Les mots pour le dire et pour le faire
« Quand les mots perdent leur sens, les Hommes perdent leur liberté. »
Confucius.
Lorsqu'on évoque la montée des idées ultralibérales, on cite souvent Friedrich Hayek et Milton Friedman, la société du Mont pèlerin et tous les « think tanks » au service de la transformation des esprits des « élites » en particulier les sociaux-démocrates, les Chicago boys et leur phagocytage du Fond Monétaire International et de la Banque Mondiale à partir des années soixante-dix. Lorsqu'on pense à la mise en œuvre concrète de ces idées, on fait référence à la première tentative de société ultralibérale au Chili après le coup d'état militaire du 11 septembre 1973, aux politiques menées sabre au clair par Margaret Thather en Grande-Bretagne et Ronald Reagan aux États-Unis d'Amérique dans les années quatre-vingt, aux plans structurels imposés aux pays du Tiers Monde, aux années Eltsine en Russie, aux crises asiatiques vers la fin des années quatre-vingt-dix, à l'Argentine... et maintenant à l'Europe.
Mais généralement, on oublie un aspect de la question, un aspect très important, essentiel même, un aspect sans lequel ces idées folles n'auraient jamais pu s'ancrer dans les têtes. La mise en place de politiques ultralibérales a été précédée par une guerre sémantique et lexicale sournoise, patiente, profonde, une guerre de l'ombre qui n'a eu comme objectif de dire l’indicible (c'est-à-dire que le progrès ultralibéral est un recul pour l'humanité) en renversant tout simplement le sens des mots.
L'idée de liberté par exemple, la si belle idée de liberté inscrite sur le fronton de nos édifices a été retournée pour signifier la liberté du loup dans la bergerie ; un loup libre au milieu d'agneaux libres... Alors que la liberté républicaine, c'est celle qui s'adresse également à chacun ; pas de liberté sans égalité devant la liberté. Et dans ce cas, c'est la loi qui protège la liberté du faible tandis que la doxa libérale nous dit que la loi est en frein à la liberté – sous-entendu du loup, mais ça, elle ne le dit pas.
Le privilège, qui vient du latin privus signifiant privé serait l'apanage des fonctionnaires. C'est tout juste le contraire mais qui s'en soucie. Un fonctionnaire est généralement recruté à la suite d'un concours et il est soumis à un statut, tandis que le gosse de riche en échec scolaire obtiendra un diplôme bidon d'une école pour gosses de riches en échec scolaire et sera embauché sans peine et bien rémunéré dans l'entreprise à papa. Mais bien sûr tout cela a pour objectif de nous faire passer les droits sociaux pour des avantages indus et ringards alors qu'ils participent de l'émancipation de l'être humain, idée éminemment moderne.
Le mot réforme qui signifie changement dans le sens du progrès, a été accaparé par l'armée libérale et retourné pour signifier le progrès des gains d'argent et de l'accaparement des richesses par quelques uns aux détriment du bien commun. La réforme libérale est une contre-réforme participant d'une contre-révolution.
La modernité libérale, c'est la flexibilité, c'est la précarité, c'est le retour à la loi de la jungle et à l'insécurité sociale quotidienne... Dans les entreprises, les bureaux du personnel ont été remplacés par les bureaux des ressources humaines, ainsi l'être humain serait devenu une ressource... Le clochard est un SDF car le mot clochard évoque l'image d'un être humain tandis que l'acronyme SDF renvoie à une courbe statistique, et ainsi de suite, jusqu'à démocratie qui ne signifie plus vraiment grand chose dans les faits. Dans tout le champ de la sémantique, les mots porteurs d'idées de progrès humain ont été retournés pour draper des atours de modernité ce qui n'était qu'une vaste entreprise de recul du progrès humain.
Cette guerre sémantique a précédé la vague de contre-réformes ultralibérales. Elle a préparé les esprits en noyant les repères dans un flou idéologique et en corsetant le langage dans une novlangue politiquement correcte. Pendant qu'il devenait ridicule, risible, donc implicitement interdit de faire référence à la lutte des classes qui avait bien entendu disparue, la classe bourgeoise, elle, menait une guerre des classes bien réelle. « Tout va très bien pour les riches dans ce pays, nous n’avons jamais été aussi prospères. C’est une guerre de classes, et c’est ma classe qui est en train de gagner » déclarait le multi-milliardaire Warren Buffet il y a quelques années.
Un certain nombre d'ouvrages décrivent comment la sémantique et la syntaxe ont été mises à contribution pour servir le dessein ultralibéral afin d'alerter les consciences. « LQR ; La propagande au quotidien » d’Éric Hazan (Ed. Raisons d’agir) écrit dans la veine et en référence à « LTI ; La langue du IIIe Reich » de Victor Klemperer (Ed. Pocket) ; « La question humaine » de François Emmanuel (Ed. Stock) dont Nicolas Klotz a tiré un film (excellent par ailleurs) ; « Les mots sont importants » de Pierre Tevanian et Sylvie Tissot (Ed. Libertalia) entre autres. Des sites internet également qu'il serait fastidieux de relever. Cherchez par vous-mêmes.
Au moins trente ans, trente années de patience, de travail sournois pour lisser et polir des mots afin d'en gommer les aspérités et de mieux les retourner contre leur sens d'origine. Trente ans pour édifier ce château de cartes et enfermer la pensée dans un carcan sémantique bâti sur mesure. Car quand on maîtrise les mots, on maîtrise les idées. Trente années pour préparer et accompagner la vague ultralibérale sensée nous engloutir tous et nous noyer définitivement dans l'océan du bonheur béat d'Aldous Huxley fait de consumérisme promotionnel et pas cher, de jeux télé débiles et de téléphones portables.
Trente ans pour préparer le terrain. Et voilà qu'en l'espace d'une petite année, tout cet édifice sémantique, ce château de cartes lexical s'effondre sous nos yeux. Les mots interdits resurgissent brusquement. Les marchés sont devenus des spéculateurs, les banquiers des usuriers, le peuple peut se dire peuple, il n'est plus interdit de parler de riches trop riches, il n'est plus déplacé de d'en appeler à la lutte des classes.
Et avec les mots qui reprennent leur sens, les idées peuvent s'exprimer simplement, de façon compréhensible et intelligible. Les riches le sont trop alors il faut les taxer et redistribuer les richesses ; l'argent est passé du travail vers le capital, alors il faut le reprendre là où il est et l'injecter dans l'économie réelle et ainsi de suite. La conscience politique a retrouvé brutalement un espace lexical et sémantique sur lequel elle peut s'appuyer pour formuler de nouveau des projets pour l'humanité.
Alors, et c'est là où je voulais en venir, si comme je le pense, les mots précèdent les idées qui précèdent l'action, s'il a fallu trente ans pour bâtir patiemment une novlangue qui fasse accepter le libéralisme, alors l'effondrement brutal de cette novlangue préfigure l'effondrement du système libéral à l'agonie. Un indice : actuellement, ce sont les mots du Front de Gauche qui sont repris par les autres candidats. Cela doit leur faire drôle du reste car il ne doivent plus avoir l'habitude de les manier à bon escient.
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