Les mêmes barbelés infâmes
Connaissez-vous Hedy Epstein ? Non, c’est une dame âgée, née en 1924, qui vit aux Etats-Unis depuis bien longtemps maintenant (elle y est arrivée en 1948), où elle fait régulièrement des conférences. Pas n’importe lesquelles, celles portant essentiellement sur un règlement pacifique du conflit israélo-palestinien. Comme vous avez dû le remarquer, Hedy Epstein est juive. Elle habitait en Allemagne à Kippenheim, un petit village près de Feiburg. C’est là qu’un jour les nazis ont failli venir la chercher... à l’âge de 14 ans, mais elle s’était déjà échappée, grâce à une opération oubliée de l’avant-Seconde Guerre mondiale, celle du Kindentransport.

En novembre 1938, en effet, quelques jours après la nuit de Cristal, des sommités juives avaient demandé à rencontrer Neville Chamberlain, inquiets de la situation en Allemagne. Ils avaient réussi à lui arracher une promesse, celle de rapatrier au plus vite les enfants juifs d’Allemagne, autant que faire se pourra, tant le programme nazi laissait envisager de craintes sur leur existence future. C’est un fait peu connu de l’histoire de la période, qui implique en réalité beaucoup de choses, la principale étant que les Anglais, et bien d’autres s’attendaient bien à une extermination, à plus ou moins brève échéance et que la découverte des camps en 1945 ne fut pour eux qu’une demi-surprise, contrairement à ce qu’on a pu entendre ici et là. Les Anglais décidèrent via le "Movement For the Care of Children from Germany", créé pour l’occasion, de rapatrier tous les enfants de moins de 17 ans, et c’est ainsi qu’on en sauva environ 10 000, les autres, restés sur place, connaissant le sort que l’on connaît. Aux Etats-Unis, à la même époque, un programme similaire, le "One Thousand Children", fut mis sur pied, le mouvement anglais devenant le "Refugee Children’s Movement" (ou RCM), certains enfants étant même rapatriés à partir des camps de concentration nouvellement créés (les premiers datant déjà de 1933, pour les politiques, dont surtout les communistes). L’opération de sauvetage ou de rapatriement ne dura qu’une année environ : le dernier départ d’enfant eu lieu en Allemagne en 1939, le 1er septembre, date de l’invasion de la Pologne. Hedy fut ainsi ramenée en Angleterre, seule, sa famille, restée sur place, étant finalement totalement exterminée en camp de concentration, à Auchswitz.
Son père, Hugo Wachenheimer, avait été emprisonné dès 1938. En 1941, les nazis décidèrent de l’envoyer... en France, à Gurs, dans les Hautes-Pyrénées, le séparant de sa femme Ella. Le camp de Gurs, édifié à la hâte en 42 jours, avait été créé au départ pour recevoir les réfugiés "rouges" d’Espagne, les communistes ayant été les premiers emprisonnés par le régime de Vichy. Puis vinrent ceux qu’on appelle les "indésirables" : juifs, tziganes, tous les exclus du rouleau compresseur ethnique allemand. Gurs reçut ainsi, du 1er mai au 23 octobre 1940 : "9 771 femmes en provenance du Vel d’Hiv... et enfants... trois quarts des Allemandes... les plus nombreuses, sont juives ou apatrides... ", note Claude Laharie, l’exégète du camp. Ce camp a pour origine l’action d’un sénateur, Léon Bérard, qui a aussi été garde des Sceaux de 1931 à 1932 et de 1935 à 1936, qui sera nommé plus tard ambassadeur de France au Saint-Siège. Un drôle de personnage, académicien apprécié par Mauriac, ami de l’Action française et membre à la fois du Parti radical. Nommé plus tard au Vatican, où il défendra l’ignominieux « Statut des juifs » du gouvernement Pétain. En 2007, un collège de Gironde portait toujours son nom sans que cela ne choque l’administration française et l’Académie de Bordeaux, malgré les appels répétés d’une fédération de parents d’élèves au Conseil régional des Pyrénées-Atlantiques ! Dont le président est J.-J. Lasserre, UDF, grand supporter sarkozien, ancien membre de la Jeunesse agricole chrétienne qui sait recevoir ses amis, dont André Santini ou Gérard Larcher (UMP), et... Christine Boutin, tous "ensemble". En France, en 2008 encore, on donne le nom à un collège à une personne qui a fait enfermer des enfants qui ont fini à Auschwitz sans que cela ne gêne personne, y compris le député UDF local ! Qui n’ignore pas que des élèves du collège Bérard participent tous les ans au Concours national de la Résistance et de la déportation, en finissant en bonne place ! Papon, certes, mais Bérard ? En 1940, un seul individu alors peste contre le choix de Gurs : Jean-Louis Tixier-Vignancour, "jeune député d’Orthez, qui est scandalisé que sa circonscription ait été choisie pour un tel cadeau’", mais ce n’est pas pour des raisons humanitaires, loin s’en faut. Il déclare avec éloquence que ces réfugiés constituent "toute une armée non seulement de l’anarchie, mais du crime international". Déjà à l’extrême droite, où il restera jusqu’à sa mort... avec son responsable de communication, un certain Jean-Marie Le Pen. Du camp de Gurs, les prisonniers partent en général vers les chantiers de l’organisation Todt. Ou bien pire encore : en 1942, quatre trains gardés par des gendarmes français en uniforme noir partent d’Oloron vers les camps d’extermination allemands. Ce ne sont que les premiers. D’autres suivront, dont ceux organisés par un certain Maurice Papon.
Après plusieurs camps "provisoires", dont Les Milles pour le père d’Hedy et Rivesaltes pour sa mère, les époux Wachenheimer se retrouvèrent... à Auschwitz, pour y partir en fumée en 1943. En 2003, Hedy reçut du gouvernement français, alors adepte de la repentance, 30 000 dollars de réparations pour l’enfermement de ses parents par la police de Vichy. Pour elle, une somme liée à du sang "I think it’s blood money," dit Hedi, "so I wanted it to be used for some good purpose." Somme qu’elle a intégralement reversée à plusieurs organisations humanitaires, toutes engagées dans la résorption du conflit actuel : Seeds for Peace, Peace Research Institute of the Middle East, Neve Shalom, Ali Arab Mobile Clinic in Gaza, et l’Israeli Coalition Against Home Demolitions. Le choix peut surprendre : à lire la suite, vous verrez que non.
Car, aujourd’hui, Hedy se bat en effet pour que cela ne se reproduise pas. On la comprend. Mais ce qu’elle dit depuis 2004 choque une bonne partie de la population américaine. Tout négationnisme étant exclu obligatoirement de sa bouche, on se demande ce qui fait tant débat chez elle aujourd’hui. En fait, ce sont ses déclarations incendiaires. Hedy se rend régulièrement depuis 1981 en Israël, dont cinq fois rien qu’en 2003. En 2003, justement, elle décide d’aller cette fois à Ramallah, en Palestine. Et en revient effondrée. Ce qu’elle y voit la révolte, elle, l’enfant que l’on sauvé de la barbarie en voit une autre, sur place. La situation déplorable et misérable des enfants palestiniens la choque profondément. De retour aux Etats-Unis, elle fait part à une journaliste suisse de ce qu’elle y a effectivement vu, en commençant par affirmer tout de go : "I would like to dedicate this interview to the children of Gaza, whose parents cannot protect them or send them away to safety as my parents did when they sent me to England in May 1939 on a Kindertransport". Le ton est donné : pour Hedy, la survivante, le sort des Palestiniens en 2003 n’est pas meilleur que celui de juifs sous Hitler ! L’interview provoque un tollé aux Etats-Unis, bien entendu, mais cela ne change en rien ses habitudes.
Hedy la courageuse a passé l’âge de se faire intimider, le passé perdu à jamais de sa famille parle pour elle. Inflexible, elle se rend l’année suivante à nouveau en Israël. Pour se faire arrêter à peine descendue d’avion à l’aéroport Ben Gourion, par des membres des services secrets israéliens, qui l’humilient et tentent vainement de la dissuader de rester sur le territoire, ou de se rendre à nouveau en Palestine y voir ses amis. Emmenée au poste de police, elle y est déshabillée, et pire encore, une jeune policière de 22 ans lui annonçant une fouille au corps. Hedy ne peut alors s’empêcher de lui demander "Pourquoi faites-vous ça ?” Ce à quoi repond la policière : "Parce que vous êtes une terroriste, vous êtes un risque pour la sécurité." 84 ans aujourd’hui, vivant seule, rescapée d’une famille juive assassinée et considérée comme "terroriste" par Israël ? Le terrorisme a bon dos chez Ariel Sharon, l’homme de Sabra et Chatila. Révoltée, abasourdie, Hedy, la "terroriste" de 84 ans, y trouve une source supplémentaire d’énergie pour dénoncer le blocus palestinien et les humiliations journalières des checkpoints. Où l’on trouvait il n’y a pas si longtemps encore un ancien amant de... Carla Bruni, faisant sa période obligatoire de militaire israélien et ami du président actuel. En 2005, elle se joint à un mouvement non violent palestinien à Bi’lin. Bi’lin a une particularité désolante : le village, coupé en deux, s’est vu privé de ses champs par la construction du mur de béton israélien, cet hideux rempart censé protéger le pays. L’armée israélienne, durant la manifestation, charge, et balance une grenade assourdissante sur les manifestants. Hedy perd partiellement l’ouïe : deuxième humiliation, deuxième agression. Au pied des murs de béton qu’a élevé Israël autour de sa frontière, Hedy reste songeuse : "Quand je me suis trouvée à côté de ce terrible mur de béton haut de 25 pieds qu’Israël a construit, j’ai pensé : mon Dieu, voilà ce que les juifs sont en train de faire, les juifs qui autrefois étaient enfermés derrière des murs sont en train de construire un mur, et de mettre les Palestiniens derrière ce mur, et de détruire en même temps des bâtiments, des maisons, des puits palestiniens". Séparant les Palestiniens, les enfermant dans des ghettos, coupant au passage les villages en deux ou les séparant de leurs oliveraies, pratiquant ce que Jimmy Carter, Prix Nobel de la Paix, dénonçait l’année dernière comme un véritable apartheid. Selon lui, le mot n’est pas trop fort : "Jimmy Carter affirme pourtant que ce terme se justifie par les barrières grillagées, les détecteurs électriques et les blocs de béton installés par Israël le long de la frontière avec la Cisjordanie". Et il insiste : "Je pense même que la situation est pire, dans bien des cas, que l’apartheid en Afrique du Sud", a-t-il fait valoir en allusion au régime de ségrégation raciale pratiqué dans ce pays africain jusqu’en 1990. Et deuxième tollé aux Etats-Unis, où la diaspora juive pèse fortement sur la vie politique. L’homme à l’origine des rencontres israélo-palestiniennes de Camp David constate que depuis les années 80 la situation s’est fortement dégradée, et que la construction du mur doublée d’une politique intense de colonisation n’a fait qu’empirer les choses. De même que les tentatives de sabotage de paix. Ou la réactivation du blocus de la bande de Gaza sous n’importe quel prétexte.
Hedy a depuis regagné les Etats-Unis... Jusqu’à sa mort, elle l’a promis elle se rendra à Ramallah ou à Gaza. Elle ne fera jamais partie de l’avion de Georges Bush, qui y est allé cette semaine de sa petite larme médiatique au mémorial de l’holocauste où figure pourtant les noms des parents d’Hedy. En négligeant ostensiblement de se rendre sur la tombe de Yasser Arrafat. Des Hedy Epstein, dont les parents ont été envoyés à la mort par un gouvernement français inepte, devenue apôtre de la paix, il n’y en a pas assez : avec un seul W. Bush, c’est déjà de trop. Jamais depuis son mandat les colonisations israéliennes n’ont été aussi nombreuses. Rien n’a été fait pour empêcher la construction du mur de la honte et le système coercitif des checks points, endroits de toutes les humiliations possibles. Et jamais non plus jusqu’ici il n’avait daigné mettre les pieds en terre palestinienne.
L’annonce de la création d’un Etat palestinien restera donc un vœu pieux, et ce n’est pas la farce d’Annapolis qui y changera quelque chose : ce n’est pas encore demain qu’Hedy Epstein pourra prendre un ticket d’avion direct pour le véritable pays de ses amis. Pour se consoler, Hedi pourra toujours écouter le West-Eastern Divan Orchestra de Daniel Barenboim, le chef d’orchestre israélo-argentin qui vient de recevoir son passeport palestinien, en hommage à l’action qu’il mène depuis longtemps. Hedy, en l’écoutant, se sentira certainement un peu moins seule.
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