Le renard et les clés du poulailler
A. Thiers, A. Fallières, E. Loubet, F. Mitterrand, J. Chirac ?
Ces
cinq noms vous rappellent-ils quelque chose ? Certainement, me
direz-vous. Il s’agit bien là de personnages qui ont exercé ou
exercent encore les fonctions de président de la République française.
Mais
plus particulièrement encore, ce qui caractérise de manière commune ces
mêmes personnages tient au fait qu’ils ont tous, à une période donnée
de leur carrière, exercé les fonctions redoutables de ministre de
l’Intérieur :
Adolphe Thiers, du 4 avril 1834 au 22 février 1836.
Armand Fallières, du 7 août 1882 au 21 février 1883.
Emile Loubet, du 27 février 1892 au 11 janvier 1893.
François Mitterrand, du 19 juin 1954 au 23 février 1955.
Jacques Chirac, du 27 février 1974 au 28 mai 1974.
Certes, dira-t-on, de François-Emmanuel Guignart de Saint-Priest le 7 août 1792, à Nicolas Sarkozy depuis le 31 mai 2005, sur plus de deux cents personnes à avoir exercé ces fonctions, il n’y aura eu que cinq ministres de l’Intérieur à avoir ensuite exercé celles de chef de l’Etat. Et pourtant, ce constat n’a rien de neutre, tant il est vrai qu’à l’exception des présidents Fallières et Loubet, les autres personnages précités ont aussi en commun le fait d’avoir tous glissé vers une concentration des pouvoirs particulièrement anormale, sinon inquiétante, au fil des années.
Exagération ? En est-on vraiment sûr, à la lecture des propos qui suivent ?
« Je n’accuse pas la Ve République d’être un régime policier parce qu’elle entretient des nuées de policiers, mais parce que son origine, ses mœurs, ses ambitions, son système politique, la condamnent à contrôler par des moyens qui lui sont propres chaque rouage de l’État, chaque cellule du pays. [...] Son vrai Premier ministre, c’est la police. [...] Elle [la population] sait d’expérience que non seulement la police écoute au téléphone, lit le courrier, tend ses filets, organise ses guet-apens, mais aussi qu’elle cogne et qu’elle tire. Les rafales de mitrailleuses sur la foule d’Alger, les matraquages sanglants du boulevard Saint-Marcel en octobre 1961, les huit morts du 6 février 1962, à Paris, ne résultent pas du hasard mais de la tactique réfléchie d’un pouvoir qui pour gagner l’initiative force toujours l’événement. »
« J’appelle le régime gaulliste dictature parce que, tout compte fait, c’est à cela qu’il ressemble le plus, parce que c’est vers un renforcement continu du pouvoir personnel qu’inéluctablement, il tend, parce qu’il ne dépend plus de lui de changer de cap. Je veux bien que cette dictature s’instaure en dépit de de Gaulle. Je veux bien, par complaisance, appeler ce dictateur d’un nom plus aimable, consul, podestat, roi sans couronne, sans chrême et sans ancêtres. Alors elle m’apparaît plus redoutable encore. »
Le coup d’État permanent, F. Mitterrand, Plon, 1964.
Vous souvenez-vous de cet ouvrage ? L’avez-vous lu ? Dans cet essai, il est plaisant de voir, avec quelques années de recul, François Mitterrand mettre en balance sa candidature et celle de son adversaire, le général de Gaulle, et justifier sa propre candidature en plaçant chacune d’elles dans le classique débat gauche-droite, ce qui se traduit chez le candidat de la gauche par la volonté de démystifier la figure emblématique du Général. Il est intéressant de le voir ensuite présenter les grandes lignes de son programme - celui d’une gauche rassemblée, protectrice des valeurs républicaines auxquelles il s’identifie volontiers - destinée à devenir une alternance à une politique gaullienne dépeinte comme personnelle et archaïque. La conclusion est sans surprise, qui adresse aux Français un vibrant appel au civisme.
Et quarante-deux ans plus tard, qu’en est-il ?
"On savait la démocratie confisquée depuis belle lurette par les technocrates et autres hauts fonctionnaires qui dictent leur loi aux élus du peuple. L’ENA a cela de bon pour le capitalisme qu’elle sait inculquer à ses futurs serviteurs de l’Etat les notions les plus raffinées de la mise en oeuvre du libéralisme, qu’il soit dur ou mou, selon que la tendance sera à la social-démocratie ou à la droite dure et musclée style UMP."
C’est ainsi que le Parlement européen est quasiment aux ordres des technocrates et que les préfets ont des pouvoirs... très étendus, pour contrôler l’activité des maires et autres élus locaux. La démocratie, d’accord, mais à condition de contrôler de près ceux que le peuple a mis au pouvoir, telle semble être la devise de cette « nouvelle » République dont certains persistent à penser qu’elle est toujours fidèle à l’esprit de 1789 et qu’elle ne dérape pas vers une forme subtile de « ploutocratie ».
Un nouveau pas vient d’être franchi sous le contrôle du président de la République en exercice. En effet, Jacques Chirac, en parfait démocrate - depuis qu’il a été élu selon la méthode des républiques bananières après le coup d’Etat médiatique de 2002 - vient d’imaginer une grande première dans les annales de la Ve République. Dessaisir le gouvernement et le Parlement d’un dossier épineux - en l’occurrence celui du contrat première embauche - pour le confier à un parti politique, sous le contrôle du président de ce même parti qui n’est autre que le ministre, en exercice, de l’Intérieur et candidat déclaré à la fonction suprême. Dieu reconnaîtra les siens à n’en pas douter, mais le citoyen lambda commence à n’y plus rien comprendre.
Tout le reste est à l’avenant : le président du groupe UMP, à l’Assemblée nationale, Bernard Accoyer, convoque les syndicats au Sénat et est chargé, par on ne sait plus qui, d’élaborer une loi modifiant la loi ! Les autres groupes politiques sont chargés de faire de la figuration. Le Conseil d’Etat reste muet, les juristes se voilent les yeux, et la dictature avance lentement mais sûrement dans notre beau pays de France. Cerise sur le gâteau, le ministre Borloo - qui a pour attachée de presse son épouse, accessoirement présentatrice du journal télévisé sur une chaîne publique - donne ordre par écrit, aux employeurs potentiels de CPE, de ne pas signer de CPE, ce qui est parfaitement illégal et passible de la prison !
Le pays nage dans un surréalisme qui dépasse tout ce que nous avions pu connaître à ce jour et que nos plus grands humoristes n’avaient jamais imaginé. Mais il paraît que l’on est encore en démocratie, puisque l’on peut écrire (presque) ce que l’on veut, et que le couvre-feu n’est pas en vigueur.
Dire que la situation est préoccupante relève de l’euphémisme, tant il faudrait la considérer comme étant pleinement désespérée puisque baignant dans un totalitarisme patent.
Les formes de dictature sont multiples, l’UMP et Sarkozy nous en donnent l’exemple tous les jours.
"Contrat première embauche : Le coup d’Etat permanent de l’UMP, 10 avril 2006 par René Balme, Maire de Grigny, (Rhône.).René BALME, maire.
Exagération ? Quand les Français- c’est-à-dire vous, nous - vont-ils enfin comprendre qu’ils sont en train de vivre un trait permanent de l’histoire politique de notre pays qui montre que les transmissions du pouvoir politique ne s’effectuent que sur le mode de véritables coups d’Etat, plus ou moins perpétrés en douceur dans la mesure où ils s’inscrivent dans une confiscation permanente du jeu normal des institutions démocratiques ?
A-t-on vraiment réalisé ce qu’implique le retour de cette grave anomalie constitutionnelle que constitue depuis des mois la mise en place subreptice d’un triumvirat dont l’un des membres est à l’heure actuelle, non plus virtuellement, mais techniquement et politiquement, investi par le Parlement des charges et fonctions qui s’attachent à la présidence de la République, ravalant ainsi la consultation nationale à venir et "l’élection au suffrage universel" au rang de simple formalité, puisque tout concourt à ce que cette même formalité soit "déjà pliée", pour reprendre une formulation commune ?
Que l’analyse de la situation politique actuelle évoque l’image d’un trio, dans lequel on distingue facilement les figures du Roi Lear, de Néron et de Brutus, a quelque chose d’inquiétant.
Ces personnages - l’un parfaitement fictif et les deux autres très réels - ont, comme chacun sait, tous très mal terminé, engageant leurs proches et leurs sujets dans de véritables tourments.
Quand
les Français vont-ils donc comprendre que le temps est venu de ranger
l’infernale dichotomie "droite-gauche", qui empoisonne la vie politique,
économique et sociale, au magasin des accessoires ?
Il y a le feu.
Aujourd’hui, c’est de l’Etat qu’il s’agit. De la France. De notre pays. Des institutions et des libertés publiques de notre pays. Et de ceux qui ont une inaliénable vocation à en disposer : chacun d’entre nous, sans exception.
Comment nos concitoyens ne réagissent-ils donc pas dès à présent pour signifier sans plus attendre une fin de non-recevoir définitive et sans appel au principe d’une candidature permettant à l’actuel chef de la Police de changer d’étiquette en devenant tranquillement chef de l’Etat ?
A-t-on
bien compris ques les prochaines consultations électorales ne visent
qu’à une chose, écarter toute alternance ou aggiornamento politique en garantissant dès à présent par tous les moyens possibles le "changement
dans la continuité ?"
Dans
de telles conditions, les dispositions de l’article 5 de la
Constitution du 4 octobre 1958 qui, dans son titre II intitulé " Le président de la République", dispose dans son alinéa 1 que le président
de la République veille au respect de la Constitution (et) assure, par
son arbitrage, le fonctionnement régulier des pouvoirs publics ainsi
que la continuité de l’Etat" risquent fort de n’être bientôt plus qu’un
aimable souvenir.
Voici
bien longtemps, lors de l’élection de M. Jacques Chirac à la Mairie de
Paris, le quotidien Le Monde avait publié un dessin de Plantu intitulé
"Les loups sont entrés dans Paris."
L’image n’est pas parlante ? En voici une autre : est-il vraiment envisageable de confier aujourd’hui les clefs du poulailler au renard, bel animal au demeurant ?
Comment appelle-t-on un dirigeant politique qui concentre entre ses mains tous les pouvoirs que, selon une habitude bien rôdée, les gardiens et les représentants du bien commun et de la chose publique ont abdiqué en sa faveur ?
Un dictateur.
Renaud Bouchard
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