Les bananes volantes n’ont plus de papa
Encore une disparition passée inaperçue et retrouvée grâce au numéro du mois du très bon « Fana de l’aviation » : celle de Franck Piasecki. Ce Polonais d’origine aura été toute sa vie le rival d’un... Russe, Igor Sikorsky, émigré aux Etats-Unis lui aussi. Un Sikorsky qui le battra de quatre ans en réussissant à faire voler le premier hélicoptère... valable, d’autres tentatives précédentes, comme celle qui figure dans le hall du musée de l’air étant plutôt... anecdotiques.
Avec Sikorsky et son VS-300, on retiendra donc la date du 14 septembre 1939 comme date de naissance de l’hélicoptère véritable, si l’on est Américain, car d’autres l’ont précédé (l’appareil est alors encore retenu par des filins, le premier vol libre ayant lieu le 13 mai 1940 exactement). Un frêle assemblage de tubes soudés et de toile, mais tout de suite les principes de base, à savoir un rotor dont la pale est articulée de manière à attaquer l’air dans un certain sens, toujours le même, et pour éviter d’être pris par le couple du frottement un rotor de queue pour annihiler ce mouvement embarrassant. Accessoirement un cockpit, encore découvert chez le VS-300 pour laisser passer le chapeau du maître. L’engin volera 102 heures (35 minutes et 51 secondes !) seulement avant de finir au musée, juste après sa présentation à Henry Ford le 7 octobre 1943.
Le 11 avril de la même année, Franck Piasecki, 24 ans seulement, fait voler le sien, le PV-2, qui ressemble d’emblée encore plus à un hélicoptère contemporain. Tubes d’acier et toile aussi pour la fabrication empruntés à un avion, le Curtiss-Wright CW-1 Junior et comme moteur, un Franklin de 90 ch positionné... verticalement derrière le pilote. Au premier essai entravé, l’hélico rompt ses amarres et notre inventeur devient pilote d’hélicoptère sur le tas... A 327 kg de poids à vide seulement, il décolle vite en effet. Piasecki a en fait travaillé auparavant chez la Platt-LePage Company qui travaillait elle aussi sur un hélicoptère, au procédé emprunté aux Allemands du Pr Focke qui, lui, avait déjà réalisé dès 1936 un petit bijou, le Focke-Achgelis Fa 61, à deux rotors montés en bout de support au molybdène de chaque côté du cockpit : comme ça, pas d’effet de couple. Le fuselage est celui d’un avion d’entraînement, le Fw 44 Stieglitz un biplan. Dès 1937, Hanna Reitsch fait d’incroyables démonstrations de cet engin... en salle, à la Deutschland Halle. Le petit appareil sera suivi du Focke-Achgelis Fa 223 Drache (Dragon), de 4,3 tonnes cette fois, le premier "gros hélicoptère" au monde, apparu vers la fin de la guerre. Capturé, les Français en firent un Sud-Est Aviation SE-3000B. Le Platt le Page ayant souffert toute son existence d’instabilité longitudinale, les 7 modèles construits du modèle YR-1A sonnèrent le glas de la firme rachetée par McDonnell, qui en fit le XHJD-1 Whirlaway, le premier hélico à deux moteurs américain à voler en 1946. Mais là encore ce n’était pas parfait, au point qu’un ingénieur plutôt doué, Robert Lichten, dut partir chez Bell, pour y réaliser le Bell XV-3, autre calamité volante, car la translation verticale-horizontale implique obligatoirement l’usage d’une électronique à l’époque inexistante.
Piasecki sait bien lui aussi que s’il veut grandir ou subsister : il doit obligatoirement s’intéresser à des machines plus grosses. L’armée lui en réclame, comme à Sikorsky ou à Bell, et lui demande de pouvoir emmener au moins dix hommes à bord. Et, à cette époque, au sortir de la guerre, personne ne sait comment réaliser un engin stable capable d’emporter cette charge. Sikorsky a bien réussi son XR-4 qui est devenu l’équipement standard de l’armée américaine, depuis sa sortie en avril 43 et qui a volé pour la première fois le 14 Janvier 1942 ; mais il est bien trop petit pour emporter de lourdes charges. Ses successeurs, le H5 et le H-19 (H55) sont des succès énormes. Mais, même considéré comme un hélicoptère "lourd" avec ses 2 tonnes et son moteur intelligemment placé devant, il est encore loin du Drache et de sa capacité d’emport phénoménale pour l’époque. Ce n’est pas Sikorsky qui cette fois va trouver le bon compromis ni Bell, qui fera plus tard un bidule lourd et inopérant le Bell XHSL-1, qui n’arrivera jamais à pouvoir faire marcher son sonar, faute de faire trop de bruit...
Non, celui qui va trouver la formule magique de l’hélicoptère lourd, c’est... Piasecki avec sa fameuse flying banana "banane volante". C’est lui qui trouve en premier la solution des deux rotors longitudinaux, dont le couple s’annihile donc, et d’un seul moteur, pour alléger l’engin, toujours fait de tubes et de toile. Les hélices en tandem, décalées en hauteur peuvent se superposer sans se toucher, la présence de deux couples d’hélice permettant une rotation moins rapide, et donc une usure moins grande. Son XHRP-1 est d’abord un squelette volant, le "dogship". Il marche, et peut même faire du vol arrière le 7 mars 1945 date de son premier vol. Adopté par les gardes-côtes, il deviendra le HRP-1, qui servira assez vite de chasseur de mines, une fonction dévolue depuis à pas mal d’hélicos. Equipé d’un Pratt&Whitney R-1340, l’engin pèse 5 000 livres et en enlève 2000 ou presque. Son succès entraîne la firme dans d’autres dont la "Mule" et une autre "banane", surnommée... la Mule, en raison de sa solidité légendaire et de sa facilité d’emploi.
La Mule, c’est le surnom donné par l’armée de terre à un modèle à deux rotors, mais plus petit, regroupé sous les noms XHJP-1 HUP-1/2/3/4 H-25. Ce H-25 "Army Mule" l’emporte aisément dans un concours de la Navy sur le modèle à un seul rotor de Sikorsky, le XHJS-1, simple agrandissement d’un modèle R-6. Le modèle devenu "Retriever", dans la Navy, innove avec sa trappe derrière le pilote et son treuil électrique automatique et son autopilote Sperry efficace. A 4 000 livres et 1 600 d’emport dans un format compact (32 pieds de fuselage), l’engin va se révéler infatigable, sauvant un nombre considérable de marins tombés en mer lors de la guerre de Corée. Costaud, l’appareil est souple d’emploi : des petits malins s’aperçoivent vite que correctement lancé en léger piqué, puis redressé, il est le premier hélicoptère au monde à savoir faire un looping. La marine française l’adopte en 1953 à 19 exemplaires jusqu’en 1965, un record de longévité à l’époque pour un hélicoptère, dont la mécanique demeure fragile.
L’autre engin est la "vraie" banane volante, enfin la plus connue des modèles de ce type, car le XHRP-1 n’a pas été connu de ce côté de l’Atlantique. Au départ, c’est justement un XHRP-1 à corps métallique, le HRP-2 (Rescuer) déjà réclamé par les Marines de Corée. L’engin de 1948 passe à 5 000 livres, emporte 1 924 et surtout tient 350 miles de rayon d’action. Mais c’est son successeur le H-21 qui va faire de Franck Piasecki le roi de l’hélicoptère le 11 avril 1952. Sa seconde banane volante est en effet la bonne : la "Workhorse", le cheval de trait de toute armée moderne est trouvé. Le poids passe à 9 148 livres, pour 5 556 d’emport et l’hélico vole plus vite que ses prédécesseurs, soit 125 mph... L’engin est solide... Les Français l’achètent et vont en faire un engin inattendu : l’hélicoptère qui a toujours été jusqu’ici simple engin de transport va devenir engin d’attaque au sol. Et c’est la guerre d’Algérie qui en est responsable...
Mais, auparavant, la guerre d’Indochine avait démontré que l’hélicoptère était déjà devenu indispensable : La tragédie de Dien Bien Phu emporta les derniers espoirs d’une Indochine française avant que le GFHTI ne soit complètement opérationnel. Cependant, l’hélicoptère était devenu incontournable : durant les quatre années écoulées, 11 254 blessés avaient été évacués grâce à lui. Se poser puis décoller sous un feu nourri, avec un aéronef sous-motorisé, dans une clairière trop étroite dont les hautes herbes absorbent l’effet de sol, s’avère éminemment formateur, si l’on en revient... Les pilotes d’Indochine avaient ainsi appris, parfois à leurs dépens, à tirer la quintessence de leurs machines. Certains, qui n’avaient pas oublié leurs classes d’artilleurs, de "biffins" ou de cavaliers, pressentaient d’autres emplois plus guerriers. Comme le dit fort justement Philippe Boulay dans le Fana de l’aviation. D’engin de transport, l’hélicoptère va devenir aéronef d’attaque. Le Fana précise :
Dès le début de 1957, Crespin tenta d’armer une "banane" pour des essais d’appui feu pendant ses opérations de transport tactique. A la fin de l’année, l’état-major de l’armée de terre prit la décision de faire procéder à des essais avec l’aide de la société Vertol qui détacha un ingénieur à Am Arnat et prêta un bâti support à fixer sur la jambe de train avant, déjà testé par l’US Army. Trois campagnes d’essais eurent lieu, en février, en avril et en mai 1958. Avec, pour but secondaire, de standardiser les armements en service dans I’ALAT. Lors des premiers essais, le dispositif fut adapté sur place pour recevoir, en plus des deux mitrailleuses de 30 (7,62mm), deux lance-roquettes de 68 mm Matra 122 à six alvéoles. Lors de la seconde campagne, les Matra 122 furent ôtés des conteneurs type 116 de 18 roquettes de 68 mm, puis des "181" de 18 roquettes de 37 mm, et enfin des "361", qui en contenaient 36, furent montés au point prévu pour des réservoirs auxiliaires, à mi-fuselage, sur divers supports dont des lance-bombes Alkan. Enfin, pour la troisième campagne, les deux 30 furent remplacées par quatre armes françaises AA52 de 7.5 mm, ce qui imposa la réalisation par le OH2 d’un bâti spécifique sur lequel étaient montés deux conteneurs à deux armes SAMM 410 alors employées sur les avions T6. A l’issue des essais, les résultats des tirs de roquettes furent excellents, mais le support "maison" était affecté de dangereuses vibrations. Une quatrième campagne, qui ne put être organisée qu’au début de décembre 1958 avec un support spécialement fabriqué par Matra, fut close sur des résultats satisfaisants.
Fin 1958, donc, les Français ont inventé l’hélico d’attaque ! Les Américains sauront s’en souvenir, en commençant eux aussi à adapter même sur leurs Huey des mitrailleuses, dont des 12,7 mm standard et de racks de roquettes. En 1960, l’hélicoptère ne fait plus dans le transport seulement. Entre-temps, Piasecki a essuyé son premier gros échec commercial. En 1954, il s’est lancé dans la construction d’un monstre, le YC-16, gros hélicoptère à long rayon d’action (1 432 miles, 2 250 km !). 134 pieds de long (23,8 m), deux rotors... et cette fois 2 moteurs radiaux, des P&W R-2180-11, un à l’avant derrière les pilotes et un à l’arrière, au-dessus de l’entrée rabattable. Très bas sur pattes, il est prévu d’en faire une version rehaussée emportant un caisson... idée que reprendra avec succès la concurrence. Le premier vol a lieu le 23 octobre 1953, mais déjà on songe à lui mettre des turbines à la place des moteurs classiques. Deux Allison T-38 e 1 800 ch, qui lui donnent de meilleures capacités d’emport et de vitesse (il atteint 267 km/h, un record du monde et monte à 24,500 pieds !), mais qui ne suffisent pas : les turbines reliées aux hélices ne sont pas débrayables, et on ne peut donc les interconnecter : la perte de l’une... signifie la perte de l’appareil !! : l’engin, devenu YH-16A exploite à merveille de nouvelles techniques de construction et de nouveaux matériaux, dont le nid d’abeille soudé. Hélas, en décembre 1955, l’engin éclate en vol : le rotor arrière s’est désynchronisé et a touché celui de l’avant, les deux pilotes de tests Harold Peterson et George Callaghan sont tués dans le crash de Swedesboro dans le New Jersey. Le programme est arrêté alors qu’il prévoyait un modèle de transport pour 69 passagers, avec deux turbines de 3 700 ch, appelé YH-16B Turbotransporter. C’est un énorme coup dur pour la société.
Mais Franck Piasecki, lui, ne désarme pas encore pour autant. Il s’est lancé dans un autre projet un peu fou : celui de la jeep volante. Imaginez une tondeuse à gazon géante munie de deux grandes hélices horizontales et de deux moteurs de 200 ch, avec au milieu deux sièges. Le gag, c’est que l’engin vole. Insensible à l’effet de sol, l’engin peut voler entre les arbres et au-dessus de l’eau ou de la neige sans entraîner de projections. Avec deux boudins de caoutchouc de plus, ça devient la Sea-Jeep. L’engin vole aussi bien que l’autre... mais embouteille comme le premier tous les standards de police à chaque vol : les Américains envahissent les standards téléphoniques à chaque sortie en criant à l’Ovni. Les essais durent quatre ans, où l’on tente les turbines. Cette fois on se méfie un peu plus et on ajoute deux sièges éjectables ! Les roues sont rattachées par un arbre à l’une des turbines : l’engin roule au sol tout seul comme une voiture !! Et ça marche, l’engin vole sous les ponts et traverse même des immeubles... du vrai James Bond. Hélas, cette fois, ce sont les budgets qui ont raison de l’invention. L’Army laisse tomber. Dommage : le concept est bon, l’engin seulement... trop grand. Ruiné, Franck Piasecki est contraint de démissionner de sa propre société qui devient Vertol, lui en créant une nouvelle... avec le même nom que l’ancienne ou presque : c’est Piasecki Aircraft désormais.
Vertol a gardé dans ses cartons deux projets similaires de Franck Piasecki : un maxi-Mule, ou modèle 107, qui devient le Vertol CH-46 (Labrado au Canada), le fer de lance de la Navy, au succès phénoménal et à la longévité héritée de la Mule, et un mini YC-16, ou modèle 114 (devenu 234), qui n’est autre que le célèbre... Chinook. Le premier vole dès 1958, le second en 1961. Il est capable d’emporter ce qu’un DC-3 emportait pendant la Seconde Guerre ou en Corée, preuve des progrès accomplis en quelques années, disons de 1946 à 1958 surtout.
Franck Piasecki n’est nullement dépité, mais il commence à manquer d’argent. La recherche lui coûte cher. Il est déjà sur un autre dada : un hélicoptère rapide pour transporter des civils entre aéroports. Pour cela, il innove encore avec une aile et un rotor arrière caréné. Son 16H-1 est petit, (25 feet long), croise à 170 mph, malgré un moteur de 405 ch seulement. L’armée le rejette : si on devait l’armer et le protéger son poids doublerait et il volerait alors comme une brique. L’engin volera moins de 200 heures entre 1962 et 1964. Mais, cette année, l’Army se réveille et demande un engin du même type, mais plus grand pour 8 places. L’engin vole en 1965 jusqu’en juin 66, mais reste expérimental. Un projet plus grand avait été imaginé, le 16H-3, et des esquisses montraient l’ébauche de ce qui deviendra un Cheyenne ou un Apache.
L’un des derniers projets extravagants de notre ingénieur fut en 1986 un énorme... ballon, véritablement dirigeable car muni de 4 moteurs pour assurer davantage de charge, l’engin devant servir à manipuler des troncs d’arbres dans les grandes forêts américaines, un vieux projet remis au goût du jour, certaines entreprises privées ayant, elles, acheté des surplus... soviétique pour faire la même chose avec des Mil Mi-I7. L’engin s’appelle Helistat, fait 343 pieds de long (104 m !), a une enveloppe en dacron qui fait 5 fois le volume du plus gros dirigeable Goodyear du moment. Selon les calculs, il pouvait soulever 25 tonnes de bois. Extravagant projet. Hélas, un nouveau crash tue un de ces pilotes d’essai... Le ballon s’écrase à peine à un 1/2 mile de l’endroit ou avait explosé l’Hindenburg en 1937, à Lakehurst, dans le New-Jersey !
Pas dépité encore, car certain de ses convictions sur le rotor arrière comme gain en vitesse pure, Piasecki, âgé alors de 81 ans, ressort de ses cartons la même idée qu’en 1964 : comme il n’a plus d’hélicoptère à lui, il achète un Blackhawk de l’armée à... Sikorsky et, avec les 26 millions de dollars décrochés, s’aventure dans un énième projet : le X-49. Un Blackhawk croisé avec un Pathfinder, qui décolle pour la première fois le 29 juin 2007. Capable de 327 km/h (en léger piqué !), l’engin impressionne vraiment. Franck Piasecki devait remettre ce mois-ci à l’armée ses conclusions sur le comportement de l’appareil. Il n’en aura pas eu le temps. Il n’avait jamais arrêté de penser hélicoptère depuis l’âge de 24 ans, il en avait 88 au compteur. Sacré bonhomme que cet inventeur de bananes volantes... !
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