2. Les territoires perdus de la république : sublimation du fief – moi.

Cette « attraction féodale » se retrouve aussi dans les métiers et les fonctions, même ceux qui ont, tels les médias, vocation universaliste.
Enfin, l’individu lui-même, exalte son unicité, tourne le dos à toute aventure collective, impose sa vision au détriment de toutes les autres. Il se sent seul et agit en conséquence.
Lorsqu’une journaliste ex machina déclare ne pas verser une larme pour la mort d’un « délinquant » et préconise l’action militaire pour répondre à la violence des quartiers, elle use et abuse d’un pouvoir venu de nulle part, abusif s’il en est, solitaire et par conséquent totalitaire. Elle n’a conscience ni de son pouvoir ni de la force de son discours, considérant qu’il en va de soit qu’elle s’adresse à des millions de spectateurs tandis que personne n’a fait d’elle une vox populi, ni même sa propre volonté. User et abuser de sa frustration et de sa solitude est devenu « tendance ». A force d’être seul, tout individu se voit dans les habits d’un prophète.
Ainsi, plus personne n’est à sa place. Le sentiment de vérité, la conscience de son propre environnement, la certitude d’être dans le vrai à force de monologues et « d’humeurs » transforme tout le monde en machine de guerre solitaire, en Don Quichotte fantasque, en moine prêchant dans le désert. La solution d’un quelconque problème devient impossible par la somme d’avis et d’opinions qui, ayant pignon sur rue, ne comprennent plus les notions même de hiérarchie, de responsabilité et d’anticipation. D’autant plus que la parole devient prisonnière de l’humeur, que l’on dira demain, sans aucune sanction, le contraire de ce que l’on dit aujourd’hui.
Internet, la force de l’image télévisuelle, les clans professionnels de plus en plus fermés et couvrant les dérives des uns et des autres par un « nationalisme du plus petit dénominateur » donnent à toute structure un sentiment de tout connaître et de n’être responsable de rien. Combien de médecins, de dentistes se voient contestés par leurs patients qui, surfant solitaires sur internet, ont leur propre avis sur la pharmacopée et même les traitements lourds et complexes qui leur sont proposés ?
Ainsi aussi, les réactions d’un loubard des quartiers, d’une journaliste du net, d’un philosophe télévisuel, d’un élu ou d’un étudiant procèdent du même mécanisme : « il n’y a de vérité que ma vérité et j’en suis le prophète ». Voilà un syndrome prométhéen « a – historique » et qui se décline désormais exclusivement à l’unité.
Apprendre, désormais, se décline dans le mépris de la continuité, de l’accumulation ordonnée du savoir, des structures adéquates, contestées aussi bien par le picorement d’infos sélectives et au choix subjectif de chacun, que par l’enfermement de chacun par des prédispositions et des « espaces fermés », propres dans un passé récent des partis et des idéologies holistiques mais qui, aujourd’hui, se greffent en tout un chacun.
Cette sublimation du moi se renforce par la prépondérance des réseaux. Gourous et caïds, petits chefs et aficionados s’enferment au sein de clans et de réseaux fermés, subliment leur sensation d’être des encyclopédies personnalisées, des détenteurs d’une violence qui fut jadis monopole d’Etat, lèvent des ponts-levis linguistiques, moraux, éthiques ou identitaires, se rêvent élus des hommes et des dieux, naviguent dans une sensation et un sentiment de pouvoir dont la première fonction existentielle en serait l’abus.
Cependant, brûler une voiture de son quartier ou partir en croisade depuis sa place usurpée au sein d’un plateau télé procède de la même violence : « Je suis violent par ce que je le peux ». Pouvoir et responsabilité se sont dissociées, le pathos subjectif et personnalisé à l’extrême prenant la place de la raison. Quoi de plus naturel ? La raison elle même, appuyée sur le pouvoir des mots (le raisonnement) se refuse toute référence, tout passé collectif, mais reste suspendue, accrochée aux préférences, aux certitudes et aux traumas de chacun.
Avant d’envoyer les chars dans nos quartiers difficiles il serait bon que l’on prenne conscience que chacun de nous agit et réagit comme un « quartier ». En oubliant que juste à côté, un autre quartier existe, interdépendant de nous. Et qu’aujourd’hui, à force de sublimer le moi et s’en prendre à l’autre, toute guerre prend les allures d’une guerre civile. Même celles menées à l’autre bout du monde.
A suivre…
9 réactions à cet article
Ajouter une réaction
Pour réagir, identifiez-vous avec votre login / mot de passe, en haut à droite de cette page
Si vous n'avez pas de login / mot de passe, vous devez vous inscrire ici.
FAIRE UN DON