Gratuité et exhaustivité de l’information restent des illusions et le resteront aussi longtemps que la survie d’un être ou d’un groupe commande que soient dissimulées des données dont la divulgation la compromettrait. Le secret est l’envers de la médaille de l’information. « En temps de guerre, aurait dit Churchill, la vérité est si précieuse qu’elle devrait être protégée par un rempart de mensonges ». Et c’est pourquoi tant d’efforts sont prodigués pour tenter de percer des secrets si jalousement défendus. Les scandales répétés de pédoclastie (1) qui ébranlent l’Église catholique offrent un exemple de cette guerre de l’information.
L’organisation du secret par l’Église catholique
Depuis maintenant plusieurs années, des accusations de pédoclastie contre des ecclésiastiques ne cessent de se succéder dans différents pays, États Unis, Irlande, Allemagne, Autriche. Nombre de cas sont avérés et l’autorité suprême de l’Église catholique a accepté de verser des dommages et intérêts aux victimes en leur présentant ses excuses. Ce qui intrigue, c’est la révélation tardive de ces crimes qui remontent parfois à plus de vingt ans. La hiérarchie a été soupçonnée sinon de les avoir couverts, du moins d’avoir tout fait pour que le scandale n’éclate pas. Le secret aurait été la règle dans ces affaires. On en comprend la raison. Quelle image donne d’elle-même une institution religieuse qui s’arroge un magistère moral et dont certains de ses dirigeants subalternes ou non sont les premiers à violer les règles qu’elle enseigne aux autres ? Avec son crédit, c’est sa survie qui est en jeu : ces crimes devaient être à tout prix dissimulés.
Mais cette dissimulation présentait dans le même temps un risque, celui d’exposer plus gravement encore son crédit en cas de divulgation ultérieure. N’était-ce pas – du moins au regard de la législation française – manquer au devoir de dénonciation de crimes perpétrés sur mineur et paraître préférer la protection des bourreaux à celle des victimes ? Choisir de dire ou de ne pas dire est le plus souvent un pari sur l’avenir : pour sauver la face dans le présent on prend le risque de la perdre dans le futur.
S’est-il agi d’initiatives de responsables locaux, les évêques dans leur diocèse, ou au contraire d’une politique générale prescrite par le gouvernement central de l’Église catholique ? Là encore, le secret était bien gardé jusqu’à ce que la revue Golias, sur son site Internet, le 23 mars 2010, révèle l’existence d’un texte juridique promulgué en octobre 2001 par « la Congrégation pour la doctrine de la foi », ancienne « Congrégation du Saint Office », elle-même ancienne « SacréeCongrégation de l’Inquisition romaine et universelle » chargée au 16ème siècle de combattre les hérésies. Cette sorte de ministère de la police et de la justice du Vatican a été présidée pendant 25 ans par le cardinal Ratzinger de 1981 à 2005 jusqu’à son élection au trône pontifical sous le nom de Benoît XVI.
Et le doute n’est plus permis. Intitulé « De delictis gravioribus » (Au sujet des fautes particulièrement graves) ce texte de 2001 réactualise un ancien document organisant déjà minutieusement le secret qu’il faut impérativement garder sur ces crimes (2). 1- Les procédures d’instruction et de jugement doivent être entourées de « la plus grande confidentialité ». 2- Tous les acteurs qui y prennent part sont appelés à « une continuelle et perpétuelle réserve » et « sont strictement tenus au plus grand secret ». 3- Toute violation de leur part les expose automatiquement à « la peine d’excommunication ». On voit ce qu’être tenu au secret veut dire. La seule nouveauté de ce texte de 2001, selon l’article paru dans Golias, était la modification d’un point de procédure : le traitement des affaires de « pédophilie » était désormais du ressort de la Congrégation de la doctrine de la foi. Autant dire que le cardinal Ratzinger qui l’a présidée si longtemps est le dernier à pouvoir prétendre ignorer ce qui s’est passé.
Un éclairage différent par un nouveau contexte
La divulgation de ce texte interne éclaire à l’évidence d’un contexte particulier l’actuelle conduite du pape Benoît XVI. En recevant, en effet, les évêques irlandais le 16 février dernier, au sujet du scandale des prêtres pédoclastes qui bouleverse l’Irlande, il a osé, en effet, parler de « crime odieux » qu’il s’agissait de combattre en coopérant avec la justice. Or, en tant qu’ancien préfet de « la Congrégation pour la doctrine de la foi » et signataire du texte « De delictis gravioribus », peut-il ignorer que tout a été fait par ses services jusqu’ici pour garder le secret le plus absolu sur les crimes de pédoclastie ?
Ne peut-on dès lors lui reprocher un double langage ? Il apparaît, en effet, que tant qu’il était possible de garder secrets ces crimes, l’appareil ecclésiastique a tout fait pour étouffer les affaires. Maintenant que ces crimes sont de notoriété publique et que la position ancienne du cardinal Ratzinger n’est plus tenable, le pape qu’il est devenu, feint désormais de prendre l’initiative de les combattre ouvertement en coopérant avec la justice. Seulement quel crédit un responsable croit-il pouvoir sauver en agissant ainsi ?
Rien n’est plus important que la conservation d’un secret, car la survie d’un être ou d’un groupe ou leur vulnérabilisation peut en dépendre. Mais en même temps rien n’est plus malaisé et plus dangereux. La divulgation du secret relatif au traitement réservé aux prêtres pédoclastes, on le voit, jette dans la tourmente l’Église catholique et son chef suprême au premier chef puisqu’il semble avoir été l’inspirateur d’une politique du secret qui se retourne aujourd’hui contre lui. On mesure dans le même temps combien une information ne peut manquer d’influencer, qu’elle soit tenue secrète ou au contraire divulguée. Paul Villach
(1) « Pédoclaste » est un néologisme sur le modèle d’ « iconoclaste » qui signifie « qui détruit les images » : il évite l’ambiguïté dommageable du mot « pédophile » (= qui aime les enfants), car celui qui abuse d’un enfant ne l’aime pas, mais le détruit.
(2) « De delictis gravioribus » : « Dans l’exécution de ces procédures, nous devons être très vigilants et très soigneux de manière à instruire les dossiers avec la plus grande confidentialité. Une fois parvenus à la sentence et au moment précis de l’exécution des décisions du tribunal, nous devons maintenir à leur sujet une continuelle et perpétuelle réserve. En conséquence de quoi, toutes les personnes qui, à un titre ou à un autre, font partie du tribunal ou qui, par leur devoir d’instruction, ont eu connaissance des faits, sont strictement tenues au plus grand secret. En conséquence de quoi, la peine d’excommunication « latae sententiae » pèse sur chacune d’entre elles par le fait même d’avoir violé le secret, que la cause (le procès) soit ouverte ou fermée ».