Lettre d’un djihadiste repenti
Décembre 2035.
Arrêté pour mon activité de djihadiste, je suis incarcéré depuis 20 ans dans une prison française.
Pour que rien de ce qui s’est passé en 2015 ne puisse à nouveau survenir, je voudrais vous dire ceci :
Aussi loin que je me souvienne, j’ai toujours été habité par la haine.
Haine de l’effort, haine d’avoir des rêves beaucoup plus grands que mes capacités, haine de ne pas savoir quoi faire de ma vie, haine fatale de n’être que moi-même.
Incapable de me projeter dans la réalité, j’ai préféré adopter le statut de victime.
Cette posture facile me permettait de justifier tous mes échecs et d’alimenter sans fin mon ressentiment à l’encontre de la société et de ceux à qui la vie souriait.
C’est sur cette rancœur de n’être qu’un pauvre hère insignifiant que mon esprit de vengeance s’est développé.
Il n’y a pas de justification plus profonde pour expliquer mon attirance pour une idéologie destinée à me purifier de ma faute : mon incapacité à aimer.
Ce contexte étant posé, je voulais néanmoins vous rappeler sur quel terreau mes faiblesses se sont transformées en folie.
Je ne sais pas comment est organisé le monde aujourd’hui car je ne l’ai pas revu.
En revanche, je sais qu’à l’époque où j’ai été arrêté en 2015, la course à l’argent et au chacun pour soi dominaient.
Nous vivions dans un monde froid et cynique où le mensonge et la cupidité régnaient.
En Europe du Sud, presque la moitié des jeunes étaient au chômage, obligés de retourner vivre chez leurs parents à 25 ou 30 ans.
La vie en entreprise était devenue impossible. Les salariés, transformés en simple variable d’ajustement économique par les Contrôleurs de Gestion et les Directions Financières vivaient dans la peur des licenciements.
Totalement soumise aux diktats du monde économique et sur le modèle de ce qui s’était passé dans le groupe automobile VAG, la société civile validait pernicieusement la mutation des rapports humains en rapports de force.
La déshumanisation du monde était en route.
Les femmes, obsédées par la conquête de leur indépendance financière, s’étaient transformées en guerrières.
Affichant leurs pulsions primaires, elles étaient devenues des hommes comme les autres, vulgaires et agressives.
Le genre masculin et le genre féminin se confondant, les femmes ne jouaient plus leur rôle d’amortisseur des tensions de la société.
Au contraire, elles prenaient plaisir à les exacerber.
Les femen qui finalement ne manifestaient que pour dénoncer leur haine d’appartenir à un genre qui ne leur convenait pas étaient habitées, elles aussi, par une culpabilité insurmontable.
Dans un monde de plus en plus violent, je ne pouvais devenir que plus violent.
La crise des subprimes en 2008 avait révélé que le monde des affaires et le monde politique, l’un finançant les campagnes politiques de l’autre, étaient structurés comme une mafia qui organisait des escroqueries pour le seul profit de ses membres.
Cette organisation mafieuse légalisée avait abouti à ce qu’en 2015, 90 % de la richesse mondiale soit détenue par moins de 10% de la population.
L’économie spéculative avait pris la main sur l’économie réelle et la détruisait.
L’Etat français et l’Europe, relais dociles du mode de pensée américain au sein de l’OTAN, participaient à cette dynamique de destruction des liens sociaux.
En Europe, les peuples votaient contre la politique de gouvernements corrompus par des valeurs - l’égoïsme et le mercantilisme - qui les éloignaient de leur héritage culturel.
Refusant d’être réduits à leur fonction de consommateurs, ceux-ci rejetaient l’américanisation de leur mode de vie et s’employaient à rétablir l’esthétisme comme valeur fondamentale qui permet d’adoucir la brutalité du monde.
Refusant de se transformer en une génération perdue, détachée de son passé et privée de tout avenir pour mieux consommer le présent, ils se mobilisaient contre des gouvernants incultes.
Les gesticulations de Nicolas Sarkozy ou de son clone du parti socialiste Manuel Valls, petit matador pitoyable aux effets de menton et de sourcils ridicules, n’étaient perçues que comme l’expression d’une incapacité à comprendre les soubresauts du monde et à y répondre.
Depuis que j’ai retrouvé mon libre arbitre et que j’essaye de comprendre ce qui m’est arrivé, je suis intimement persuadé que l’émergence de l’Etat Islamique était une folie destinée à combattre une autre folie.
Pour combattre les occidentaux qui n’avaient qu’une seule idole - l’argent -, un autre système dirigé par une autre idole - la religion - s'est mis en place.
Le totalitarisme économique du 21 ème siècle, basé sur la mise en compétition permanente des individus les uns contre les autres, avait engagé le monde dans un processus de destruction.
Pensée par les fous du profit, la mondialisation n’était qu’un modèle économique destiné à permettre à quelques multinationales, affranchies de toutes règles et de toute moralité, de s’enrichir toujours plus en diminuant leur masse salariale grâce aux délocalisations.
Incapable d’anticiper les dramatiques conséquences écologiques et sociales d’un système qui éloigne les lieux de production des lieux de consommation et qui détruit l’harmonie sociale en détruisant des emplois, l’oligarchie politico économique continuait à s’enrichir outrageusement en appauvrissant une classe moyenne désabusée.
Avec la complaisance des hommes politiques dont l’objectif, contraire à l’intérêt général, est toujours de diviser pour mieux régner, les sociétés occidentales s’étaient polarisées entre deux extrêmes : les ultras riches et les ultras pauvres.
Je ne sais pas si l’extrême droite ou l’extrême gauche gouvernent encore aujourd’hui la majorité des pays européens mais je dois vous dire qu’en 2015 j’étais étonné que François Hollande et Nicolas Sarkozy nous parlent du pacte républicain pour barrer la route au Front National alors qu’ils avaient implicitement validé l’organisation de la société sur la base d’une bipolarisation riches- pauvres.
Quand les liens sociaux se désagrègent, parce qu’aucune reconnaissance ni aucun respect ne sont possibles dans un système de rapport de force entre exploitants et exploités, il est normal que des pays basculent vers un mode de gouvernance autoritaire qui corrige les abus de la société.
Evidemment, l’Etat Islamique était un Etat totalitaire avec une idole - la religion - et ceux qui ne respectaient pas cette idole pouvaient le payer de leur vie.
Mais était-ce bien différent en France en 2015 ?
Ceux qui refusaient de se transformer en objets fonctionnels au service de l’idéologie libérale basculaient du statut de citoyens homologués par le système vers le statut de citoyens déchus.
Tous les djihadistes européens que j’ai rencontrés pourraient se retrouver dans mon histoire.
Confrontés dés leur plus jeune âge au manque de repères affectifs et légaux, ils étaient sensibles à la violence du système et recherchaient une vérité, une raison d’exister dans un monde où ne s’étalaient que mensonges, cupidités et petits arrangement entre amis.
Quand la réalité n’est plus acceptable, il est normal que les plus faibles, mal armés pour la combattre de l’intérieur, s’en détourne pour la combattre de l’extérieur.
Voilà mon histoire.
Elle n’est pas brillante, elle ne vous guérira pas de votre chagrin pas plus qu’elle ne me réhabilitera.
Je plaide coupable tout en pensant que je ne suis pas totalement responsable à l’inverse des hommes politiques qui sont responsables sans jamais être coupables.
Je reste persuadé que si les Etats européens n’avaient pas validé le totalitarisme économique et les règles brutales imposées par la mondialisation, si le pouvoir politique n’avait pas validé les lois cyniques du marché au lieu d’en corriger les excès, s’il n’avait pas perdu toute légitimité en renonçant à toute autorité sur l’immoralité du système, ce chaos aurait pu être évité.
Du fond de ma cellule, j’espère que la jeunesse d’aujourd’hui veille à ce que les mots liberté, égalité, fraternité ne soient pas que des concepts utilisés par des hommes politiques manipulateurs pour lui faire croire que la république est assise sur des valeurs respectables tout en offrant le spectacle immoral de leur impunité.
J’espère que les hommes politiques ont abandonné tout cynisme et ne vous font plus croire qu'ils entretiennent des liens désintéressés avec les multinationales qui financent leurs campagnes politiques.
J’espère que l’homme est à nouveau perçu comme un sujet perfectible au service du bien commun et non plus comme un objet fonctionnel au service d’une idéologie.
J’espère que la légalité ne prime plus sur la moralité ou, pour le dire autrement, que la normalisation des rapports humains ou la normalisation des rapports de l’homme à la nature ne priment plus sur le bon sens et les valeurs nécessaires à l’apprentissage du vivre ensemble.
J’espère que le monde n’est plus gouverné par une organisation totalitaire qui, telle que l’avait défini Hannah Arendt, est un mouvement « international dans son organisation, universel dans sa visée idéologique et planétaire dans ses aspirations politiques ».
Bruno RAVEL
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