Les pouvoirs occultes d’une belle histoire
Quels points communs entre Munich de Spielberg, l’affaire d’Outreau et Hwang Woo-suk, le savant sud-Coréen déchu ? Ce sont trois exemples criants, parmi d’autres, de la présence en chacun de nous d’une force occulte qui semble nous attirer inexorablement vers la fiction, le mythe, et qui nous entraîne même parfois collectivement jusqu’au délire mythomaniaque.
Que retient notre mémoire collective contemporaine de la Grèce Ancienne ? Les constructions institutionnelles et urbaines de Péricles, ou les voyages extraordinaires d’Ulysse ? Que retiendra de notre temps la mémoire collective de nos descendants éloignés ? Les efforts constitutionnels de la vieille Europe, ou la révélation de la lignée mérovingienne de Jésus Christ, mise à jour par Robert Langdon dans le ’Da Vinci code’ de Dan Brown ? Personnellement je parierais pour le second.
Pourquoi ? Parce qu’avant d’être un animal politique, l’homme reste un enfant qui veut qu’on lui raconte une belle histoire ...
Dans les milieux professionnels, il y a un adage dont je n’ai jamais cessé de vérifier la pertinence : "ne laissez jamais les faits ruiner une belle histoire". Et si par la faute de cet adage on a vu s’écrouler des empires financiers comme Enron et Worldcom, ou éclater la bulle internet, de nombreuses multinationales doivent encore leur taux de capitalisation boursière à leur capacité à raconter à leurs actionnaires une belle histoire. Qu’il me suffisse pour cela de citer l’immense succès récent de l’introduction en bourse de Google. Cette propension du monde économique à ’économiser la vérité’ a donné lieu à un livre de Seth Godin ’All marketers are liars’ - ’Tous les gens du marketing sont des menteurs’ - qui, dans le détail, dévoile tous les trucs et trucages d’une profession dont l’objet même incite à la tromperie. Son blog ’allmarketersareliars.com’ donne quelques uns des exemples les plus affligeants.
Il semble qu’en politique aussi cet adage soit de mise. L’administration américaine de George Bush a eu beau dénoncer les élucubrations de Thierry Meyssan sur les attentats du 11 septembre (dans l’Effroyable imposture), en clamant haut et fort que "c’est inacceptable que quelqu’un puisse tenter de diffuser ce genre de mythe" (Victoria Clarke, porte-parole du département de la Défense, le 25 juin 2002), elle n’ignorait certainement pas que les mêmes ambitions de "raconter une belle histoire" l’entraînerait à peine un an plus tard à envoyer Colin Powell face à l’ONU tisser un "mythe" autour d’une "théorie de la conspiration" qui associait (dans une chimère incroyable !) Sadam Hussein, El Quaïda et des armes de destruction massives. Là encore cette ’mythomanie’ trouve quelques excuses dans la définition même de l’activité de diplomatie, et son ancestral langage codé.
Mais quelles sont les limites tolérables de l’imposture ? En France, on a vu récemment les piliers fondamentaux de la vérité ébranlés par le syndrome de la ’belle histoire’...
La vérité du passé d’abord, celle forgée et garantie par l’Histoire, et qui devrait se voir protégée de la corruption des enjolivements des petites histoires par son initiale capitale et son singulier. Pour autant, on avait déjà vu le parlement français souhaiter imposer à l’Histoire les belles histoires de la colonisation française. Voilà que désormais, le plus grand raconteur de belles histoires encore en vie - Steven Spielberg - se plait à réarranger un épisode important de l’Histoire récente (la prise d’otages de Munich en 1972), pour en raconter une histoire de déchirement moral toute droit tirée des tragédies grecques les plus classiques. Que les vrais protagonistes de l’affaire affirment n’avoir jamais eu aucun doute sur le bien moral de leur mission importe peu. Une froide affaire de vengeance politique ne ferait pas une si belle histoire. Et peu importe aussi qu’en communiquant au plus grand nombre, une fausse idée de la réalité historique, Spielberg participe à rendre la lecture de la réalité présente du conflit Israëlo-Palestinien encore plus obscure à ses contemporains. Le principal reste bien que cela fasse une belle histoire.
Dans l’affaire d’Outreau, c’est la vérité du présent, qu’incarne la Justice, qui a rejoint le camp des victimes du virus de la belle histoire. Quelle est cette maladie mentale qui a contaminé tout le système judiciaire français et qui amena, sur un mensonge, à l’enfermement de dizaines de personnes pendant deux ans ? Quelle paranoïa aigüe frappa donc collectivement tout un système sensé protéger la vérité, et l’amena à raconter au pays entier les délires les plus effrayants ? Une enquête parlementaire est en cours qui espérons-le saura dénouer l’intrigue qui s’est joué. Enquête qui, paradoxalement, devient pour les medias et le public une histoire encore plus captivante à suivre que la précédente !
Enfin, c’est la vérité du futur, la Science, qui a succombé récemment à l’épisotie : le biologiste Sud-Coréen Hwang Woo-suk a avoué avoir inventé de toute pièce l’étude scientifique parue dans la revue Science, dans laquelle il affirmait avoir trouvé le moyen de fabriquer des cellules souches "sur mesure" par clonage. Le tremblement de terre n’est pas vraiment qu’un scientifique ait truqué ses études pour se faire mousser et récolter des subsides. Ce qui effraie réside en ce que l’institution scientifique la plus sérieuse au monde (la revue Science), et avec elle l’idée même de l’infaillibillité de la méthode scientifique, aient fait montre de la plus désastreuse incompétence. Comme s’ils avaient voulu, avec leur collègue, croire à ses avancées, et laisser leurs rêves l’emporter sur leur devoir d’objectivité.
On vient donc de le voir, cette force intérieure et inconsciente qui nous pousse à croire aux belles histoires, et qui peut s’illustrer par le poster affiché sur le mur du bureau de l’agent Mulder de la série des X-files et qui clame ’I want to believe’ - ’Je veux y croire’ - sur fond de soucoupe volante, est une force tellement puissante qu’elle est capable d’imposer sa volonté non seulement à des individus, mais aussi à des institutions collectives, et parmi celles-ci à des institutions dont les règles de fonctionnement sont conçues normalement pour évacuer toute fiction. Et, encore plus étonnant ! les études scientifiques vont jusqu’à nous prouver que la force du ’I want to believe’ est si puissante qu’elle semble aller jusqu’à influencer la réalité elle-même. On trouve par exemple dans le livre ’Parapsychology, Research on exceptional experiences’ coordonné par Jane Henry du très sérieux Open University de Grande-Bretagne, les détails d’études scientifiques qui montrent que, lors de tests sur le perception extra-sensorielle, les sujets sceptiques ont des scores statistiquement anormalement faibles (comme s’ils influaient négativement les résultats), alors que les sujets convaincus avaient des scores statistiquement anormalement élevés (influant peut-être positivement leurs résultats).
Face à une telle force, la force de conviction et d’action attachée à notre soif de belles histoires, j’ai envie de conclure en citant J-L Borges qui, écrivant un article sur la ’machine à penser’ de Ramon Lull, sorte de précurseur moyen-âgeux de l’ordinateur disait : "Comme instrument d’investigation philosophique, la machine à penser est absurde. Elle ne le serait pas, en revanche, comme instrument littéraire et poétique". Les mêmes principes s’appliquent, il me semble, aux pouvoirs occultes d’une belle histoire.
11 réactions à cet article
Ajouter une réaction
Pour réagir, identifiez-vous avec votre login / mot de passe, en haut à droite de cette page
Si vous n'avez pas de login / mot de passe, vous devez vous inscrire ici.
FAIRE UN DON