La couverture de son numéro 117 du 28 janvier au 3 février 2010 montre cette obstination à vouloir arracher une croyance religieuse chrétienne bi-millénaire à la fossilisation de l’intégrisme qui la menace de toutes parts. Qu’on lise les titres retenus pour faire « la une » cette semaine ! « Grenoble : l’évêque s’affiche avec l’Opus Dei » - « La sainte alliance Van Rompuy/ Buttiglione », (le président de l’Union Européenne et ce candidat italien recalé au poste de commissaire européen à la justice, qui s’est signalé par son intégrisme sexiste) - « Peter Phan (un théologien américain sous l’index du Vatican) : le dialogue interreligieux n’est pas un outil de conversion ». Et puis, que dire, au centre de la page, de l’insolite photo d’une religieuse au visage défait, avec pour titre en incrustation « Nonnes en désordre » ?
Une ambiguïté volontaire
On en convient, Golias Hebdo n’ignore rien des leurres de « la relation d’information ». Mais peut-on le lui reprocher s’il s’agit d’attirer l’attention sur une affaire qu’il juge grave ? La photo offre à l’évidence un leurre d’appel humanitaire, si tempéré soit-il.
Pris de profil en très gros plan et donc dans une mise hors-contexte qui attire le regard sur lui seul, le visage de cette religieuse ouvre, en effet, par sa posture sur une ambiguïté volontaire. Son inclinaison à 45 degrés dans l’alignement même de la diagonale du cadre, avec les yeux clos pourrait appartenir aux stéréotypes des apparences que l’on donne en général des religieuses : celles du recueillement et de la prière. Mais, ici, la bouche entrouverte est une métonymie qui peut présenter l’effet d’une cause bien différente : on dirait que c’est la seule voie par où le souffle puisse s’expulser, comme il arrive sous la pression d’un sanglot contenu. La lumière qui le baigne n’arrache par contraste au noir, couleur du désespoir, du deuil et de la mort dans l’âme, que la pâleur d’un visage défait.
Pour conférer à l’information une plus grande fiabilité, la religieuse paraît avoir été photographiée à son insu et/ou contre son gré, selon une des techniques du leurre de l’information donnée déguisée en information extorquée. En outre, l’orientation du visage de droite à gauche, à rebours du sens de la lecture de gauche à droite, peut être l’image d’un ordre inversé et donc du trouble vécu accru par le mouvement descendant qu’imprime ici la ligne oblique.
Une victime attendrissante
Cette photo, dès lors, devient le symbole d’une victime innocente inattendue, une religieuse dont la grâce du visage la rend d’autant plus attendrissante. Celui-ci a beau être cerné et sanglé de bandelettes blanches et de voile noir pour ne laisser visible que son ovale, la haine de la femme dont il faut être possédé pour ainsi le censurer et l’enlaidir, ne parvient pas à en détruire la grâce qui, au contraire, respire par toutes les pores et en est même plus resplendissante encore avec ses longs cils et ses lèvres charnues.
Du coup, par intericonicité, l’imagination vagabonde : l’enfermement d’une jolie femme dans un couvent fait fantasmer, « comme si quand on n’est pas laide / on n’avait droit d’épouser Dieu », ironise Victor Hugo dans « La Légende de la nonne » qui « à peine cloîtrée » tombe amoureuse d’ « un fier brigand de la contrée » : il a beau « (être) laid, (avoir) les traits austères / La main plus rude que le gant./ Mais l’amour a bien des mystères / Et la nonne (aime) le brigand. » On songe encore à « La religieuse » de Diderot.
La métonymie d’une souffrance
La tristesse, toutefois, dont la grâce de ce visage est assombrie, écarte ces digressions : ces yeux clos et cette bouche entrouverte pour retenir les larmes, sont l’effet d’une métonymie dont la cause reste à découvrir à l’intérieur du magazine : la maltraitance que subissent les Sœurs contemplatives de Saint Jean de la part de leur hiérarchie, au point que « nombre d’entre elles (seraient) sous anti-dépresseurs ». À cette exhibition du malheur d’autrui, fût-elle discrète, un réflexe de compassion peut être stimulé chez le lecteur et - pourquoi pas ? - celui d’assistance à personne en danger. La révélation des souffrances infligées à des victimes est déjà un premier pas pour leur porter secours. On sait que les bourreaux n’aiment rien tant que l’ombre et le silence pour accomplir leurs forfaits.
L’humour contre l’apitoiement
Cependant la légende « Nonnes en désordre » vise à éviter tout apitoiement inutile. On y reconnaît l’humour qui permet de distancier en parlant légèrement de ce qui est grave. Le nom vieillot de « nonnes », préféré à « religieuses », appartient au registre de la plaisanterie. De même, l’expression « en désordre », est à la fois un euphémisme de la formule « en folie » et un jeu de mots qui entre en résonance avec la notion d’ « ordre religieux » : il est ainsi insinué que la congrégation de Saint Jean n’est plus un ordre mais un désordre. Ce n’est pas un mince paradoxe de découvrir que ce monde réputé si saint puisse être le théâtre d’une maltraitance envers des femmes qui ne croyaient pas s’y exposer en y entrant.
Ainsi associé de façon insolite à l’humour, le leurre d’appel humanitaire en ressort atténué. Car qui, par réflexe anticlérical, n’est pas tenté de penser que, si elles sont victimes de maltraitance, comme ça peut se produire dans toute institution fermée, un hôpital ou une maison de retraite, ces religieuses sont d’abord victimes de celle qu’elles se sont elles-mêmes infligées en s’enfermant ainsi volontairement dans un couvent ? Mais doit-on pour autant s’en désintéresser sur le territoire de la République ? Doit-on les laisser aux mains d’intégristes illuminés ? Pas plus que le voile et la burqa, ou des ecclésiastiques « pédoclastes » plutôt que pédophiles, on ne saurait accepter la violence faite à des femmes qui n’ont pas choisi la vie religieuse pour connaître la maltraitance ? L’intégrisme recherche pour s’étendre la complicité du silence de tous, croyants et incroyants.
"Celui qui croyait au ciel" et "celui qui n’y croyait pas"
On entend d’ici l’incroyant ricaner : curieuse thérapie que de soigner sa dépendance à l’opium par des antidépresseurs ! Il aurait tort. Le croyant reste son frère, même s’il ne partage pas sa mythologie. Seul le prosélytisme intolérant est à proscrire, ainsi que les violences de l’intégrisme. Mais à horizon humain, croyant et incroyant sont dans le même bateau : ils ont mieux à faire qu’à se mépriser et à se combattre. Un sublime poème de Louis Aragon l’a rappelé sous l’occupation nazie, « La rose et le réséda », donnant de la laïcité sa plus belle incarnation :
« Celui qui croyait au ciel
Celui qui n’y croyait pas
Tous deux adoraient la belle
Prisonnière des soldats
Lequel montait à l’échelle
Et lequel guettait en bas
Celui qui croyait au ciel
Celui qui n’y croyait pas
Qu’importe comment s’appelle
Cette clarté sur leur pas
Que l’un fut de la chapelle
Et l’autre s’y dérobât
Celui qui croyait au ciel
Celui qui n’y croyait pas
Tous les deux étaient fidèles
Des lèvres du coeur des bras
Et tous les deux disaient qu’elle
Vive et qui vivra verra
Celui qui croyait au ciel
Celui qui n’y croyait pas
Quand les blés sont sous la grêle
Fou qui fait le délicat
Fou qui songe à ses querelles
Au coeur du commun combat (…) »
Ce poème, paru en mars 1943, a été dédié ensuite après leur mort par l’auteur « à Gabriel Péri et d’Estienne d’Orves comme à Guy Môquet et Gilbert Dru », deux communistes et deux chrétiens. On tient l’information de Mme Denise Rendu elle-même, qui était alors sa fiancée : jeune étudiant résistant et militant catholique, Gilbert Dru avait dans sa poche le poème d’Aragon quand il a été arrêté par les Nazis. Place Bellecour, à Lyon, un monument honore sa mémoire et celle de quatre autres résistants. Tous les cinq, en représailles d’un attentat contre des officiers nazis, ont été fusillés, le 27 juillet 1944, sur cette place et leur corps supplicié, laissé gisant au sol plusieurs heures pour l’édification des vivants, croyants et incroyants. Paul Villach