Les ennemis du savoir
L'avènement d'Internet a signé une révolution culturelle sans précédent. Et tous les reproches qu'on pourrait lui faire peuvent apparaître comme secondaires, voire exagérés et inappropriés, si l'on tient compte de ce qui suit.
D'abord, jamais l'accès à l'information n'a été aussi facile. En outre, le caractère révolutionnaire de ce média ne se manifeste pas seulement à travers la profusion et la rapide disponibilité de celle-ci, mais il réside surtout dans la possibilité qu'il offre d'émettre également du contenu informationnel. C'est cette interactivité qui signe la singularité d'Internet, puisqu'elle lui permet de transcender la simple logique de diffusion qui caractérise les autres médias. À la faveur de cette interactivité, la parole, libérée à certains égards, a alors profité de sa nouvelle condition pour favoriser l'émergence d'un sentiment de liberté inédit.
Malgré ces caractéristiques, uniques dans l'histoire de l'humanité, le terme même de "révolution", qu'il soit utilisé pour décrire le progrès prodigieux réalisé notamment en informatique ou même pour parler de ses conséquences, est parfois récusé. On y voit alors une sorte d'abus de langage, dans la mesure où les changements observés créent l'impression d'une rupture radicale avec un passé. On est prêt à admettre l'existence de transmutations, mais -au vrai- elles ne sont que superficielles puisqu'elles se limitent à un changement dans les moyens techniques et dans les formes des comportements sociaux. Elles ne sauraient traduire un changement en profondeur des mentalités, ni une véritable sédition de l'esprit par rapport à ses réflexes traditionnels. L'Homme (les masses) est toujours le même : sa propension au conformisme rassurant, à la complaisance dans l'ignorance et à la paresse intellectuelle n'a rien de crépusculaire.
Nous n'avons pas vocation ici à discourir des considérations philosophiques relatives au concept de "révolution". Mais nous espérons simplement vérifier la validité de cette idée selon laquelle les modifications engendrées par l'apparition d'Internet, sur le plan des comportements sociaux, correspondraient -au fond- à un changement illusoire. En l'occurrence, il s'agira d'essayer de savoir si l'individu a vraiment bouleversé ses rapports au savoir, dans la perspective d'un abonnissement de ses capacités intellectuelles. Bref, est-ce que tout le monde parvient à tirer bénéfice de cette facilité d'accès à la connaissance, en améliorant ses acquis cognitifs ?
S'informer n'est pas savoir
Si l'on consent à l'idée que le savoir c'est la connaissance organisée, alors il n'est pas vraiment possible d'utiliser, avec rigueur, les mots "savoir" et "connaissance" de manière interchangeable. Qu'est-ce à dire ?
D'abord, il semblerait que la confusion viendrait du fait que les deux termes convergent vers un même but : l'accès au vrai. Mais, on a tendance à oublier que les chemins empruntés respectivement par l'un et l'autre et les mécanismes cognitifs qui les sous-tendent ne sont pas les mêmes. Imaginez un enseignant qui, pour évaluer ses élèves sur le théorème de Thalès, leur demande explicitement de restituer les égalités qu'il énonce. À cet égard, cet enseignant est dans le registre de la connaissance puisqu'il cherche à contrôler des connaissances. En revanche, s'il confronte ses élèves à un problème de géométrie euclidienne où il leur demande de prouver le parallélisme entre deux lignes (sans jamais évoquer le théorème de Thalès), sachant que cette démonstration exige de passer par la réciproque de celui-ci, l'enseignant est alors en train de contrôler un savoir et non une simple connaissance (il faut connaître ce théorème et savoir l'utiliser à bon escient). Les opérations mentales investies dans chacune des deux situations ne sont donc pas les mêmes. Dans le premier cas, une simple consultation de la mémoire suffit ; alors que dans la seconde, il faut d'abord comprendre la situation, percevoir les chemins de la solution (c’est-à-dire réaliser que celle-ci repose sur une convocation du théorème de Thalès et de sa réciproque) et, au bout du compte, mobiliser des connaissances en sollicitant la mémoire. De même, la possession des modes et des temps verbaux n'est rien de moins qu'une connaissance, alors que le savoir suppose la pertinence de leur emploi : dans quel cas employer tel temps ou tel mode. Évidemment, d'autres exemples existent pour illustrer la nuance entre savoir et connaissance.
Au fait, c'est à Spinoza que revient le grand mérite d'avoir établi une nette distinction entre les différents modes d'accès à la chose vraie. Pour lui, le premier mode, partagé par le plus grand nombre, est celui de la croyance, c’est-à-dire l'opinion qui dérive du ouï-dire ou de l’expérience vague, le deuxième consiste en une connaissance rationnelle et, enfin, l’intuition. C'est donc à la lumière d'une lecture spinoziste que la connaissance, vue comme une simple rétention de l'information dans la mémoire, nous semble assimilable à une perception par ouï-dire, alors qu'un mode d'accès au vrai qui repose sur un processus rationnel nous apparaît comme étant un véritable savoir. Or, il ne faut pas perdre de vue que l'objectif d'accès au vrai impose une certaine hiérarchie épistémologique entre les trois modes. Si l'en est ainsi, comment ne pas voir la connaissance par ouï-dire, comme un mode d'un rang inférieur ?
Une fois qu'on a admis ce principe hiérarchique, qu'en est-il de ce qui se passe sur Internet ? Comment la quête du vrai s'opère-t-elle ? Au fond, il n'est nul besoin d'être un grand clerc pour comprendre que la plupart du temps c'est de l'information que l'on recueille (la croyance, l'opinion et la perception par ouï-dire, dirait Spinoza). Or, s'informer n'est pas savoir. Savoir c'est la construction rationnelle de la connaissance ; c'est l'organisation des idées et des notions dans un ensemble de réseaux cognitifs ; c'est l'appropriation des concepts par la compréhension de leur généalogie et de leur condition épistémologique ; c'est la perception des tensions qui sous-tendent leur interconnexion ; c'est la pratique constante de la métacognition (réflexion sur l'acquisition du savoir). En somme, c'est tout ce dont la simple information est dépourvue. En d'autres termes, si l'information a vocation à s'évanouir rapidement dans l'oubli sous l'effet des affairements du quotidien (étant, en général, liée à un évènement ou à un affect, sa condition d'existence disparaît avec la disparition de ceux-ci), le savoir, fort de son système de réseaux épistémiques, a -lui- tendance à s'installer durablement.
Dès lors, pour un internaute qui espère transcender ce stade de l'information pour accéder à celui du savoir véritable, les exigences cognitives sont multiples. D'abord, il convient d'abandonner tout consumérisme cognitif : il faut déconstruire tout rapport utilitariste ou fonctionnaliste vis-à-vis de la connaissance. Celle-ci ne doit plus être considérée comme un simple outil mobilisable pour résoudre un problème donné ou une rodomontade pour briller dans une discussion de salon. Elle doit être appréhendée en elle-même : la connaissance pour la connaissance. Une fois établie cette posture intellectuelle, peuvent alors être mises en branle toutes les opérations mentales, mentionnées supra.
Évidemment, la tâche n'est pas impossible, mais elle est coûteuse en énergie et en temps et -surtout- requiert d'importantes dispositions cognitives. Il résulte de ce constat les interrogations suivantes : est-ce que tout le monde est vraiment disposé à s'acquitter d'un tel tribut ? Et si oui, en est-il capable ?
Conscients de la seule réponse négative qu'ils fourniraient à ces apostrophes, si jamais ils y étaient confrontés, nombreux sont ceux qui renoncent à l'intérêt intellectuel que l'on peut tirer d'Internet. Dans la mesure où -au fond- ils ne se sentent pas vraiment concernés par un tel objectif, leur posture mérite d'être considérée comme tout à fait honnête. De toute façon, au nom de quoi doit-on attendre de tout un chacun qu'il profite de ce média afin d'augmenter son instruction ? Vive la liberté ! En revanche, il est une autre catégorie de personnes qui, malgré le fait qu'ils soient censés être en capacité de payer le tribut libératoire vers l'accès au savoir, en raison de leurs liens professionnels avec la sphère de l'enseignement, refusent d'accomplir la besogne. Tout au plus, à défaut d'un savoir véritable, ils se contentent de la simple information, du ouï-dire, c’est-à-dire de la connaissance plate, dépourvue d'un soubassement épistémologique solide et expurgée de tout travail métacognitif. Au pis, même la recherche de cette plate connaissance est loin de constituer une de leur préoccupation mentale. C'est leur droit le plus strict. Mais, ce qui interroge c'est que cette posture n'en demeure pas moins antinomique par rapport à leur activité professionnelle et -surtout- avec leur prétention à se présenter, dans les forums et les plateformes de discussion, comme des relais favorisant l'échange et le débat intellectuels. Au vrai, ils font l'exact contraire de ce qu'ils prétendent faire. Ceux-là sont les véritables ennemis du savoir. Comment cela ? Considérons ce qui suit pour tenter d'y voir un peu plus clair.
Quand l'abstinence intellectuelle autorise la censure
Précisons d'abord que tout le monde n'est pas comme ça. Par bonheur, cette engeance n'est qu'une minorité. Pour la rencontrer, il suffit de fréquenter une des plateformes d'échange entre enseignants plus ou moins connue. Mais c'est une minorité visible et puissante, dans la mesure où son pouvoir de nuisance réside dans la position de médiateur ou de modérateur qu'occupent ses membres.
En principe, puisqu'il s'agit d'un cénacle réservé aux enseignants, ce genre d'agora devrait faire la part belle à la profondeur de l'esprit et à la consistance dans les idées, bref à tout ce qui invite à l'épanouissement intellectuel et à l'enrichissement culturel. On peut y croire un instant ; mais un instant seulement. Car, dès lors qu'on insiste un peu dans cette direction, les gardiens du temple de l'ignorance peuvent avoir la main lourde. Essayez d'évoquer des sujets de pure culture ou de soulever des questions qui transcendent le simple exercice du métier d'enseignant, et l'on s'évertuera immédiatement à vous faire savoir que vous êtes un dérangeur de service. Et si vous avez le malheur de châtier un peu la langue, vous avez alors toutes les chances de susciter, avec la puissance d'un réflexe pavlovien, l'hostilité acrimonieuse des bedeaux de la paroisse. Insistez pour essayer de comprendre le pourquoi de ces réactions inamicales, et là c'est la boîte de Pandore : tombereau de remarques et de jugements négatifs (« Pour qui il se prend celui-là ? », « Qu'est-ce qu'il a à nous enquiquiner avec ça ? », « Comment peut-il parler de cette manière ? », « Pédant ! », « Cuistre ! », « fat ! », « suffisant ! », etc.). En tout cas, en lieu et place d’une réponse sur le fond du sujet que vous proposez, c’est la causticité gratuite, voire les moqueries d'adolescent attardé, qui le disputent à l’attaque ad hominem. Et quand vous pointez l’anormalité de ce manque d’intérêt pour le sujet, c’est votre style rédactionnel qui est rendu responsable de leur ignorance : soi-disant abscons, ce style les empêche de comprendre. Il est ainsi jugé parce que vous employez des mots qu’ils ne connaissent pas et des tournures stylistiques auxquelles ils ne sont pas habitués. Croyez-le ou non, ce sont des réponses qui ont été fournies par des enseignants.
Lorsqu'on est confronté à une telle ambiance pour la première fois, on est totalement déconcerté par l'incompréhension : comment est-il possible que les choses de l'esprit puissent être à ce point mal accueillies par des enseignants ? Pourquoi le langage soutenu et le raffinement dans l'expression sont-ils viscéralement rejetés ? Mais, si les préoccupations intellectuelles et les qualités rédactionnelles sont ainsi mal vues dans ce genre d'agora, où cela peut-il être accueilli favorablement ? On comprendrait ce rejet si l'on était dans un forum de bricolage ou de cuisine, mais là, n'est-on pas, en principe, dans un lieu pour enseignants ? Alors ? À la vérité, vous êtes à court d'explication rationnelle ; sauf à songer à la bassesse et à la mesquinerie qui, malgré toutes les postures et tous les stratagèmes mis en œuvre pour les occulter, n'en demeurent pas moins ce qui préside à la vilenie des auteurs de ces réactions fielleuses. Sinon, comment expliquer les réponses comminatoires qu'on vous adresse dès lors que vous tentez de pointer le paradoxe entre la nature du lieu (forum pour enseignants) et la réaction de ses responsables (rejet de la culture et des choses de l'esprit) ? Et si jamais vous êtes du genre à avoir une personnalité affirmée, c’est-à-dire celle qui ne se contente pas d'explications fallacieuses et qui pousse l'éristique à son expression la plus dialectique, alors les ennemis du savoir ne vont plus se contenter de réactions simplement caustiques, mais ils iront même jusqu'à supprimer toutes vos interventions à caractère intellectuel. Que vos messages respectent scrupuleusement la charte de leur forum et qu'ils soient des plus courtois, rien n'y fera. Poursuivez dans votre quête de la pertinence et dans votre réclamation d'un traitement juste, et c'est alors l'expression d'une haine manifeste, vile et mesquine, qui vous attend au tournant : vous voilà condamné au ban, sans autre forme de procès. La coterie peut alors jubiler puérilement d'un sentiment de puissance. Cela suffit amplement à sa pitance intellectuelle, au reste.
En revanche, ce qui est non seulement toléré mais fortement encouragé ce sont les interventions prosaïques, c’est-à-dire celles qui sont immanentes à l'exercice du métier : sujet lié à l'évolution de carrière, préoccupation à propos du salaire, demande concernant un congé maladie, question relative à un problème avec élèves ou parents, interrogations sur la préparation d'une inspection, intervention relative à une réforme institutionnelle ou à une mesure administrative, etc. Il est évident que toutes ces questions ont tout à fait leur place et leur importance dans une plateforme pour enseignants. Il n'y a absolument rien à redire à cela. Le problème c'est le rejet systématique de tout ce qui a trait aux choses de l'esprit. Dès lors, une série d'interrogations émerge : est-il normal que ce rejet puisse être l'œuvre des responsables d'un site pour enseignants ? Si l'abstinence intellectuelle est un droit absolu, quand bien même elle émanerait d'un professionnel de l'enseignement, qu'est-ce qui expliquerait le désir intransigeant de l'ériger en modèle de conduite sociale, ayant vocation à faire partie d'un habitus corporatiste ? Qu'est-ce qui légitimerait cette volonté acharnée de l'imposer à autrui ? Au nom de quoi ce renoncement volontaire s'arroge-t-il le droit de censurer l'expression lettrée ? Abhorrer à ce point le savoir et la connaissance est-ce digne d'un enseignant ? In fine, dans cette plateforme, a-t-on vraiment affaire à des vrais enseignants ou à de vulgaires techniciens de l'apprentissage ?
Que peut-on en conclure ?
Lorsqu'on est dans une sphère où le savoir, le raffinement culturel et la profondeur de l'esprit sont suspectés d'hérésie par rapport à la doctrine d'un habitus, un esprit éclairé ne peut alors échapper à ce destin funeste : il se trouve ainsi martyrisé par la tyrannie des cerbères de la république de l'inscience et de l'inélégance intellectuelle et, finalement, voué aux gémonies par la dictature du simple et le pouvoir de la médiocrité.
On pouvait s'attendre à tout, sauf à l'invraisemblance de ce constat : ce sont des professionnels de l'enseignement qui sont les maîtres artisans de cet habitus. Le supplice que l'on fait subir au savoir et à la connaissance y résonne comme un acte fondateur du microcosme. C'est dire que le processus de socialisation autorisant l'intégration dans cette sphère exige du candidat membre qu'il cautionne implicitement ce supplice, à défaut de reconnaître explicitement sa légitimité. La démarche, inscrite dans l'histoire commune du groupe, développe des penchants identificatoires : on se reconnaît à demi-mot et l'esprit de solidarité partisane, dont les membres témoignent mutuellement, est un principe systématiquement sollicité pour revigorer en permanence le besoin d'être défendu par une force protectrice. En dépit de la spéciosité de l'argument du nombre, qu'un esprit rationnel ne saurait contester, l'on s'accroche toujours à un « Je ne suis pas le seul à penser que… », comme le ferait un vivant par rapport aux possibilités de son écosystème. Mais, depuis quand la vérité est tributaire du nombre de personnes qui pensent la détenir ? Et quand P. Bourdieu décrit l'habitus comme un « système de dispositions réglées », cette définition nous éclaire suffisamment sur la possibilité qu'il y a de voir la petite confrérie des gérants de la plateforme en question et leurs sectateurs comme formant un micro-habitus, eu égard à la faiblesse de leur nombre. Et pour cause : avec des réflexes communs, des représentations partagées, une expression comparable, des jugements dont la validité est reconnue dans un esprit de corps et qui ne sont jamais discutés, une histoire collectivement vécue comme un récit fondateur…, le risque de se tromper, à propos de ces ennemis du savoir et de la connaissance, sur l'existence de leur habitus, est à peu près nul.
Forts de leur « système de dispositions réglées » ressenti (par eux) comme constitutif de la socialité de leur groupe, ils éprouvent un sentiment de protection dans leur esprit de corps. C'est bien connu que le conformisme procure un certain confort. Mais, ils ne réalisent pas qu'en s'enfermant dans leurs représentations sectaires et en revendiquant une doctrine partisane ils mettent en échec, à leur échelle, cette belle promesse d'Internet d'illuminer les consciences. Dès lors, malgré la prodigieuse disponibilité de la connaissance grâce à l'existence de ce média, l'ilotisme et le philistinisme ont de beaux jours devant eux. Penser que ce support y est pour quelque chose c'est faire comme celui qui voit mourir quelqu'un par étouffement après s'être abreuvé maladroitement à une source et conclut que son eau est empoisonnée. Il va de soi que le vers n'est pas dans le fruit ; il est dans le mauvais usage qu'on en fait.
À cet égard, Prométhée qui voulait éclairer les hommes par le feu de la sagesse s'est-il finalement trompé sur la nature humaine ? Difficile de ne pas songer à une telle conclusion quand on s'aperçoit de l'incommensurable facilité avec laquelle prolifèrent ceux qui se complaisent dans l'ignorantisme. Et que dire lorsqu'il s'avère que ce sont ces vulgaires techniciens de l'apprentissage qui sont les véritables ennemis du savoir ?
averoes
Son site : https://www.antipedagog.com/
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