouver par exemple ici, remplacez le par problématique et lancez votre moteur de recherche avec celle-ci : vous serez surpris par la quantité des réponses, qui vous révéleront aussi, soit dit en passant, des horreurs de langage auxquelles vous n’auriez jamais osé penser ni vous ni le pire des cancres dans votre école communale.
S’est-on avisé que ce vocable apparaissait autrefois surtout dans le langage courant comme adjectif, la plupart du temps en tant qu’attribut, sous la forme de l’exclamation « c’est problématique ! », signifiant par là que le sujet abordé posait des problèmes difficiles à résoudre. Dans un langage plus savant, universitaire ou technique, il est justifié de parler de problématique au sujet d’un ensemble de problèmes subordonnés à un thème (une thématique ?) commun. Mais enfin aucuns de ces cachalots linguistiques n’ont de raison de nager dans le flot du discours ordinaire. Sauf, bien entendu à vouloir le doter artificiellement d’une aura scientifique ou d’une importance technocratique.
Bref, plus les mots sont lourds, moins ils ont de poids, et comme l’écrivait Paul Valéry dans Tel Quel (1941), « Entre deux mots, il faut choisir le moindre ».
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