Les racines de la démocratie rurale nourrissent-elles les « gilets jaunes » ?
Emmanuel TODD a démontré comment les structures familiales rurales ont déterminé l’anthropologie des régimes politiques d’aujourd’hui.
Lui-même avait des doutes sur la persistance du caractère français et s’extasie que la théorie soit confirmée par les « gilets jaunes ».
La rapidité avec laquelle ceux-ci ont assimilé le concept du R.I.C. fait l’admiration d’Etienne CHOUARD.
Je me permets de jeter ici quelques idées et autres hypothèses à ce sujet en réponse aux citadins qui semblent assez ignorants (pour rester poli) sur les plateaux médiatiques, en matière de ruralité.
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Tout dégoulinants de compassion ils ne nous parlent que de colère, de pauvreté ou d’exaspération des ruraux, n’ayant probablement lu qu’Emile Zola (un bourgeois) qui regarde les paysans avec commisération et en surplomb, et peut-être pas Henri VINCENOT qui les aime, les magnifie et les connaît mieux.
1) Comment peut-on perdre si vite la mémoire des villages d’autrefois ?
De près ou de loin les Français sont pourtant tous issus du monde rural.
Pour prendre un exemple de cette perte de mémoire, les intellectuels et autres syndicalistes répètent à l’envi que le mot « travail » est issu de « tripalium » mot latin qui veut dire trois pieux qui auraient été destinés à torturer les esclaves. Et hop, le mot « travail » devient un synonyme de torture.
Or tous les ruraux avaient devant leurs yeux, durant des siècles, et dans chaque village, jusque dans les années 1950, voire plus tard, un « travail » qui était un bâti destiné à entraver les bœufs pour pouvoir les ferrer.
D’ailleurs, si trois pieux sont nécessaires et suffisants pour entraver un bœuf, un seul pieu suffit pour attacher un esclave. En outre, l’imagination humaine a généré de multiples formes de torture avec bien d’autres moyens : la faim, la soif, l’écartèlement, le bruit, la chimie, la psychologie, l’électricité, le chantage, j’en passe et des pires...
En milieu rural, quoi de mieux que le « travail » : bâti pour entraver les bœufs, pour symboliser une contrainte physique et temporelle ?
Aller « au travail » ne signifie pas obligatoirement fournir un effort comme aller au « turbin ».
Ce n’est pas nécessairement synonyme de tristesse comme aller au « chagrin ».
C’est simplement un mot trivial symbole d’asservissement, d’entrave à sa liberté d’aller et de venir. Pour rester digne on ne devait pas employer le mot « travail » pour autrui et le travail devait rester volontaire, en principe.
Celui qui avait l’image originelle du travail pour les boeufs à l’esprit disait « je vais au travail » mais, pour être respectueux, il convenait de dire tu vas « faire ton ouvrage ». Dans les discours on n’écrivait jamais : cet homme illustre que nous honorons aujourd’hui « a travaillé » pour le bien commun mais « a œuvré » pour le bien commun.
Pourtant le verbe « travailler » indique déjà une mise en mouvement, une contrainte appliquée à la matière qui n’a plus de lien dans l’imaginaire avec le « travail » qui entrave les bœufs. Cependant le coté vulgaire de l’entrave demeure. L’acceptation de cette contrainte est devenue une seconde nature chez le salarié citadin qui admet facilement de nos jours que le travail est une torture subie par l’esclave, contre laquelle il conviendrait de se révolter.
Au contraire, le paysan s’attelait volontairement à une tâche, sans être a priori contraint dans un horaire, pour gagner son pain, celui de sa famille ou de sa communauté et sa volonté propre de fournir l’effort lui conférait fierté et dignité.
2) Comment les « foyers » rassemblaient toutes les structures familiales.
On trouve, par exemple dans la marseillaise, le mot « foyers » qui englobe les différentes structures familiales. On disait aussi que les soldats rentraient dans leurs « foyers ».
Le mot « foyer » vient de « feu ». On s’y réchauffe en hiver et on y cuit la nourriture toute l’année.
Suivant le climat et la densité des populations, les stratégies pour passer l’hiver ont pu différer et générer des structures familiales différentes.
Je serais très honoré si Emmanuel TODD pouvait me donner son avis là-dessus.
Henri VINCENOT nous raconte comment les veillées permettaient d’économiser le bois de chauffage. On n’entretenait qu’un feu à tour de rôle pour passer la soirée chez l’une ou l’autre famille et on emportait de quoi casser des noix, ou s’occuper autrement, pour ne pas perdre de temps productif pendant ces veillées où la convivialité n’était donc pas la seule motivation que nous pourrions imaginer aujourd’hui. Cette tradition de se regrouper, au besoin et temporairement, convenait donc bien aux petites familles nucléaires égalitaires, éprises de liberté, typiquement françaises du bassin parisien comme Emmanuel TODD l’indique, ou de la Bourgogne dont Henri VINCENOT nous décrit les meurs.
Avant l’ère industrielle, la forêt était considérée comme une réserve inépuisable. Cependant, les coupes obéissaient à des règles de gestion verbales. Le bois de chauffage devait sécher pendant au moins une année. La réserve de bois était limitée car tout était manuel. L’usage et la gestion optimale de ce combustible étaient donc des éléments structurant de la vie rurale. Il y avait aussi le cochon que l’on conservait dans la cheminée, au-dessus du foyer donc. A nouvel an on disait : bonne année, bonne santé, et un cochon dans la cheminée !
On imagine bien que, plus l’hiver est long, rigoureux avec d’épaisses couches de neige et des congères à franchir à pied, plus les difficultés des trajets augmentent et plus il convient de rester rassemblés à demeure.
De fait, si je me réfère à la carte d’Emmanuel TODD dans son ouvrage « La Diversité du Monde » on trouve en montagne, soit des structures familiales autoritaires inégalitaires où les fils restent chez les parents, soit des structures communautaires autoritaires égalitaires. Ce sont donc toujours des regroupements plus importants que les familles nucléaires égalitaires plus libres du bassin parisien.
Je suggère aussi que l’intérêt de se regrouper en communauté nombreuse autour d’un foyer unique, pour passer l’hiver, justifie les structures communautaires autoritaires égalitaires dans les pays de l’Est au climat continental hivernal plus froid. La rigueur du climat doit probablement être combinée avec la productivité des sols lorsqu’elle génère une moindre densité humaine et la dispersion de l’habitat.
On retrouve la même polarité entre Charles Darwin, anglais qui a étudié la vie animale en climat clément et qui privilégie la lutte entre les individus pour la survie et la reproduction, et Pierre KROPOTKINE, russe qui a étudié la vie animale en milieu rigoureux et qui donne de multiples exemples dans son ouvrage « l’entraide » pour démontrer, qu’au contraire, c’est la solidarité communautaire qui est déterminante dans la capacité à survivre et à se perpétuer par la reproduction. Nos connaissances actualisées en matière de co-évolutions et autres sur la génétique nous montrent d’autres interactions encore.
Une vidéo sur la vie en communauté autoritaire et égalitaire en France témoigne de l’importance qu’a eu la bureaucratie chrétienne dans l’apparition de ces structures communautaires.
Les monothéismes préparent à l’obéissance au chef unique. Ils ont aussi rigidifié le patriarcat (une récompense/motivation pour les guerriers vainqueurs ?…). On apprend dans la vidéo précitée que la mainmorte n’était pas appliquée très strictement avant que l’écrit ne puisse l’imposer. Comme toute règle rigide il a fallu ensuite la contourner, notamment à l’occasion de guerres ou de famines qui ont décimé les familles. Ainsi dans cette région ce n’est plus la famille qui s’est organisée autour du foyer mais la communauté autorisée à conserver les biens en son sein, pourvu qu’elle soit organisée autour d’un seul foyer.
Dans d’autres régions, c’est la promesse d’exonération d’impôt pendant plusieurs années qui permettait de repeupler les terres abandonnées.
En Alsace, avec des familles en principe patrilinéaires autoritaires et inégalitaires, selon Emmanuel TODD, à l’occasion de la guerre dite des paysans au 16ième siècle, l’héritage s’est transmis via des femmes. Les contraintes matérielles priment toujours sur l’idéologie…
3) La démocratie rurale avant la christianisation.
Comme déjà évoqué ci-dessus, la bureaucratie cléricale a apporté de la rigidité autoritaire dans la vie rurale mais les paysans étaient déjà tributaires du château pour se protéger des guerriers. Ils étaient redevables d’impôts, généralement en nature : des vivres et du travail : les corvées. Le châtelain détenait théoriquement le pouvoir judiciaire et faisait respecter la mainmorte. En pratique les terres demeuraient dans la même famille tant qu’il y avait un héritier.
Il y avait une transmission verbale des règles de vie communes entre les serfs.
Ce n’était certainement pas le châtelain qui décidait de tout :
Qui gardait les animaux dans un pâturage, ou un pacage, commun ?
Où coupait-on le bois dans la forêt commune ?
Qui aidait qui ?
Qui contribuerait aux travaux communs obligatoires (les corvées) ?
Comment s’entraider entre familles à l’occasion des récoltes ou du battage des céréales ?
Qui avait des connaissances en plantes médicinales ou pour un vêlage difficile ?
Avant l’apparition de la… TSF, les travailleurs chantaient pour se donner du courage.
Et puis il y avait les fêtes communes qui ont toujours nécessité une organisation.
Bref, toute cette vie communautaire nécessitait un assentiment, des décisions communes, prises démocratiquement, dirait-on aujourd’hui.
4) La démocratie directe et les communes rurales après la christianisation.
Les communautés d’autrefois sont devenues des paroisses. Elles redeviendront des communes après la révolution avec des bans modifiés, probablement.
Certes de nombreuses « sorcières » qui en savaient long sur les plantes médicinales, et l’effet placebo, aux connaissances incompatibles avec l'autorité religieuse, ont été brûlées mais des rebouteux officient toujours sans l’accord du Conseil de l’Ordre des médecins (institué sous le régime de Vichy…) Le bouche à oreille continue à fonctionner. Internet favorise l’éclosion de Services d’Echanges Locaux (SEL) et de monnaies locales.
Il existe encore des fêtes et de nombreuses associations qui ne dépendent pas d’un chef mais de concertations et de bénévolat.
Dans une région aux structures familiales nucléaires égalitaires on nomme encore « corvées » ce qui relève de travaux bénévoles dans la commune.
A l’inverse, en Alsace, où historiquement une structure familiale autoritaire inégalitaire prévalait au départ, il fut question que le bénévolat devienne un Service du Travail Obligatoire pour les bénéficiaires d’aides sociales…
Hors Alsace-Moselle le partage de bois communal, sur pied, nommé « affouage » (encore un dérivé du mot feu) fait toujours l’objet d’une répartition démocratiquement gérée.
Il existe encore des pâturages communaux bien que leurs usagers soient de moins en moins nombreux…
La chasse communale est gérée par une association communale.
Bref, la démocratie communale est toujours vivante, plus ou moins, avec un gradient depuis la commune gérée en démocratie directe avec tous les citoyens, jusqu’à celle où le maire ne montre jamais aucun dossier à ses administrés.
5) Pour établir une démocratie, il faut agir maintenant.
Actuellement les communes sont menacées de toutes parts, par des regroupements de communes, par la suppression de leur autonomie financière, par des atteintes à l’affouage, par la perte des traditions via les néo-ruraux, par des corruptions actives, passives et l’obéissance des élus aux partis...
Bien des ruraux sont partis en ville ou se sont mués en salariés citadins et le fonctionnement des entreprises (familles par extension) n’a ressemblé à celle des familles autoritaires communautaires et égalitaires que tant que des grilles salariales étaient respectées. On y soumettait les salariés. Les syndicats y exerçaient un contre-pouvoir en miroir, avec une organisation quasi militaire, parfois marxiste.
Ainsi on a vu des citadins, en 1870 par exemple, patriotes communards politisés organisés dans une lutte de classe rebelle, opposés à une armée obéissante recrutée essentiellement chez des ruraux attachés à leur propriété individuelle d’usage.
Il faut cependant aussi se souvenir que les citadins étaient souvent exemptés de service militaire pour rachitisme après avoir travaillé en usine dès l’enfance, alors que les ruraux étaient mieux nourris et pouvaient voler une sieste en gardant les troupeaux.
Une fois embrigadés dans l’armée, rares sont ceux, ruraux ou citadins, qui mettent crosse en l’air, ou… casque à la ceinture… Rendons hommage aux exceptions qui, sous l’autorité hiérarchique du capitalisme international, restent néanmoins fidèles à l’humanité fraternelle.
Au sein des entreprises le patronat a désormais émietté la solidarité de classe des salariés à l’aide de primes dites « de résultat » qui sont généralement proportionnelles à la soumission aux chefs et à la faculté de faire croire que les objectifs sont atteints, ou atteignables. Les entreprises tendent donc vers un fonctionnement de type « famille autoritaire inégalitaire », chère au cœur des allemands. Ce modèle inégalitaire autoritaire peut perdurer tant que les conditions de survie demeurent matériellement supportables. Il prive les salariés de toute autonomie en leur attribuant des missions parcellaires. Les relations humaines sont combattues en imposant la « mobilité » des cadres.
Pendant la deuxième guerre mondiale, la parcellisation des tâches des employés interchangeables, suivant des itinéraires procéduraux rigides, organisait l’irresponsabilité individuelle et faisait fonctionner les camps d’extermination dans la satisfaction du travail zélé qui… rend libre…
Au contraire, les soldats précédemment chargés de fusiller les civils au bord des fosses communes furent victimes de troubles psychologiques, probablement parce que la responsabilité qui leur incombait était plus globale et radicale.
Un salarié obéissant, déresponsabilisé depuis son plus jeune âge, peut-il se muer spontanément en un citoyen émancipé, responsable politiquement dès qu’il a passé la porte de son entreprise ?
La tradition de responsabilité due à l’autonomie relative des artisans et des paysans, de moins en moins nombreux, risque de se perdre. Les ruraux éduqués, politisés, doivent prendre conscience avec fierté de leurs coutumes démocratiques et de leur savoir-vivre en citoyen debout.
Si les gilets jaunes veulent établir une démocratie, démocratie qui n’a jamais vécu en France au-delà des communes dont ils détiennent encore une tradition pratique, il y a urgence d’allier ruraux et citadins.
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