Les nouveaux stakhanovistes
La loi travail (9 août 2016) a permis la mise en œuvre d’un droit à la déconnexion à compter du 1er janvier 2017 (article L 2242-8 du Code du travail). Ceci se traduit par l’obligation de signer un accord d’entreprise ou une charte. En revanche la loi ne prévoit aucune sanction.
Certaines professions où les frontières vie privée/vie professionnelle sont mal définies vont devoir réfléchir à un modus operandi. C’est le cas de l’enseignement supérieur et des cabinets conseil. En effet, les enseignants-chercheurs et les consultants peuvent travailler en tout lieu et à tout moment. La tentation est donc grande de répondre à toutes sollicitations par l’intermédiaire d’un outil numérique.
Les cabinets conseils attendent de leurs consultants (cadres autonomes au forfait jours) une grande disponibilité pour leurs clients. Les consultants restent souvent joignables en dehors des heures traditionnelles d’ouverture des bureaux. Cette porosité entre vie personnelle et professionnelle nous rappelle le métier d’enseignant-chercheur. Ces deux professions ont en commun la nécessité de production intellectuelle et un management par objectifs. Les consultants et les enseignants ont une double mission : réfléchir à des sujets de fond et transmettre leur savoir. Les consultants ont comme interlocuteurs les clients alors que les enseignants s’adressent aux étudiants ou à leurs pairs.
Les « profs » et les consultants peuvent prendre des initiatives, ils sont invités à être autonomes. Ils développent des stratégies d’acteurs (L’acteur et le système, Crozier et Friedberg, 1977) qui concourent à se poser la question de leur place dans l’organisation.
Les objectifs qui leur sont donnés sont précis et ambitieux. Les conditions de travail relèvent alors parfois du stakhanovisme (Alexeï Grigorievitch Stakhanov, symbole de l’ouvrier soviétique repoussant au nom du communisme les limites du travail humain).
Prenons l’exemple plus particulier de l’enseignement supérieur. Comme défini par l’ONISEP, l’enseignant-chercheur est investi d’une double mission au sein d'une université ou d'une grande école : faire progresser la recherche dans sa discipline et transmettre les connaissances qui en sont issues à ses étudiants. http://bit.ly/2hDZU2U
D’un point de vue pratique, ils effectuent des missions normées et répétitives. Le taylorisme aurait-il survécu dans l’enseignement supérieur et au sein des cabinets conseil ?
Les missions se bousculent et les Les temps modernes ne sont pas loin. L’évolution du métier a d’ailleurs été étudiée par la sociologie de l’éducation (Anoot, 2011)
L’enseignant-chercheur ou le consultant est donc un outil de production au service d’une organisation. En tant qu’individu, doit mener une stratégie de carrière. Or, les objectifs imposés par l’organisation peuvent différer de ses objectifs personnels. Ce qui est bon pour l’évolution et la carrière de du collaborateur diffère en effet de ce qui est valorisé par l’organisme pour lequel il travaille.
Les instituts de formation tout comme les cabinets de conseil souhaitent que leurs étudiants ou leurs clients soient satisfaits des formations qui leur sont prodiguées, et que leurs collaborateurs élargissent leur spectre d’activité via par exemple la prise en charge de responsabilités administratives.
Les formations représentent la partie immergée de l’iceberg et sont sans doute la partie la plus chronophage. Cependant bien qu’elles soient importantes, elles ne sont pas les seules. En effet, dans le cas d’un enseignant-chercheur, la recherche est un des aspects majeurs qui permet de valoriser auprès de ses pairs sa production intellectuelle. Bien souvent, cette partie est à la fin de sa « to-do » liste et empiète sur la vie personnelle car il est difficile de se déconnecter.
Dès lors, le problème pour l’enseignant-chercheur est de trouver le temps nécessaire à cette mission. La dichotomie à laquelle sont soumis les enseignants-chercheurs est toute entière contenue dans le titre de leur fonction : comment trouver le temps d’être disponible pour ses étudiants, de préparer et offrir des cours de qualité, de jouer un rôle dans l’organisation qui les emploie tout en étant impliqué et performant dans un domaine de recherche ?
Par conséquent, le stakhanovisme est renforcé par des contradictions auxquelles il est soumis à travers ses deux missions.
Pourtant, les écoles et les enseignants-chercheurs partagent le même objectif sur un aspect : les publications. Les ambitions convergent ici. Les organisations pour lesquelles ils travaillent sont classées en fonction du rang des revues académiques dans lesquelles les enseignants-chercheurs publient. Elles accordent donc beaucoup d’importance à la recherche, et cet intérêt est partagé par les enseignants-chercheurs, puisque c’est aussi ce rang des publications qui fait leur valeur dans le monde académique.
On risque alors d’être confronté à un effet pervers de cette double mission de l’enseignant-chercheur : par manque de temps et de moyen, il va simplifier les choses et essayer de gagner en efficacité en automatisant certaines tâches.
Un des cours qu’il a préparé fonctionne bien et a reçu de bonnes évaluations ? Il suffira bien de le répéter mécaniquement chaque année, sans s’interroger sur ce qui pourrait l’améliorer ou le faire évoluer. La pédagogie et la réflexion sont mises de côté au profit de la « mécanisation ».
L’immense défi que doivent relever tant les instituts ou les cabinets que les consultants et les enseignants-chercheurs est celui de trouver l’équilibre entre tous ces objectifs. Ces acteurs doivent réfléchir ensemble à une synergie dans leur développement : l’idéal pour l’organisation et le collaborateur serait que la production intellectuelle soit intégralement visible et soit valorisée en tant que mission officielle et temps de travail.
Concernant les consultants, les projets doivent être mis davantage en avant.
Concernant les « profs », les cours proposés dans les écoles doivent alimenter la recherche en se nourrissant des échanges avec les étudiants et pourtant on assiste à
une accumulation incontrôlable de tâches diverses (Fave Bonnet 2003 p 198). C’est la question soulevée par Nicole Poteaux : Pourquoi faut-il créer des services de pédagogie universitaires, des instituts d’innovation pédagogique et de développement professionnel des enseignants-chercheurs ? (Pédagogie de l’enseignement supérieur en France : état de la question, Poteaux, 2013) https://dms.revues.org/403
3 réactions à cet article
Ajouter une réaction
Pour réagir, identifiez-vous avec votre login / mot de passe, en haut à droite de cette page
Si vous n'avez pas de login / mot de passe, vous devez vous inscrire ici.
FAIRE UN DON