Le renoncement des honnêtes gens
Deux journalistes de France Info se sont congratulées à l'antenne mercredi matin (22 janvier 2014). Ces deux professionnelles de l'information rapportaient qu'à l'apostrophe d'un député, alors qu'il lui donnait du "Madame Le président", Sandrine Mazetier, élue PS, a répondu en l'appelant "Monsieur la députée". La pirouette verbale a comblé d'aise les commentatrices de radio qui se félicitaient de la répartie : "Il l'a bien cherché" ont-elles pouffé dans leurs micros. Sous le prétexte de défendre l'égalité des sexes, on remodèle la langue française sans vergogne. En octobre 1999, alors qu'elle venait d'accepter le poste de secrétaire perpétuel de l'Académie française, un journaliste demandait à Hélène Carrère d'Encausse s'il faudrait l'appeler "Madame la secrétaire perpétuelle". Elle avait alors expliqué que la fonction détermine le titre, et qu'en conséquence la forme correcte pour s'adresser à elle serait "Madame le secrétaire perpétuel".
Y a-t-il l'écho de cette histoire dans le discours que Madame Carrère d'Encausse a prononcé le 5 décembre dernier ? Intitulé A la reconquête de la langue française, l'académicienne s'y inquiète qu'à l'école se répande le "rejet du savoir transmis". Elle dénonce avec inquiétude que la maîtrise et le goût de la langue française reculent partout. L'école s'effondre : les résultats du bac, l'enquête Pisa, tout concourt à montrer que l'école ne remplit plus son rôle... même cette femme remarquable échoue à entraîner les relais de l'information pour appuyer dans l'opinion ce qui la concerne. Les relais préfèrent ricaner dans leur micro. Ils ricanent pour justifier les pirouettes sémantiques de Sandrine Mazetier. L'élue de la République proposait en janvier 2013 de changer le nom de l'école maternelle pour " neutraliser la charge affective maternante du mot maternelle". Quand élus se répandent avec un tel décalage entre ce que la réalité leur commande et ce qu'ils proposent, l'optimisme auquel ils nous invitent ressemble à la dernière clope d'un condamné.
Faouzia Farida Charfi a été la première secrétaire d'Etat en charge de la recherche en Tunisie après le printemps arabe. Dans son livre "La science voilée", publié en 2013, elle dénonce le recul de la science et du savoir dans les écoles de son pays en particulier, et s'inquiète qu'il s'étende au-delà. "Les maillons manquants [pour une 'société du savoir' viable] sont étouffés par des idéologies, structures sociales et valeurs qui inhibent l'esprit critique" écrit-elle. Peu de pays du continent européen sont épargnés par les tentatives d'infiltration créationniste dans les écoles, comme le constatent Almut Graebsch et Quirin Schiermeier dans la revue Nature.
En Italie, le 19 février 2004, la ministre de l'enseignement et de la Recherche, Letizia Moratti, déposait un projet de loi pour supprimer la théorie de l'évolution des programmes des écoles secondaires. Une pétitionpromue par le journal La Repubblica lui fit faire machine arrière. En octobre 2006, le vice-ministre de l'éducation polonais, Miroslaw Orzechowski, attaquait la théorie de Darwin, déclarant : "La théorie de l'évolution est un mensonge, une erreur que l'on a légalisée comme une vérité courante. Il ne faut pas enseigner les mensonges, tout comme il ne faut pas enseigner le mal à la place du bien et la laideur à la place de la beauté." Les universités de Leeds et du Leicester ont programmé des cours de 'rattrapage' en 1ère année pour pallier le manque de connaissance des étudiants sur la théorie de l'évolution. Les enseignants de génétique ont constaté, depuis quelques années, un changement : sous l'influence grandissante des groupes créationnistes, les étudiants posent des questions sur le créationnisme lorsque la théorie de l'évolution leur est exposée. En mai 2011, le British center of sciences education a exprimé son inquiétude auprès du département de l'éducation, face à des groupes chrétiens qui demandent à diriger des écoles libres afin de promouvoir une interprétation littérale de la Bible.
Le rejet du savoir s'étend, dans l'indifférence. Indifférence des responsables de la diffusion de l'information qui pouffent et ricanent ; ils glorifient la méconnaissance de langue française et minimisent l'enjeu de l'enseignement pour l'avenir. Ils préfèrent se parfumer d'égalité quitte à la promouvoir à renfort d'erreurs de langage.
"Ces gens ont renoncé à penser ce qui leur arrivait. Depuis trente ans, ils n'ont pas lu un livre." Ce diagnostique lapidaire de Marcel Gauchet du 16 janvier 2014 sur la classe politique résonne dans le baromètre du Centre d'étude de la vie politique française de lundi dernier. Le directeur du Cévipof s' en est d'ailleurs alarmé : "87 % des Français considèrent que les responsables politiques se préoccupent peu ou pas du tout des gens comme eux. C'est hallucinant !" Il aurait pu ajouter que l'inquiétude de ceux qui relaient l'information est à l'image de leur savoir : nulle. Ce qui est tout autant tragique qu'hallucinant.
La conjugaison de la bêtise et du pouvoir, de l'aveuglement et des responsabilités a toujours été un mélange dangereux. Cependant, les transformations du langage ne sont pas nouvelles et l'apathie qu'elles suscitent pas davantage. Dans le Figaro du Lundi 6 janvier 2003, Maurice Druon dénonçait la Bibliothèque de la Pléiade, qui jusqu’ici passait pour référence des grands textes littéraires. D'Aymerillot, écrit par Victor Hugo dans La légende des siècles, les lecteurs connaissent la tirade du comte de Gand :
(…) Et puis votre soleil d’Espagne m’a hâlé
Tellement, que je suis tout noir et tout brûlé ;
Et, quand je reviendrai de ce ciel insalubre,
Dans ma ville de Gand, avec ce front lugubre,
Ma femme, qui déjà peut-être a quelque amant,
Me prendra pour un Maure et
Non pour un Flamand.
Tel est le texte publié par Hugo en 1859, reproduit dans toutes les éditions parues de son vivant et après lui. Or, dans le volume de la Pléiade, on lit :
Ma femme, qui déjà peut-être a quelque amant,
Me prendra pour un autre et
Non pour un Flamand.
Ces courbures de la réalité servent les ambitions d'une poignée d'hallucinés qui rêvent une société idéale. Ils ne sont pas différents des hallucinés qui refusent la réalité du Darwinisme. Pour mémoire, les sociétés idéales, rêvées, ont accouché des goulags, des camps de redressement par le travail de Chine et de Birmanie, et ont brisé des générations d'individus pour créer leur monde. Il est tragique et angoissant qu'on place encore de l'espoir dans ces philosophies.
Courber la langue pour donner une apparence de réalité à une vie rêvée, c'est à la fois renoncer à résoudre les problèmes présents, les laisser prospérer comme l'herbe mauvaise, et en couver de supplémentaires. Ici et là on entend qualifier ces créations sémantiques de novlangue. Pour mémoire, la novlangue décrivait le parler officiel de Big Brother dans 1984. Il est bon de rappeler que George Orwell n’épargna jamais ses sarcasmes à une certaine mystique socialiste qui, disait-il, avait le don d’ "attirer par une attraction magnétique tous les buveurs-de-jus-de-fruits, les nudistes, les illuminés en sandales, les pervers sexuels, les Quakers, les charlatans homéopathes, les pacifistes et les féministes d’Angleterre." (dans The Road to Wigan Pier).
L’histoire a déjà montré à plusieurs reprises qu’il ne faut pas grand-chose pour faire basculer des millions d’hommes dans l’enfer de 1984 : il suffit pour cela d’une poignée de voyous organisés et déterminés. Ceux-ci tirent l’essentiel de leur force du silence et de l’aveuglement des honnêtes gens. Les honnêtes gens ne disent rien, car ils ne voient rien.
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