Le Progrès, ce mythe fondateur de la modernité (II)
« L’affaire des progressistes est de continuer à commettre des erreurs. L’affaire des conservateurs est d’éviter que les erreurs ne soient corrigées » disait Chesterton. Décrit par Condorcet, chanté par Victor Hugo, théorisé, ou trahi, par Marx, le Progrès est aujourd’hui attaqué de toute part. Voici quelques précisions de vocabulaire et de définitions pour compléter notre premier article.
Tout le monde ne comprend pas de la même chose lorsque l’on emploie le mot Progrès. En dehors même de l’histoire de l’idée et de ses avatars, les points de vue sont différents selon le statut de celui qui conçoit, agit ou subit. En général, quand il parle de Progrès, le philosophe pense Raison et Morale, le politique Liberté, et le peuple Bonheur.
Néanmoins ces divergences de champs disparaissent devant les trois caractéristiques du Progrès moderne : général, nécessaire et positif.
Général, ou universel, il l’est doublement, puisqu’il couvre l’ensemble des activités de l’espèce humaine, politiques, philosophiques, scientifiques, artistiques, morales, mais aussi parce qu’il s’adresse à tous les hommes et ne saurait se limiter à une race ou une nation particulière. Nécessaire, inéluctable, il est le sens de l’Histoire lui même. Il est donc linéaire (mais pas obligatoirement rectiligne, voir plus bas les deux époques du Progrès). Positif, il est un mouvement vers le mieux.
Ces trois caractéristiques qui font elles mêmes l’objet de toutes les variations, se combinent à l’infini et à des degrés divers pour former l’immense panorama des idées et théories du Progrès. L’expression la plus simple en est donnée par l’historien J.B. Bury : « la civilisation a avancé, avance et avancera dans un but désirable ».
Les origines du concept de Progrès sont à trouver selon certains, chez Francis Bacon, pour d’autres chez Vico, ou Joachim de Flore. Mais les vraies racines du Progrès sont encore antérieures (voir notre article De La Cité de Dieu au village global). Elles sont chrétiennes, mais inversées, retournées et donc trahies.
Selon un usage de plus en plus affirmé, la lettre majuscule, le « grand P » du mot Progrès distingue cette conception singulière de tous les progrès autres, qui ne s’affirment pas comme le sens de l’Histoire et le bonheur de l’Humanité, mais seulement comme souhaitables, par toute personne sensée. Aujourd’hui, personne n’est contre les progrès, mais tout le monde est contre le Progrès. Ce Progrès est par définition unique, on ne peut pas parler des Progrès. Le pluriel exclut la majuscule (ou bien il s’agit de plusieurs définitions du même Progrès).
Bien sûr, dans le passé, tout le monde n’a pas employé la majuscule, ni même le singulier. Condorcet dans son Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain, qui est le manifeste même du Progrès, n’emploie ni le singulier ni la majuscule. En revanche, c’est bien cette majuscule et ce singulier que Victor Hugo accorde au « Progrès vermeil » dans Abîme, le dernier poème de la Légende des siècles, qui est l’épopée du Progrès :
Le beau Progrès vermeil, l’œil sur l’azur fixé/ Marche, et tout en marchant, dévore le passé
Le mot lui même n’a pas toujours été employé tel quel. On parle de « progrès des Lumières » au XVIIIème et sous la Révolution, plus tardivement de « sens de l’histoire » ou de modernité. De plus, l’histoire de l’idée de Progrès, écrit Frédéric Rouvillois, est loin d’être « une route unie, où elle avancerait peu à peu, régulièrement vers la perfection ». « En fait, de façon apparemment paradoxale, toute son histoire semble n’être qu’une suite de cycles, de sauts, de ruptures, les reculs succédant aux avancées et précédant parfois une accélération subite. Rien de régulier dans cette évolution. » Bref, le Progrès ne s’applique pas à lui même ses propres principes.
Les champs du Progrès
D’emblée, on est tenté de lui donner un champ limité : les XVIIIème, XIXème et XXème siècles de la civilisation occidentale. Mais il sort de ce champ de deux manières au moins : dans l’espace, la civilisation occidentale devient mondiale avec l’expansion coloniale et ses suites, et d’autre part, dans le temps, ses origines sont à chercher bien en-deçà des « Lumières » du XVIIIème. C’est seulement aujourd’hui, grâce au retour critique sur ce qu’il fut, que nous avons une vision panoramique et complète du Progrès et que nous pouvons lui accorder, lorsqu’elle est justifiée, la majuscule qui le caractérise, telle une couronne sur un cercueil .
Il existe deux grandes périodes dans l’histoire du Progrès : celle du Progrès « classique », que l’on pourrait appeler l’ère de la foi « naïve » en un Progrès presque linéaire, qui correspond aux « pré-lumières » de la fin du XVIIème, au « siècle des philosophes », et au XIX siècle scientiste et victorieux ; la deuxième est celle d’un Progrès plus affirmé et déterministe encore, mais plus souple, moins naïf, qu’apportent Hégel et les marxistes, avec les « Ruses de la Raison dans l’Histoire ». Cette deuxième conception « sauve » la première, menacée par la prise de conscience de la première guerre mondiale. Avec elle, Progrès et Sens de l’Histoire deviennent strictement synonymes. Jusqu’à la catastrophe actuelle, que Jean-François Lyotard a été le premier à anticiper avec le concept de post-modernité..
Le Progrès, dans ces deux périodes, est triple : à la fois idée de Progrès, réalité du Progrès et esprit de Progrès qui est la combinaison des deux premières. Bien entendu, ces trois aspects sont inextricablement liés, sinon cet article serait trop facile à écrire. L’idée s’appuie sur des réalités concrètes, qu’elle justifie et crée un environnement favorable à de nouvelles réalisations, un état d’esprit.
La fin de cet état d’esprit, que nous sommes en train de vivre, entraine une conséquence immédiate : s’il n’y a plus de Progrès (général, nécessaire et positif), il n’y a plus de véritables progressistes. Ni de conservateurs ou de réactionnaires, qui sont eux mêmes orphelins de leur vieil ennemi. Le Progrès ne fait plus réellement l’objet d’un débat. Il ne structure plus la vie politique en France, par exemple. Qui oserait s’affirmer comme en « avance sur son temps », « d’avant-garde » ? Personne, à part, bien sûr, les derniers permanents de la place du Colonel Fabien et tous ceux qui voudraient utiliser, jusqu’au bout, la force paralysante du mot, contre tout sens commun.
Selon Chesterton, « L’affaire des Progressistes est de continuer à commettre des erreurs. L’affaire des Conservateurs est d’éviter que les erreurs ne soient corrigées. » Il semble bien que nous soyons débarrassés des uns et des autres. Mais Chesterton ajoute : « la personne avancée nous pousse à la ruine, et la personne rétrograde admire les ruines ». Nous ne sommes donc pas au bout de nos peines, mais l’humour anglais nous sauvera.
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