Les principes d’un nouveau libéralisme
L’économie tire toujours ses fondements de principes de droit. Le capitalisme, par exemple, est fondé sur les principes de liberté individuelle et de propriété privée. Si ceux-ci semblent tenir du bon sens, nous en voyons aujourd’hui les limites, que ce soit dans le creusement des inégalités causé par les revenus de la propriété ou dans l’impossible gestion des communs, c’est-à-dire de ce qui n’est pas appropriable (la connaissance, l’environnement, le lien social...), systématiquement pillés par une machine économique dont l’extension à toutes les sphères de l’existence semble incontrôlable. Or dans chaque cas il semble que ce ne soit pas la liberté qui pose problème, mais la propriété, ou ses limites.
Serait-il possible, en faisant table rase de l’existant, de construire un nouveau système économique fondé sur des principes de droit qui serait meilleur que le capitalisme ? Quels pourraient être les principes de justice fondateurs d’une telle économie ?
En nous inspirant des conditions d’élaboration de la justice définies par John Rawls, nous pourrions ramener la justice économique à plusieurs principes susceptibles de faire consensus :
- la liberté individuelle – chacun doit disposer d’une égale liberté
- l’égalité des chances – les positions sociales doivent être ouvertes à tous
- l’équité de la rémunération – dans la mesure où les deux principes précédents sont respectés, la rémunération en bien par la société devrait être corrélée à l’utilité du travail accompli par l’individu
L’alternative marchande à la vente est la mise à disposition des biens comme service : ce n’est plus l’acquisition qui est payée mais la jouissance. Dans un tel système, l’évolution du cours d’un prix n’affecte que son producteur, comme une évolution de la rémunération qu’il peut espérer obtenir de ce qu’il a produit, et chaque bien est rendu à son fournisseur avant de changer de propriétaire.
Ceci ne signifie pas que l’appropriation des biens n’existe plus. On estime généralement avoir le droit, quand on possède des choses, de les modifier, de les détruire, de les offrir, de développer un lien affectif, c’est-à-dire de ne plus être redevable à qui que ce soit pour ce que l’on possède. Ceci peut sembler contradictoire avec un système sans propriété, mais il n’en est rien, puisque rien n’exclut a priori qu’un tel type de mise à disposition sur une durée illimitée puisse avoir lieu. Il est même possible de prévoir, lors d’une restitution prématurée du bien, le remboursement par son fournisseur d’une partie de sa valeur indexée sur l’usure apportée, ce qui s’apparenterait à une revente ou plus précisément à un droit de consigne.
Un tel système économique est finalement assez proche du système capitaliste, mais il possède deux différences essentielles :
- il existe un droit de consigne systématique
- la rente et la spéculation sont de fait impossibles
La spéculation comme la rente viennent biaiser la loi de l’offre et de la demande, soit par un rapport de force issu des inégalités croissantes, soit par des fluctuations artificielles sur les prix, notamment les bulles financières. Le fait qu’elles soient rendues impossibles est donc bénéfique.
L’optimisation des processus peut ainsi être appliqué non seulement à la production, comme c’est le cas aujourd’hui, mais à l’ensemble du cycle économique. Les entreprises n’ont plus intérêt à produire du jetable mais du durable, et prennent à leur charge la gestion des déchets qui aujourd’hui incombe aux collectivités (avec les difficultés de tri liées au packaging qu’on connait). Elles ont intérêt à développer et à rendre attractif les marchés de la location et de l’occasion. Il résulte de tout ceci un gain substantiel à l’échelle de la société :
- une quantité de travail moindre à niveau de vie équivalent (parce que les biens sont réutilisés au lieu de dormir dans les placards ou de finir à la poubelle),
- Un secteur productif plus responsable (parce qu’il doit penser dans la durée), avec notamment une meilleure gestion des déchets et un coût environnemental moindre
- une relocalisation et une diversification de l’emploi (dans la réparation et le recyclage) et d’avantage de commerces de proximité (avec le développement de la location)
- une diminution des dépenses et de la pauvreté (avec la possibilité d’obtenir des produits d’occasion ou de louer ponctuellement), y compris pour les entreprises, donc une réduction du secteur financier
L’émancipation vis-à-vis de la finance
La finance est essentielle pour mener à bien des projets qui nécessitent un investissement initial avant d’être rentables. Nous pouvons justifier l’existence d’un marché de la finance par le fait que tout projet ne mérite pas qu’on s’y risque, et encore une fois la loi de l’offre et de la demande constituerait idéalement l’outil naturel de mesure de la viabilité des projets.
On peut distinguer deux types de financement : le crédit, qui consiste à « louer » une somme d’argent en échange d’intérêts, et l’actionnariat qui consiste à vendre une part d’une entreprise donnant droit à toucher des dividendes sur ses bénéfices, et éventuellement d’avoir un droit de regard sur sa gestion.
Le crédit, en ce sens qu’il consiste en la mise à disposition du produit d’un travail, n’a pas de raison d’être considéré illégal. L’actionnariat, par contre, constitue la vente d’un capital et conduit à un enrichissement injuste. Il devrait donc être remplacé par une alternative qui serait la mise à disposition du capital (éventuellement locative), avec les mêmes conséquences sur les actions que pour les autres produits :
- Seules les entreprises sont affectées par une évolution du cours de leurs actions, ce qui se traduit pour elle par une évolution de leurs capacités à se faire financer.
- Quand le propriétaire d’une action s’en sépare, celle-ci est récupérée par l’entreprise qui l’a émise pour un montant de consigne inférieur à sa valeur d’origine.
En résumé, ce système rend les entreprises moins tributaires de la finance, en évitant que les revenus de sa côte financière ne soient captés par cette dernière et en lui permettant de garder la main sur son capital.
L’entreprise sans propriétaire
Aujourd’hui l’emprise du monde financier sur l’économie semble démesurée. Une graine porte ses fruit, mais qui de celui qui possédait la graine ou de celui qui a élevé l’arbre a le droit de s’en octroyer les bénéfices ? On le voit, c’est bien la propriété, celle de la graine, qui assure l’emprise de la finance sur l’économie.
Or la conséquence principale de l’illégalité de la vente est qu’une entreprise n’a plus vraiment de propriétaire : c’est une entité autonome, entièrement mue par ceux qui y travaillent et centrée sur son activité. Elle devrait donc être capable de repenser ses buts, au delà de la maximisation du profit, et son organisation, par exemple démocratique. Affranchie des contraintes financières, sa rentabilité n’est plus une fin mais un moyen. Elle doit pouvoir envisager son activité sur le long terme, ou encore choisir d’arbitrer en faveur d’une meilleure qualité des conditions de travail, d’une rémunération salariale plus importante ou de critères éthiques sans craindre d’être sanctionnée financièrement.
Aujourd’hui les gains de productivité et les bénéfices sont systématiquement traduits de manière à augmenter la quantité de travail : baisser les prix pour être compétitif et augmenter l’activité ou rémunérer le capital qui sera réinvestit pour créer du travail ailleurs. André Gorz a montré que ce sont ces décisions qui entrainent une extension toujours plus importante de la sphère marchande à tous les interstices de la vie courante. Une entreprise indépendante de la finance pourrait choisir au contraire, en réponse aux gains de productivité, de diminuer la durée du travail à salaire constant, suivant l’aspiration de la plupart des travailleurs. Un tel arbitrage, inconcevable aujourd’hui parce que contraire à la rationalité économique qui régit le monde financier, deviendrait possible.
A la clé de ce type de décisions, la libération du temps libre pourrait permettre à chacun de considérer de nouveau le travail comme le minimum nécessaire à la subsistance, non plus comme une finalité imposée de l’extérieur qui réduit l’individu à une fonction économique. Elle devrait permettre à l’homme de se consacrer à son épanouissement et de se réapproprier l’espace social, culturel et citoyen en restaurant un véritable lien social qui pourrait à terme se substituer aux solidarités institutionnelles non vécues, toujours susceptibles d’être remises en cause.
L’action collective
Le principe d’illégalité de la vente semble donc offrir de nombreux avantages sur le capitalisme, mais il est des problèmes qu’il ne résout pas.
La loi de l’offre et de la demande, individuelle par essence, est en échec face à ce qui est collectif. Ceci signifie que les actions utiles à la collectivité (comme de préserver l’environnement, le tissu social ou de promouvoir la connaissance) ne sont pas rémunérées à leur juste valeur, si bien qu’une entreprise qui voudrait entreprendre de telles actions sera pénalisée sur le marché. Il est donc nécessaire de corriger ce dysfonctionnement par des subventions ou des taxes sur les prix, les rémunérations et l’investissement.
Ceci suppose l’existence d’une action collective, qu’on imagine démocratique. On peut être sceptique quand à la prétention de la démocratie à gérer correctement les biens publics, d’une part parce que la démocratie est soumise à l’emprise de la finance à travers les lobbys et le pouvoir médiatique sur le peuple, et d’autre part parce que la politique est le lieu du clientélisme, de la manipulation et de la corruption. Cependant, on l’a vu, l’emprise du monde financier sur l’économie serait amoindrie dans notre système. Par ailleurs la libération du temps libre pourrait permettre l’émergence d’une véritable démocratie participative : l’investissement de la sphère publique par le citoyen est la clé d’une démocratie saine.
En fin de compte le système développé ici propose les mêmes droits fondamentaux et les mêmes avantages que le capitalisme, mais simplement parce qu’il est fondé sur des principes plus justes et adéquats à la réalité, il offre un bénéfice net pour le consommateur en terme de flexibilité, responsabilise les entreprises quant à ce qu’elles produisent, optimise la gestion des biens et la répartition des richesses et du travail à l’échelle de la société, permet une diversification et une relocalisation du travail, élargit les possibilités d’organisation et la finalité des entreprises, supprime les méfaits de la spéculation, de la rente et l’emprise du monde financier générateur d’inégalités, libère le temps libre et redonne sa place au salarié au centre de l’économie et à l’action collective au sein de la société. C’est paradoxalement la suppression de la propriété (ou plutôt de son transfert) qui permet à l’homme de se rapproprier sa propre économie.
Bien entendu tout le problème de ce système tient dans sa mise en pratique et dans la possibilité même, sur le plan politique, qu’il puisse être mis en pratique... Conscients de l’aspect très théorique de ces réflexions, espérons qu’elles donneront simplement à voir des directions possibles vers lesquelles regarder.
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