Les deux écoles
Changement d’école : j’ai quitté l’ancienne sans regrets après deux années d’enseignement très difficiles. Je viens de faire ma rentrée dans la nouvelle. Entre les deux, seulement deux kilomètres, mais un monde d’écart...
Comme beaucoup d’enseignants du primaire, ma rentrée scolaire 2008 était placée sous le signe de la nouveauté : passage à la semaine à quatre jours au mépris de toutes les études sur les rythmes scolaires ; mise en place à la va-vite de nouveaux programmes (largement contestés dans la communauté éducative) ; invention des heures de colle pour les élèves en difficulté (comme s’il suffisait de travailler plus pour apprendre mieux !)...
Mais à titre personnel, la plus grande nouveauté de ma rentrée, c’était la découverte de ma nouvelle école. Oui, j’ai quitté l’école (de fous) où j’avais atterri en débarquant sur Marseille il y a deux ans. C’était une école difficile, une vraie école de cité, dans un quartier Sud de Marseille qui n’a pas grand-chose à envier aux quartiers Nord. Ironie du sort, j’ai obtenu ma mutation suite à une suppression de mon poste (fermeture de classe consécutive à une baisse des effectifs de l’école)... après avoir manifesté contre les suppressions de poste ! Mais je n’ai pas trop pleuré en quittant cette école, où j’ai passé les deux années les plus difficiles de ma carrière...
Vol au-dessus d’un nid de coucous
Il est arrivé plusieurs fois qu’un ami me dise : "Ah, avec un maître comme toi, les élèves doivent s’éclater !" Je ne sais pas s’ils se sont éclatés, mais moi j’ai eu très très souvent envie de les éclater. En tout cas, je ne me suis pas éclaté pédagogiquement : j’ai surtout fonctionné à la baguette, avec la carotte et le bâton. Je n’ai quasiment mené aucun grand projet éducatif à son terme au cours de ces deux années. Je laissais tellement de gomme et d’influx nerveux au quotidien dans la classe, que je n’avais plus ni l’énergie ni la disponibilité mentale... ni même l’envie de monter des projets. Faire la classe dans ces conditions m’épuisait littéralement, entamait mon enthousiasme, bouffait mon quotidien.
Pendant deux ans, j’ai touché à mes limites sur le plan personnel et professionnel. Je me suis retrouvé face à des enfants qui grandissent dans un environnement difficile et très violent, humainement et socialement. Les règles de la cité prennent le pas sur l’autorité parentale : on y applique la loi du talion et la raison du plus fort. J’ai passé plus de temps à gérer des situations de conflits qu’à mettre en place des situations d’apprentissage. Trop perméable, je n’ai pas réussi à me préserver de leur mal-être. Et je ne suis pas sûr que j’ai permis à des enfants de devenir des élèves et des individus meilleurs...
Pendant deux ans, j’ai tout essayé pour permettre à mes élèves de vivre ensemble au sein d’une classe, avec des rapports humains basés sur le respect mutuel. Mais je n’ai jamais trouvé la solution au syndrome Zidane... Je me suis heurté de plein fouet à leur ignorance des codes sociaux, à leur incapacité à gérer leurs émotions, et du coup à leur bêtise, à leur méchanceté, à leur intolérance, à leur insolence ou à leur irrespect. A tout ce qui définit, en fait, les modèles adultes qui les entourent, et dont ils n’ont plus peur depuis bien longtemps... Comment pouvoir comprendre le respect des autres quand on n’a pas appris le respect des adultes, pas même celui de ses propres parents ?
Lorsque les pères s’habituent à laisser faire les enfants,
Lorsque les fils ne tiennent plus compte de leurs paroles,
Lorsque les maîtres tremblent devant leurs élèves et préfèrent les flatter,
Lorsque finalement les jeunes méprisent les lois parce qu’ils ne reconnaissent plus au-dessus d’eux l’autorité de rien ni de personne,
Alors c’est là, en toute beauté et en toute jeunesse, le début de la tyrannie. (Platon)
Dans ce contexte, je n’ai pas toujours su faire face et c’est mon plus gros échec : j’ai eu des "accès de violence" en réaction à leur propre violence, à leur comportement stupide, insolent, provocateur, bête et méchant... Moi qui suis tout le contraire d’un violent, j’ai attrapé sans ménagement des élèves par le bras pour les faire obtempérer (après trois ou quatre demandes orales infructueuses, du ton le plus poli au plus autoritaire), j’ai mis des coups de pied dans le derrière et des tapes derrière la tête, j’ai collé des élèves de force sur leur chaise pour les faire asseoir, j’en ai plaqué certains contre les murs (juste pour voir s’il existait encore un moyen de les impressionner !), j’en ai soulevé d’autres de terre, j’ai même dû en traîner un par les pieds pour le sortir de la classe... Est-ce que je les ai intimidés ? Même pas. Ceux qui ont fait les frais de mes colères vivaient bien souvent dans une violence quotidienne infiniment plus grande... Ils ne sont d’ailleurs jamais allés s’en plaindre à quelque adulte que ce soit. Le seul moyen d’obtenir leur respect, c’est de leur faire peur ou de leur montrer qu’on est plus fort qu’eux. Mais quand des gosses se foutent de tout et n’ont plus peur de rien, on fait quoi ?
Pendant deux ans, j’ai tout essayé pour obtenir quelque chose qui s’apparente à un rang, l’unique moyen d’entrer dans de bonnes conditions dans un lieu où on vient pour apprendre. J’ai attendu que le silence vienne de lui-même, j’ai tracé des lignes au sol, j’ai fait le chien de berger, j’ai désigné des responsables de rang, j’ai vociféré... Il y en avait toujours un qui courait à côté, deux ou trois en train de s’amuser ou de se battre au milieu du rang. Tant de chères minutes perdues ainsi à chaque rang... Pendant deux ans, j’ai expliqué chaque jour qu’on ne monte ni ne descend les escaliers en courant (pour des raisons de sécurité, et pour entrer en classe dans le calme). J’ai pourtant dû chaque jour reprendre de volée des élèves qui faisaient la course dans les escaliers...
Pendant deux ans, j’ai tout essayé pour obtenir quelque chose qui s’apparente à une saine ambiance de travail en classe, et un silence relatif propice aux apprentissages. J’ai mis en place des règles pour organiser les déplacements et la prise de parole, j’ai alterné les modalités en travail : en groupe-classe, en petits groupes, en individuel... Il fallait sans cesse rappeler la première des règles de travail, "respecter le silence et le travail des autres". Sarko rêve d’une école où les élèves se lèvent quand le maître entre dans la classe : moi, j’aurais surtout aimé qu’ils restent un peu assis de temps en temps !
Le bruit de fond dans une classe, c’est comme un incendie de forêt : inutile d’espérer qu’il s’arrête spontanément de lui-même. On peut alors essayer l’arrosoir, à petites eaux, avec des "s’il vous plaît"... mais c’est encore inefficace. Le seul moyen que j’ai trouvé, c’est la lance à incendie et le canadair. Alors pour obtenir le silence, j’ai élevé la voix plus souvent qu’à mon tour, j’ai hurlé les prénoms des élèves bruyants et dissipés, j’ai poussé des cris, j’ai frappé avec la paume le tableau, j’ai jeté des livres sur la table, j’ai claqué la porte avec force, j’ai même mis un jour un coup de pied dans une chaise qui a traversé la moitié de la classe... Résultat : le silence. Un silence précaire et incertain, d’accord, mais un silence quand même. Et même si l’incendie repart au bout d’un moment, les quelques minutes de répit gagnées sont vitales. Nécessaires pour ne pas péter totalement les plombs.
Pendant deux ans en fait, je n’ai pas enseigné : j’ai fait le garde-chiourme. En classe, je compte sur les doigts d’une main le nombre de fois où j’ai réussi à copier plus d’une ligne au tableau sans avoir à reprendre de volée un p’tit malin qui en profitait du fait que j’ai le dos tourné pour se mettre debout sur sa chaise, ou pour danser au milieu de la classe. Plus grave, je n’ai jamais réussi non plus à être totalement disponible pour aider les élèves qui avaient vraiment besoin de moi... Il y en avait toujours un à recadrer, à faire taire, à remettre à la tâche, afin de permettre aux autres de travailler dans de bonnes conditions. Le plus épuisant, c’est d’avoir à expliquer dix fois par jour à un élève pourquoi il doit se taire, pourquoi il doit s’asseoir, pourquoi il doit travailler, tout en devant supporter leur insolence, et leur insupportable habitude de vouloir avoir le dernier mot même quand ils ont tort... Le gros problème, c’est que tout ce temps passé à faire la police, à recadrer ces élèves, à réguler tous ces conflits, à repréciser toutes ces règles, c’est autant de temps qu’on ne consacre pas aux autres apprentissages (on a largement explosé le quota d’heures consacrés à l’éducation civique !), autant de temps qu’on ne passe pas non plus à aider les élèves en difficulté. Et malheureusement, c’est aussi dans ce genre d’école qu’il y a le plus d’élèves en difficulté... avec souvent de très grosses difficultés... c’est un dramatique cercle vicieux.
Je l’ai clairement dit à une mère d’élève : même s’ils passent le même temps que tous les élèves de France à l’école, le temps consacré aux apprentissages est très inférieur dans des écoles pareilles. Parce que tout prend beaucoup plus de temps qu’ailleurs ! Ne venez pas me demander si j’ai fini le programme...
D’un monde à l’autre...
J’ai changé d’école, donc. Je fais toujours huit kilomètres chaque matin pour aller travailler... et je vais toujours piquer une tête bien méritée en rentrant de l’école. Mais pendant la journée, cela n’a vraiment plus rien à voir ! J’ai quitté le béton de la cité, ma nouvelle école est implantée au cœur d’un parc résidentiel : il y a toujours des tours, mais elles posées au pied d’un massif montagneux, elles sont entourées d’arbres et dans ma classe ça sent la forêt de pins comme en vacances. On peut même voir des écureuils par la fenêtre...Mais ce n’est pas tout : je viens de passer trois jours sans crier une seule fois (il suffit d’élever un peu la voix pour que le silence revienne), sans avoir à gérer un seul conflit, sans voir une seule bagarre.
Dans ma nouvelle école, les élèves se mettent en rang tout seul dès la première sonnerie. Le maître n’a plus qu’à cueillir son rang bien silencieux et à chuchoter "avancez..." pour que les élèves grimpent les escaliers sans bruit et sans courir, en s’arrêtant bien sagement à chaque palier. Un regard ou un petit geste suffit à rappeler à l’ordre l’élève qui se dissipe ou élève un peu trop la voix...
Dans ma nouvelle école, les élèves ne s’appellent plus Yanisse ou Yassine : ils s’appellent Julie ou Julia, Maxime ou Maxence, Léa ou Téo (c’est la première fois depuis que j’enseigne que je comprends l’expression "ces chères têtes blondes").
Dans ma nouvelle école d’ailleurs, les récréations durent aussi moins longtemps, parce que tout le monde a envie de retourner travailler et que ce n’est pas un calvaire de remonter avec ses élèves en classe !
Dans ma nouvelle école, je n’ai pas besoin de m’asseoir pour souffler pendant la récré, ni de boire un bon café et de me gaver de chocolat pour tenir le coup. D’ailleurs tous les collègues sont toujours dans la cour pendant les récréations, même lorsqu’ils ne sont pas de service, tellement c’est calme...
Dans ma nouvelle école, les élèves m’appellent par mon prénom, ils me tutoient et disent "merci Cyril" quand on leur distribue une fiche de travail. Les élèves de mon ancienne école se montraient beaucoup plus irrespectueux au quotidien tout en m’appelant "Maître" ou "Monsieur Boiron"...
Dans ma nouvelle école, mes élèves savent que le mot "soigneux" vient de soin et que le mot "ordonné" vient d’ordre. Dans ma nouvelle école, j’ai vu un élève de CM2 lire Vingt mille lieues sous les mers pendant la récréation...
Alors, quand je m’assois au bureau de ma nouvelle classe, en contemplant mes nouveaux élèves qui sont TOUS appliqués à faire en silence le travail demandé sur leur cahier, je dois me pincer pour y croire et contenir une énorme envie de fou-rire. Je suis en train de retrouver le métier que j’ai choisi, et de me réconcilier avec l’enseignement. J’ai l’impression que nous allons pouvoir faire ensemble tellement de choses, tellement de projets !
Et puis l’instant d’après, quand je pense aux élèves de mon ancienne école, à toutes leurs difficultés scolaires et comportementales, je me demande combien de temps on laissera encore là-bas des classes de 25 ingérables avec une telle proportion d’élèves à problèmes. Le quartier se paupérise, l’école se ghettoïse, et pourtant on continue à y supprimer des postes et à réduire les chances de réussite de ces mômes, qui entrent déjà dans la vie avec bien moins de chances que beaucoup d’autres en France.
Moi, je veux bien qu’on supprime la carte scolaire et qu’on encourage la ghettoïsation. Je veux bien qu’on essaye de mieux faire réussir les élèves avec moins de moyens. Je veux bien qu’on fasse croire aux parents qu’il suffit à leurs enfants de travailler plus (en stage de vacances, ou entre midi et deux) pour qu’ils réussissent mieux. Je veux bien qu’on mette en place un système de rémunération des enseignants au mérite, en fonction des résultats de leurs élèves (qui voudra alors prendre le risque d’aller travailler avec des élèves en perdition ?). Dans des quartiers comme celui-là, c’est accélérer l’entreprise de démolition du service public d’éducation. Alors, qu’on dise clairement qu’on sacrifie des gamins - et des quartiers -, et qu’on refuse de mettre en place la réussite de tous. C’est exactement ce qui est en train de se passer sous le règne de Darkoszy. Et ça, ça me coupe toute envie de rire.
Documents joints à cet article
17 réactions à cet article
Ajouter une réaction
Pour réagir, identifiez-vous avec votre login / mot de passe, en haut à droite de cette page
Si vous n'avez pas de login / mot de passe, vous devez vous inscrire ici.
FAIRE UN DON