Les nouveaux programmes ? Même P. Meirieu n’y croirait pas
Dans la perspective d’une expression résolument critique à l’égard des nouveaux programmes de l’école élémentaire, la rencontre -une fois n’est pas coutume- avec un certain nombre de remarques de P. Merieu, à travers les méandres de la Toile, a permis, tel un deus ex machina, au présent billet de prendre corps et à la modeste pensée qu’il tente d’exprimer de se préciser. En voici les principaux aspects.
Une liberté pédagogique illusoire
Le texte du projet stipule que « Les projets de programmes n’entrent pas dans le détail des pratiques de classe, des démarches des enseignants ; ils laissent ces derniers apprécier comment atteindre au mieux les objectifs des programmes en fonction des situations réelles qu’ils rencontrent dans l’exercice quotidien de leur profession. » Les intentions sont louables, mais la possible confusion entre une absence de détails en matière de pratiques de classe et l’absence de ceux relatifs aux contenus disciplinaires, comme principe fondateur de la liberté pédagogique, est à portée de pensée. Dès lors, quelle crédibilité peut-on sérieusement accorder à l’idée que l’absence de contenus détaillés serait garante d’une quelconque liberté pédagogique ?
Ce qui semble paradoxal, c’est que les nouveaux programmes se targuent de laisser une marge suffisante à l’initiative du professeur et au respect de sa liberté pédagogique, mais n’hésitent pas à lui enjoindre de se conformer à une approche pédagogique bien déterminée –celle de l’élève au centre du dispositif pédagogique- et bien déterminante quant à l’option qui sera, in fine, mise en œuvre dans les méthodes d’apprentissage, une approche parmi d’autres faut-il le rappeler ?
Parmi les aspects de cette orientation qui ne dit pas son nom, on peut évoquer :
- l’élève au centre du dispositif pédagogique et acteur de ses apprentissages ;
- un rôle de l’enseignant, réduit à un simple animateur, amené à s’effacer progressivement (dans le « langage oral » !) (L'étayage du maître, fort en début de cycle, diminuera en fonction des compétences acquises par chacun) ;
- le primat des compétences (il explore, se familiarise, commence à établir des listes, découvre,…) au détriment des connaissances, au lieu d’une parité garante d’un certain équilibre entre ces deux pans de l’apprentissage. Ainsi, dans l’esprit de ces nouveaux programmes, les connaissances ne sont plus un but en soi, mais un « outil » au service d’un « attendu ». Dans cette perspective, peut-on faire mieux en matière d'utilitarisme pédagogique ?
Sauf que, à y réfléchir de près, s’il l’on accepte l’idée selon laquelle une compétence c’est la mobilisation d’un certain nombre de connaissances et de savoirs pour résoudre un problème ou étudier une question donnés, et que la compétence n’est rien d’autre que la connaissance en action, alors ne pas reconnaître à cette dernière une certaine prééminence est une aporie. Autrement dit, si l’on admet que c’est la maîtrise, ou non, d’une connaissance qui détermine l’acquisition, ou non, d’une compétence, n’est-il pas primordial, d’un point de vue logique, de connaître d’abord les propriétés du carré, savoir par exemple qu’il possède des angles droits (connaissance) avant de se lancer dans sa construction (compétence) ?
Rappelons, à cet égard, les propos de Ph. Meirieu :
« C'est pourquoi l'obsession de compétences nous fait faire fausse route. Elle relève du "productivisme scolaire", réduit la transmission à une transaction et oublie que tout apprentissage est une histoire... » (Le Monde / Idées du 02.09.2011, par Nicolas Truong « Contre l'idéologie de la compétence, l'éducation doit apprendre à penser »).
Ou encore dans le site www.cafépédagogique.net :
« Je ne peux accepter que l’idéologie des compétences devienne une « théorie de l’apprentissage. »
« Ma position, c’est qu’on n’apprend pas « par compétences », même quand on acquiert des compétences. « Apprendre par compétences », c’est réduire l’apprentissage au couple « objectif/évaluation » indéfiniment multiplié. C’est écraser complètement l’historicité des apprentissages et oublier la manière dont les histoires singulières s’approprient les savoirs. C’est abolir la notion de « situation d’apprentissage », comme cadre structurant de contraintes et de ressources au sein duquel un sujet s’engage dans l’aventure d’apprendre. « Apprendre par compétences », c’est tourner le dos à toute la pédagogie « active », à tout ce qu’on a pu nommer – maladroitement, je l’avoue – la « pédagogie de projet ». « Apprendre par compétences », c’est la version technocratique de l’illusion qui fonde l’éloge aveugle du « cours traditionnel » : l’énoncé des savoirs suffirait à leur acquisition. En réalité, « apprendre par compétences », c’est évacuer, en même temps, la question du désir et celle de la culture. C’est faire l’impasse sur la transmission proprement dite, qui est, précisément, la « reliance » du désir et de la culture. »
Mais un véritable respect de la liberté pédagogique ne serait-il pas celui qui se contente d’indiquer le « ce que » en matière d’enseignement (ce qu’il faut enseigner) et qui n’influence aucunement le choix du « comment » reconnaissant, par-là, à l’enseignant sa capacité de juger de la pertinence de telle ou telle démarche pédagogique, en fonction du savoir à enseigner ?
Ainsi, la reconnaissance d’une réelle liberté pédagogique ne saurait faire l’économie de l’appel suivant : « Dites-moi ce que je dois enseigner et permettez-moi de choisir comment y parvenir », au lieu de laisser croire que l’absence de détails dans les contenus disciplinaires est garante d’une quelconque liberté pédagogique. N’est-ce pas dans la possibilité de choisir un « comment » et non dans celle de définir un « ce que » que réside une véritable liberté pédagogique ?
Vraiment allégés ces programmes ?
Par ailleurs, le fait que l’informatique n’apparaisse plus, dans un intitulé propre, comme une discipline proprement dite pourrait laisser croire que la tendance est à l’allègement dans les nouveaux programmes. Mais lorsqu’on lit « […] Il apprend à utiliser les fonctions simples d’un traitement de texte, il manipule le clavier. », ou encore « Dès le CE1, les élèves peuvent coder des déplacements à l’aide d’un logiciel de programmation adapté, ce qui les amènera en fin de CE2 à la compréhension, et la production d’algorithmes simples. » (rien que ça) cet allègement n’est en réalité qu’un mirage. Il est difficile de croire, en effet, à un quelconque allègement si l’on songe au caractère chronophage que représente l’enseignement de ces compétences, qui plus est, à des élèves de CE1 / CE2.
Quelle progressivité dans une logique de cycle ?
Si la présence de quelques repères de progressivité dans les nouveaux programmes est louable, elle s’apparente néanmoins à une petite obole puisqu’elle n’en rend pas moins incontournable la nécessité d’une « négociation » avec ses collègues du même cycle, en vue de l’élaboration de progressions plus complètes et plus fines à l’échelle de l’année scolaire. Non qu’il faille minimiser l’importance du travail d’équipe, mais cette perspective n’en demeure pas moins génératrice d’un certain nombre d’écueils, au premier rang desquels une éventuelle perturbation de la scolarité des enfants qui seront confrontés à un nouveau programme à chaque fois qu’ils changent d’école.
En outre, en cas de mobilité des équipes pédagogiques, l’éventuelle « re-négociation » des progressions, chaque début d’année, s’avère être une situation qui ne plaiderait guère en faveur d’une stabilité et une sérénité nécessaires à la réussite des élèves.
Certes, on pourra toujours rétorquer que ce genre de situation peut être résolu par une intervention de la hiérarchie, sous forme de note administrative ou de circulaire interne, etc., favorisant les programmations faites par les anciennes équipes. Or, un tel ajustement ne ferait que renforcer le sentiment d’une liberté pédagogique cousue de fil blanc (le fait de faire accroire que l’initiative laissée aux enseignants dans les programmations est garante de leur liberté pédagogique). Dans ce cas, et même en donnant son assentiment à cette prétention, il faut avoir présent à l’esprit que l’intervention hiérarchique, tout au mieux, ne ferait qu’entériner une liberté pédagogique à deux vitesses : tout en reconnaissant celle de ceux qui ont déjà mis en place une certaine programmation (les anciens), elle refuse cette même liberté aux arrivants. Mais, si la hiérarchie estime que son intervention est salutaire pour répondre à un objectif de stabilité et de cohérence dans les écoles, pourquoi s’arrêterait-elle en si bon chemin ? Pourquoi n’assumerait-elle pas ses prérogatives jusqu’au bout en définissant des programmations annuelles pour tout le monde, comme c’était le cas dans les programmes de 2008 ? N’y va-t-il pas de la crédibilité du sens de l’épithète « Nationale » accolée à « Éducation » ?
Il nous est par conséquent incompréhensible de constater que cette programmation par cycle -nonobstant les quelques repères de progressivité- soit la seule réponse apportée à nos souhaits. Faut-il rappeler, à cet égard, que la communauté des enseignants avait exprimé une appréciation favorable envers la programmation annuelle des programmes de 2008, lors de la consultation nationale sur l’évaluation de ces derniers ?
Par conséquent, l’évocation de ces propos de P. Meirieu doit être comprise, non comme une simple appropriation d’une caution intellectuelle pour étayer les cris d’orfraie exprimés dans la présente tribune, mais comme l’occasion de souligner le fait que le paradigme d’un référentiel de compétences nous paraît comme un parti pris pédagogique, qui cohabite mal avec la notion de liberté pédagogique. Ce n’est d’ailleurs pas par hasard -on s'en sera douté- que les réflexions de P. Meirieu sont ici invoquées. Chantre emblématique du pédagogisme, que d’aucuns pourraient accuser de retournement de veste, se présente plutôt, à nos yeux, comme celui qui a su faire preuve d’un discernement salutaire à toute honnêteté intellectuelle mue d’abord par une quête du vrai.
Alors, à quand un minimum de considération à l’égard des enseignants, en cessant de les prendre pour incapables de comprendre ce que des tournures lexicales peuvent cacher et de saisir le caractère illusoire d’un « catéchisme programmatique » prétendument modernisant et d’apparence respectueux de leur liberté pédagogique ?
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