Louis-Ferdinand Céline ou la damnation de l’écriture
Voilà un homme luttant hier contre l’Allemagne, et aujourd’hui prenant ses aises avec elle. Il passe d’un pôle à l’autre, d’un extrême à l’autre. Vu sous cet angle, l’écart entre hier et aujourd’hui ne paraît pas des moindres. Écart pris vis-à-vis de lui-même. Rejet de ce qui ne vaut plus grand-chose à ses yeux. L’Allemagne qu’il a combattu avec bravoure et en patriote convaincu devient quelque vingt ans après fréquentable alors qu’elle perdait son âme et sombrait dans l’abject, l’horreur et l’ignoble.
Louis-Ferdinand Céline
ou
La damnation de l’écriture
(Extrait)
Louis Ferdinand Auguste Destouches, Céline, vient au monde le 27 mai 1894 à Courbevoie. Médecin de son état, mais surtout réputé en tant qu’écrivain sulfureux, il meurt à 67 ans, le 1er juillet 1961. Il aura laissé à la postérité une œuvre appréciée par nombre de lecteurs et décriée par tant d’autres. Les premiers, gageant sur son style on ne peut plus original, n’en veulent pour argument que l’émotion vive qu’il recrée, inspire et fait revivre. Les seconds, le ton revêche et les griefs prêts à fuser, mènent la charge contre ses fameux déchaînements antisémites.
Céline est selon Wikipédia « l’un des écrivains français les plus traduits dans le monde, après Marcel Proust ». En fait, sa vie n’aura pas été sans embûches ni sans de blâmables turpitudes. Que de défis en tout cas relevés. Que de revers essuyés marquent son parcours émaillé par deux atroces guerres mondiales. À la première, il prit part en soldat contre les Allemands. La seconde le rangea plutôt avec les pétainistes mais ni Pétain ni Hitler ne furent vraiment dans ses bonnes grâces.
L’arrivée d’un ovni foudroyant
L’homme Céline tel qu’il apparaissait déjà à travers son premier roman, Voyage au bout de la nuit, paru le 7 octobre 1932, était un irréductible, un homme d’un caractère bien trempé. Et, quoiqu’il ne se laisse pas marcher sur les pieds, pouvait pousser la sévérité jusqu’à se figurer lui-même en déclassé. On le voit grimacer sur son sort, se moquer de sa nullité, se prêter de petites lâchetés de miséreux, s’en vouloir presque d’être un médecin malchanceux. Il va souvent se figurer en dindon de la farce d’une clientèle désargentée. Celle-là même qu’il soignait tantôt gracieusement mais le méprisait tout de même. Dans Mort à crédit, 1936, son second roman, sa mère ni d’ailleurs son père n’endossent les rôles de parents idéalisés. Il y avait comme une exigence à noircir tout ce qu’il voit, à exagérer le trait et prendre un malin plaisir à révéler les vices insatiables notamment de ceux qui s’en cachent – parents ou autres. L’arène le connaît où souvent il descend. Le verbe cinglant de sévérité, de franchise, de dérision le fait gladiateur – pur patriote en fait.
Voilà un homme luttant hier contre l’Allemagne, et aujourd’hui prenant ses aises avec elle. Il passe d’un pôle à l’autre, d’un extrême à l’autre. Vu sous cet angle, l’écart entre hier et aujourd’hui ne paraît pas des moindres. Écart pris vis-à-vis de lui-même. Rejet de ce qui ne vaut plus grand-chose à ses yeux. L’Allemagne qu’il a combattu avec bravoure et en patriote convaincu devient quelque vingt ans après fréquentable alors qu’elle perdait son âme et sombrait dans l’abject, l’horreur et l’ignoble. Que cet écart soit idéologique, psychologique, identitaire ou autres, il y a là qui renvoie à un être en migration.
Il est instable, perturbé, indépendant, atypique, c’est-à-dire inclassable. Il est cet anarchiste qui ne croit qu’en ce qu’il voit et comprend. Un être prenant ses distances avec tout, c’est-à-dire avec lui-même et ceux que l’existence lui fait rencontrer. Errant et délirant. Allant d’une identité à une autre. Abdiquant certes à quelques idéaux mais tenant tête contre les pressions, les agressions et les emprises de la pensée dominante dont il exècre les vérités pseudos absolues, les principes et les valeurs.
En fait, si tout le monde savait ce qui lui occasionnait autant de répulsion, personne ne saurait saisir pourquoi ses algarades ponctuaient le temps comme des coups de tonnerre dans un ciel toujours désinvolte. Et lui-même ne saurait peut-être jamais dire comment sa vie avait pu être tout entière une série de romans assez exaspérés pour représenter eux-mêmes son fumant cheval de bataille. Il ressemble à un schizophrène qui se détache du monde et laisse tout le champ à l’empire de ses logorrhées. Serait-il seul face aux habitants de la Terre entière soutenant la même opinion, la sienne d’opinion n’en prévaudrait pas moins d’office sur la leur.
Ainsi doit-il reconnaître que si son métier de médecin ne lui a pas assuré le confort qu’il assurait à d’autres c’est du fait qu’il ne sut pas le préférer à celui d’écrivain. Voilà qui est révélateur d’écartèlement et de disproportion. Quand il se concentre à l’écriture au détriment de la médecine, il investit dans un domaine des émois pour le moins générateur de conflits et fort préjudiciable à sa réputation. Mais gageons que c’est là un trait ou un problème structurel de son instabilité.
Écart, instabilité, décalage : voilà qui présume d’une confrontation à une situation particulière. D’être dans le refus d’une pensée, dominante ou non, qui induit la recherche urgente d'un substitut. D’être dans la poursuite de la quête éperdue d’un refuge. Il fallait coûte que coûte avoir raison contre les démons tentateurs, squatteurs par effraction de son en-soi. Être à l’affût pour parer aux attaques des brigands écumant son territoire, ses terres, ses mers, ses airs, son atmosphère, ses pensées. Et de tout ce dont il veille à l’intégrité.
Voyage au bout de la nuit vient à l’existence comme par effraction. Il ne passe pas inaperçu, ne tarde guère à faire parler de lui. Céline connaît un franc succès. Voilà en fait l’ovni avec lequel on doit désormais composer. Ce livre va être l’occasion pour l’auteur de remettre les pendules à l’heure. À partir de là il ne verra plus le monde comme avant, comme les autres. Les valeurs hypocritement brandies qui n’engagent que les sans-grade vont devoir avouer leur vanité en réalité dérisoire. L’homme Céline traverse dans Voyage un monde à contre-courant. Et sans tenir compte d’aucun critère d’aucune instance envoie à la face du monde ce dont on se gargarise à longueur de temps et que ne justifie ni bon sens ni morale véritable.
Un ratage sur fond de déliquescence morale
Il est aussitôt dans la course pour le Goncourt. Et beaucoup pensent celui-ci lui revenir de droit. Or tout ne se passe pas comme prévu. Le vote ne lui profite pas. Ce sont Les Loups de Guy Mazeline qui remportent la palme avec six voix contre trois. Céline n’aura que le Renaudot. Un grand ratage pour une œuvre d’un aussi grand talent. Ratage et douloureuse désillusion. Céline recalé, voilà déjà son dégoût prêt à monter au créneau. Ceux de ses lecteurs, qui, par la suite, à travers ses écrits, auront cerné son maintien permanent de probité inflexible, le verraient sûrement imputer ce revers à une énième déloyauté des hommes. De fait, d’aucuns prêtaient aux membres du prestigieux grand Prix une fâcheuse tendance à resquiller. C’est pour cet homme suspicieux apporter de l’eau à son moulin et se donner raison.
Or force est de constater que la lâcheté compte parmi les thèmes puissants de Voyage au bout de la nuit. N’oublions pas à quel point la part autobiographique prend de place dans l’histoire. Chacune des situations passe au crible de son regard. Il est au cœur d’un récit qui en racontant le monde, le met lui-même en scène, le raconte, le décrit, le révèle. Il est son personnage observant, agissant, subissant et dressant d’impitoyables réquisitoires.
Céline est celui des écrivains dont je relis les livres avec toujours le même grand intérêt. Y compris ses pamphlets antisémites dont l’écriture ne laisse jamais de me fasciner sur un plan ou sur un autre. J’entends par là Mea culpa (1936) Bagatelle pour un massacre (1937), L'École des cadavres (1938), Les Beaux draps (1941) ; et plus tard l’édition qui intégrera avec Mea culpa les trois textes brefs que sont Hommage à Zola (1933), À l’agité du bocal (1948) et Vive l’amnistie, Monsieur ! (1957). Superbes écrits qui, à chaque fois que je les aborde, me mettent dans une ambiance électrifiée à l’extrême, dense de littérarité et d’expressivité.
On entre de plain-pied dans les entrailles de la bête qui sommeille en chacun des hommes et des femmes. Bête dont on a peine à calmer les convulsions, étouffer les refoulements, ravaler l’exaspération et les imprécations. Aussi paradoxal que cela puisse paraître, on trouve dans l’effervescence verbale qui en résulte assez, sinon plus, pour rivaliser d’inventivité avec les classiques du genre les mieux démonstratifs qui eussent été élaborés jusqu’à aujourd’hui.
Une rhétorique parée pour convaincre
Quiconque aborde cette écriture serrée qui retentit d’une fureur quasi meurtrière ne peut échapper à l’envie d’en pénétrer le phénomène. À porter ses idées à leur plus féroce rhétorique, à tant déchaîner de colères, sortir l’artillerie lourde, et user de techniques raffinées, on les dirait écrits avec les tripes nouées. Autant voir dans la ténacité à toute épreuve et la violence langagière une volonté de porter la conviction au sommet de sa puissance. L’art d’écrire et de convaincre par tant de forces et de prouesses déployées atteint de telles performances que le fond cède toujours à la forme et la fait tutrice attitrée.
J’ai lu plusieurs fois Voyage au bout de la nuit non parce que l’histoire était de celles qu’on ne saisissait pas entièrement ou comportait des énigmes mais parce qu’on y est d’emblée embarqué pour un long voyage à travers des existences particulières où la trahison côtoie la lâcheté qui côtoie le sordide et la cruauté. Monde où suintant la haine, le mépris, le rejet de l’autre, l’hypocrisie, les valeurs prônées mais vidées de leur contenu et inversées. À suivre les péripéties du personnage central, on a l’impression de découvrir pour la première fois la vraie réalité des hommes.
Bien plus que toutes ces considérations, j’ai dû être interpellé, dès les premières pages, par un aspect de l’écriture qui est de l’ordre de l’observation et de l’analyse rigoureuse. Cette écriture démonstrative par nature aboutit presque automatiquement à des conclusions. Les paragraphes se terminent par des chutes – formules brèves et percutantes, voire sentencieuses. Il y avait donc chez l’auteur une prégnante intention d’agir sur les croyances de l’Autre. Je trouvai dès lors intéressant d’élargir ma recherche à ce qui dans ce récit donne toute sa mesure à lier indéfectiblement l’esthétique et l’idéologique.
J’ai dû en venir à l’idée d’un lien systémique, en fonctionnement permanent, voire essentiel et présent dans toutes les œuvres de l’auteur. Le fond et la forme travaillent de concert pour donner consistance à l’argument, renforcer la parole du narrateur ; et, tout en portant à bon port la bonne parole, asséner ses vérités. À ceci près que, dans cette affaire d’influence, d’offensive et de guerre des mots, le fond reste de loin plus redevable à la logistique de la forme que celle-ci ne saurait l’être à son égard. Si cela est significatif de quelque chose : ce serait de se donner raison contre les certitudes de ses ennemis jurés.
J’ai pu comprendre ce qui déjà dans le premier roman de cet homme atypique fascine tant ses lecteurs. Une nouvelle étoile se mit soudain à resplendir dans le ciel de la littérature de l’époque. Quelque chose d’original et qui tranchait nettement dans l’ensemble. Céline, publia Voyage au bout de la nuit et celui-ci le porta vite aux nues. Mais l’auteur par la suite ne le rendit pas moins responsable des énormes jalousies dont il dit être victime, des revers essuyés parfois dans le domaine de l’édition. Voire des petits meurtres qu’on eût fomentés pour lui faire payer son cinglant succès.
Les racines de la colère
Voilà peut-être ce qui lui valut de couver une espèce de paranoïa, d’enfourcher ses grands chevaux et de ruer sur ceux qui, dans l’ombre, tireraient perfidement les ficelles, ravageraient le monde de leurs rapines. Voilà qui lui aurait donné de bonnes raisons de descendre dans l’arène sanglante des vieilles querelles. L’époque, où Céline se frayait témérairement une voie dans la mêlée déchaînée des idées arrêtées, n’est guère celle des idées nobles, ni de la recherche de cohésion et de paix, mais celle du repli sur soi et des reproches indignes. À prendre cette posture de riposte martiale, on le dirait écorché vif d’avoir à subir en permanence de sournoises attaques.
Il suspecte son époque d’être toute désignée pour permettre les pires trahisons, des guerres atroces et toutes sortes de dégénérescences : ne trouvant pas à la France assez de vigilance pour tenir tête à d’éventuels « envahisseurs ». La « Peste jaune », les Arabes, les Noirs (eh oui déjà), les Américains malgré l’espèce de force qui est la leur et le fascine, les Communistes, les Capitalistes, les Juifs, tous, sans exception, menaceraient l’équilibre du monde, incarneraient le péril à venir.
Tous passent à la moulinette de son esprit préoccupé pour les renvoyer dos à dos avec leurs différences selon lui outrageantes. Il pouvait en vouloir au monde entier, y compris à ses concitoyens de souches qu’il malmène de ses dérisions amères. Il n’y a personne que son verbe acerbe et fielleux accepte d’épargner, ne maudisse ou ne mette sur le compte d’un monde en perpétuelle déliquescence physique, morale et mentale. Déjà dès les premières pages de Voyage au bout de la nuit il annonce la couleur. Nulle fierté dont pourraient se gonfler les siens à les montrer sous un jour aussi sombre et sévère :
– T'as raison, Arthur [dit Bardamu ], pour ça t'as raison ! Haineux et dociles, violés, volés, étripés et couillons toujours, ils nous valaient bien ! Tu peux le dire ! Nous ne changeons pas ! Ni de chaussettes, ni de maîtres, ni d'opinions, ou bien si tard, que ça n'en vaut plus la peine. On est nés fidèles, on en crève nous autres ! Soldats gratuits, héros pour tout le monde et singes parlants, mots qui souffrent, on est nous les mignons du Roi Misère.
On parlera ici d’une pulsion toujours à l’œuvre. D’une charge émotionnelle torrentielle. De force d’un dire résolument maintenu. Du début à la fin, grâce à un « je » qui s’implique, la narration prend le lecteur dans un déferlement de mots percutants sciemment. Chose qui incite ledit lecteur à prendre au sérieux les motifs de l’auteur. Car, quoique furieux, celui-ci ne s’acharnerait que contre un monde affreusement en déliquescence. Cela est de bonne guerre. Quoi de plus logique qu’un « je », pestant contre tous et contre tout, puisse traquer le ridicule, la faute, l’erreur et le dommage des humains. Quoi de plus normal que de fustiger des humains abusés et désabusés les uns par les autres.
Tout lui donne raison d’avoir à pourchasser la lâcheté, la perfidie, la cupidité, les faux culs, les faux dévots, les vampires des fins de temps, préoccupés de leurs apparences, suçant à la va-vite le sang des gens dans leur sommeil avant que l’aube ne les surprenne.
L’exil sous les bombes
Maudissant toujours ceux qu’il pensait être à l’origine de ses malheurs, de sa misère et de sa réputation gravement entachée depuis surtout son odyssée allemande lorsqu’il dut fuir la France. En effet craignant pour sa vie il trouve refuge dans l’Allemagne hitlérienne qui vit ses dernières heures sous les bombes des alliés. Lorsque par la suite, toujours à la recherche d’un asile, il se retrouve dans les froids pays du nord. Au Danemark (1948-1951) où, rattrapé par des ennuis judiciaires, il dut endurer une véritable descente en Enfer. Fait prisonnier, juges et autres procureurs le soumirent à d’incessants et longs interrogatoires afin de déterminer sa culpabilité, préciser à quel point il s’était impliqué avec l’Allemagne nazie.
Plus tard, rentré en France, il dut répondre encore devant les juges. Ses positions politiques du temps de l’occupation allemande risquent de lui coûter cher. C’était l’époque où la France trahie réglait ses comptes. Les tribunaux étaient saisis où comparaissaient tous ceux des accusés qui avaient soutenu activement les thèses nazies. Mais la justice n’a pas toujours été là pour condamner les collaborationnistes aux peines expiatoires légales : poteau d’exécution, prison, déchéance... La vindicte populaire était de la partie dans les purges sanglantes, les lynchages, les brimades et dans bien des pratiques arbitraires.
Louis Ferdinand Céline fut amnistié. En effet les charges retenues contre lui déméritèrent. Il n’était pas de ceux qui s’adonnaient aux exactions contre les patriotes de la France libre. Son implication fut d’une tout autre nature. Pour son bonheur et pour sa bonne étoile, on lui reconnut d’avoir été aux premières lignes en 14-18. Et son statut de blessé de guerre grave ne passa pas inaperçu. Ainsi le cauchemar de Céline aurait pu normalement prendre fin. Eh non, pas vraiment. Pas si vite que cela devrait être. Après la traversée de l’Enfer, l’homme meurtri va devoir panser ses plaies, gérer son passé et ses souvenirs, reprendre du poil de la bête, innocenter sa réputation sinistrée, cela nécessite d’être bien géré. Son amer passé afflue si fortement qu’il s’avère indépassable. Les livres à venir retentissent des voix qu’il ressuscite dans des soupirs de dérision.
C’en était certes fait de sa réputation qu’il ne pourrait plus jamais redorer. Mais pour lui tout ne fait que commencer. Il ne mourra pas avant d’avoir réglé ses comptes, montré l’ignominie de son époque et de ceux qui l’ont approché (lui) de près ou de loin. On comprendrait bien qu’il puisse à la suite de ses éprouvantes péripéties sombrer dans l’amertume. Les raisons ne manquent pas qui, en densifiant son aigreur, légitiment ses fureurs. Son statut de médecin boudé revient fréquemment dans ses récits. Ainsi d’ailleurs du cambriolage de son appartement à Montmartre. De ses manuscrits et d’autres objets de valeur (symbolique, affective ou autres) écoulés au marché aux puces de Saint-Ouen… Tout cela pendant ses années de cavale puis celles où il était aux prises avec la justice implacable alertée par ceux qui lui en voulurent toute sa vie. En effet, alors que ses ressentiments l’emportaient sur la raison et l’estime de l’autre, et qu’il était presque banni de la communauté des humains, ses attaques surviennent comme impulsées par un besoin des idées de laver l’affront rencontré et réparer l’honneur de son nom entaché. Rien dans ce qu’il a vécu n’empêcherait sa verve mordante de redoubler d’ardeur.
Trilogie allemande et ressassement des rancœurs
Ainsi la fin de la Seconde Guerre mondiale lui fit-elle vivre une étrange et longue odyssée qu’il relatera plus tard, quand auront cessé définitivement ses démêlés avec la justice. Le récit prend tantôt l’allure d’une chronique d’un temps mourant dans un râle désespéré tantôt le maintien d’une histoire ubuesque montrant les vichystes dans leurs derniers retranchements : le château de sigmaringen. Des individus hier puissants, aujourd’hui en confinement, faisant profil bas et vivant les longues minutes d’un destin contrarié par les circonstances avant l’heure fatale des comptes à rendre. Histoire de la disgrâce des tenants de la collaboration, de ceux qui ont mangé dans la main d’Hitler, se sont assis à la table de ses commandants, partagé leurs mets et leurs opinions, béni les idées qui ont mis le monde à feu et à sang.
Cela, l’auteur le fera revivre au lecteur sans trop insister sur la nature de leur foi outrageante. Le triptyque que forment D’un château l’autre (1957), Nord (1960) et Rigodon2 (1969) en repassera le long film et les détails révélateurs d’une attente anxieuse alors que les bombardiers vrombissants des alliés passent et repassent au-dessus de leur refuge. Au travers du regard toujours pénétrant d’un Louis-Ferdinand Céline, aigri et certainement revanchard défilent les personnages, toujours flanqués de leurs ombres compromises.
Il appelle à la barre tous ceux qui ont eu maille à faire avec lui, croisé son chemin pendant sa traversée du désert, comme les pontes du gouvernement de Vichy. Pétain dont il partagea l’asile au château de Siegmaringen. Ses éditeurs qu’il tenait pour des traîtres tant pervers que cupides. L'intelligentsia de l'époque qui en prenait pour son grade et son prestige résolument établi. Jean-Paul Sartre, à qui il attribua le sobriquet de « Tartre ». « Larengon » pour Louis Aragon. André Malraux, André Maurois et Paul Morand. Sa résolution est donc prise de mépriser publiquement ces gens qui se prenaient pour la vertu elle-même. Ceux donc que cette époque combla de charisme, qui en jouissent comme des pachas.
Rythme en dents de scie d’une écriture cynique
Cette rage menaçante et permanente apparaît à l’œuvre en dents de scie d’une écriture hachurée, grinçante et grincheuse, rythmée d’un va-et-vient métronomique et d’une ponctuation nettement prononcée. Chose qui permet de parler d’un style conçu spécialement ou né spontanément pour donner sa vibration à l’émotion forte qui traverse le texte, rendre poignante la parole du narrateur. Non sans évidemment s’ériger en redresseur de torts autorisé, poser sa parole et ses vérités comme incontournables.
Aujourd’hui, comme d’ailleurs toujours par le passé, on n’étudie guère l’œuvre de Céline sans provoquer ni remous ni vives réactions. Et ce même quand on prend la précaution de ne traiter que de la dimension littéraire : le littéraire et l’idéologique ont en effet fusionné à force d’interdépendance et prêté à l’œuvre son homogénéité. C’est cela même qui, aux uns, rend fameuse la création. Et aux autres fumeuse et infamante. Divergence de vues certes de taille mais légitimées. Les imaginaires enferment individus et groupes d’individus dans les enclaves de leurs préconçus, leur refusant d’emblée tout consensus. Le parti pris littéraire trouve toutes les peines du monde à fendre la cohue hurlante des gardiens de la mémoire et du « tout ou rien ».
Devant cet obstacle à l’allure d’un piège il ne reste plus qu’à tenir le milieu et faire prévaloir des soucis d’objectivité, trouver dommage qu’on ne puisse en parler sereinement, se désoler qu’en un même homme cohabite autant de génie que d’ignominies. Encore que cela fasse office d’échappatoire et n’empêche guère de passer de la posture de la condamnation à celle de la réhabilitation – et vice versa. Pour dire court, ce désaccord relève d’un domaine des plus glissants. Il rappelle celui des guerres larvées que l’humanité traîne comme un boulet à travers les siècles sans trouver la force ni l’intelligence de s’en séparer jamais.
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