Lettre ouverte à Eric Zemmour : Bombarder Molenbeek ? Une idée aussi criminelle qu’indigne !
Cher Éric Zemmour,
Beaucoup de choses nous séparent sur le plan idéologique. Nous ne sommes pas, manifestement, du même bord politique, même si nous avons, au sein de l'intelligentsia française, certains « ennemis » communs : ce qui, par ailleurs, vous a jadis fait croire, à tort, que nous pouvions, sur ce point, nous rencontrer. Je n'aurais donc jamais imaginé devoir prendre la plume, un jour, afin de m'adresser, publiquement, à vous. D'autant que, prônant la tolérance comme principe essentiel au sein de mon échelle de valeurs, j'ai depuis longtemps fait mienne cette célèbre assertion que trop de nos pairs attribuent erronément au grand Voltaire : « je ne suis pas d'accord avec ce que vous dites, mais je me battrai pour que vous puissiez le dire ».
Mais il se fait que, quelle que soit ma propension à toujours vouloir privilégier le débat critique, libre et démocratique, plutôt que l'esprit partisan, sectaire et étriqué, vous avez, ce mardi 17 novembre 2015, sur les antennes de RTL, outrepassé largement les bornes, lors de votre chronique intitulée « on n'est pas forcément d'accord », de ce qui est rationnellement, sinon humainement, acceptable : votre conseil à la France, en guise de réplique aux odieux et tragiques attentats de Paris, de bombarder Molenbeek, commune de Bruxelles, capitale de l'Europe tout autant que de la Belgique, plutôt que d'aller s'en prendre militairement, en Irak ou en Syrie, aux barbares de Daech, cette organisation politico-théologico-mafieuse qui s'avère être, dans sa folie meurtrière, la monstrueuse figure du fascisme contemporain plus encore que du terrorisme international.
Autant dire donc, cher Zemmour, que votre idée, particulièrement indigne en ces douloureux jours de deuil, outrageuse même au regard de cet élémentaire respect dû envers les morts, se révèle aussi criminelle qu'inepte, pour ne pas dire abjecte.
Je sais que votre longue fréquentation d'une émission aussi populaire, parfois pour le meilleur et souvent pour le pire, qu' « on n'est pas couché », que préside, tous les samedis soirs sur le service public français, le volubile Laurent Ruquier, vous incite fréquemment - déformation professionnelle oblige - à courir après le buzz. Je n'ignore pas, non plus, que votre goût de la provocation est un bon argument de promotion, même si faible intellectuellement, pour vendre, auprès d'un public souvent avide de sensations fortes et de vannes faciles, vos propres livres. Davantage : vous semblez être un maître, à considérer certaines de vos démonstrations « philosophiques » et autres considérations « historiques », en matière de caricature. Ruquier lui-même, qui est moins bête et plus sérieux qu'il n'y paraît puisqu'il a avoué regretter de vous avoir naguère engagé dans ladite émission, pourrait, à ce sujet, vous envier bon nombre de vos inénarrables saillies. Mais, enfin, l'indécence, à défaut de pudeur, a des limites, même pour le libertaire que je me targue d'être !
Ainsi, avant de proposer, de manière aussi péremptoire qu'irresponsable, à ce que l'on bombarde Molenbeek, réputé fief de l'islamisme radical et supposé bastion du djihadisme planétaire, en connaissez-vous seulement la réelle situation sur le plan social, et la position exacte sur la carte géographique ?
Molenbeek, exemple de diversité culturelle, mélange de nationalités et foyer de cosmopolitisme - même si ce type d'intégration s'avère parfois, je le concède, difficile - est étroitement imbriqué dans le réseau citadin et tissu social bruxellois : pour qui ne connaît pas Bruxelles, où je vis actuellement, Molenbeek, l'une des dix-neuf communes constituant l'agglomération bruxelloise, ne se distingue pas, géographiquement et matériellement, de ce que l'on appelle « Bruxelles-Capitale », qui est le centre-ville. Car, en effet, ces dix-neuf communes correspondent à peu de choses près, pour Paris, à ses vingt arrondissements, avec leur mairie, leur spécificité et leurs similitudes.
Ainsi cette commune de Molenbeek, pour Bruxelles, représente-t-elle à peu près, par sa composition démographique même, ce que le quartier de Barbès, en plein dix-huitième arrondissement, représente pour Paris. D'où, précisément, l'ignominie, l'aberration et la violence tout à la fois, de votre récente et absurde chronique : demander à ce que l'on bombarde Molenbeek, à Bruxelles, équivaut à demander à ce que, transposé en France, l'on bombarde, à Paris, ville-lumière et patrie des droits de l'homme, Barbès. Ignoble, plus encore que scandaleux ! Pis : criminel ! Indigne de l'intellectuel que vous prétendez être ! L'arrogance, doublée ici de l'ignorance, vous a, en ce malheureux cas, aveuglé !
Vous devriez avoir honte : ces propos aussi stupides qu'outranciers, porteurs de haine et source d'amalgames, choquants pour les Bruxellois et insultants pour tous les Belges, que vous venez de distiller impunément sur les ondes, et que vos auditeurs ont hélas entendus aussi bien à Bruxelles qu'à Paris, ne valent guère mieux, bien au contraire, que ceux proférés par ceux - les intégristes de tous poils - que vous croyez ainsi stigmatiser, dénoncer et fustiger. Lamentable ! Cruel mais justifié effet de boomerang : c'est vous que vous discréditez ainsi, par l'irrationnelle énormité de ce dérapage verbal, en premier lieu !
Enfin, définitif et cinglant désaveu pour vous : plus de 2.500 habitants de Molenbeek, en majorité musulmans, se sont réunis sur la place communale de leur ville, au lendemain de vos funestes propos, ce mercredi 18 novembre donc, afin d'y rendre un silencieux mais émouvant hommage aux victimes de ces terribles attentats de Paris, qu'ils sont les premiers à déplorer et condamner. Méditez donc humblement, même si ce type de « mea culpa » doit paraître ardu au vain et gratuit polémiste que vous vous plaisez trop souvent à être sur les devants de la scène médiatique, ce geste aussi noble que courageux. Vous en sortirez, c'est du moins à espérer, grandi !
Car l'humanisme, ce principe que tout authentique démocrate souhaiterait voir triompher en ce monde aujourd'hui menacé de toutes parts par l'obscurantisme religieux tout autant que le fanatisme idéologique, semble n'être, pour vous, qu'un mot dénué de tout sens profond. Normal pour un esprit superficiel et qui n'éblouit, dans sa fatuité, que le miroir aux alouettes !
DANIEL SALVATORE SCHIFFER*
* Philosophe, auteur de Critique de la déraison pure - La faillite intellectuelle des « nouveaux philosophes » et de leurs épigones (François Bourin Éditeur), Oscar Wilde - Splendeur et misère d'un dandy (Éditions de La Martinière), Lord Byron (Gallimard-Folio Biographies) et Le Testament du Kosovo - Journal de guerre (Éditions du Rocher).
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