Mai 2006, Erhan Timuroglu : « Nous devions tuer des Arméniens », janvier 2007, Hrant Dink est assassiné !
« Notre ami le plus cher, notre frère, le rédacteur en chef du journal AGOS vient d’être victime du plus lâche des assassinats. Aucun mot ne peut exprimer la profondeur de notre douleur. Nous adressons nos condoléances à sa famille, à ses amis et à tous ceux qui continuent de croire en l’humanité ».
Choqué, bouleversé, attristé, ne trouvant plus les mots pour décrire ce que j’ai ressenti à la découverte de l’assassinat du journaliste citoyen de Turquie mais arménien Hrant Dink, comme lui-même l’avait déclaré lors d’un discours prononcé à Urfa en 2002.
Je n’ai connu, comme d’autres Turcs, Hrant Dink que tard, beaucoup trop tard et dans des circonstances haineuses à son encontre. Je l’ai découvert il y a quelques mois à la suite de son procès intenté par le groupe d’avocats ultranationalistes de l’Union des grands juristes avec à sa tête Kemal Kerinçsiz. Il était poursuivi pour insulte à l’identité nationale turque au titre de l’article 301 du Code pénal. Ses détracteurs l’accusaient d’avoir qualifié le sang turc comme un sang empoisonné alors que le vrai sujet de l’article, c’est bien que les Arméniens de la diaspora, une fois en paix avec la composante turque de leur identité, pourront trouver, en Arménie, des réponses nouvelles à leurs interrogations, avait déclaré Hrant Dink à RSF
Leur propagande était tellement efficace que moi-même, j’avais douté, lors de ma première lecture, de la phrase incriminée à cause d’une mauvaise traduction. Même si mes doutes ont été effacés quelques heures après, aujourd’hui ce doute me hante. Je me dis qu’il faut toujours être sur ses gardes, ne jamais faire confiance à au premier journal venu et encore moins à la décision d’un juge sans avoir mené ses propres recherches.
Quand l’oiseau du sommeil pensa faire son lit dans ma pupille, il vit les cils et s’effraya du filet. Ben Alhamara (poète andalou).
Depuis son assassinat, j’ai perdu le sommeil. Je passe mes jours et mes nuits à lire tout ce qui concerne Hrant Dink. Je regarde ses vidéos dans lesquelles, pris d’émotion, il expliquait que s’il n’obtenait pas justice devant la Cour européenne des droits de l’homme, il quitterait la Turquie, son pays. Parce que d’après moi, une personne convaincue d’avoir insulté ses concitoyens n’a pas le droit de vivre auprès d’eux, avait-il déclaré. Mais il refusait de partir, d’abandonner tous ceux qui luttent pour une véritable démocratie en Turquie. Sa position sur le génocide arménien, sur la Turquie, sur la diaspora arménienne ainsi que sur l’attitude des Européens vis-à-vis de la Turquie, lui ont valu plus d’ennemis que d’amis. Il l’explique dans cet entretien réalisé par Frédéric Mitterrand pour TV5 à Istanbul en septembre 2005(entretien vidéo).
Celui qui a lâchement tiré sur Hrant Dink a donc été arrêté. Un garçon de seize ans, originaire de la ville de Trabzon, là où un prêtre italien, Andrea Santoro, a été tué en février 2006.
Les vrais lâches sont non seulement les commanditaires de cet assassinat mais aussi tous ceux qui n’ont pas voulu entendre les nombreuses mises en garde.
On peut aller plus loin et rejoindre l’analyse de Ismet Berkan, de Radikal ; titre son éditorial : "Nous avons tué Hrant Dink". Selon lui, l’ambiance nationaliste entretenue par certains en Turquie explique que ce type de meurtre soit possible. "Avant, lorsque de pareils crimes étaient commis, je pensais tout de suite à l’Etat profond [qui désigne en Turquie les gangs, formés de militants d’extrême droite plus ou moins liés à la pègre, commettant de basses œuvres pour le compte d’une partie de l’appareil d’Etat].
Ce n’est plus le cas aujourd’hui, car ceux qui alimentent le nationalisme en Turquie ont créé un tel monstre qu’il y a désormais dans les rues de nos villes de nombreux jeunes inspirés par La Vallée des loups [du nom d’un feuilleton et d’un film valorisant l’action violente au service de la cause nationaliste turque] et pour lesquels même l’Etat profond n’est pas assez nationaliste." (Source : Courrier international).
Regarder les chaînes de télévision turques, j’en ai la nausée, tellement tous ces journalistes et politiciens tirent la couverture à eux et ne s’occupent que de l’image de la Turquie. Tous se félicitent de cette manifestation de 250 000 personnes à la mémoire de Hrant Dink, de ce cortège long de huit kilomètres pour les obsèques, et déclarent que cela donnera une image positive de la Turquie à l’étranger ! Hallucinant ! Si je devais m’attacher à l’image de cette manifestation, j’ai remarqué que la majorité des manifestant(e)s n’était ni barbue, ni voilée. Ce sont toujours les mêmes qui descendent dans la rue.
Ce qui les préoccupe, c’est toujours, encore, l’image de la Turquie. Aucun ne se pose de question sur lui-même, sur la société turque, sur notre histoire, nos manuels scolaires, nos médias, etc. Rien ! L’important est toujours l’image de la Turquie !
Ils déclarent que les balles tirées sur Hrant Dink sont d’abord des balles tirées sur la Turquie. Certes, mais qui a fait en sorte qu’un jeune, même manipulé, accepte de prendre ce pistolet en étant persuadé que son geste était bon pour la Turquie ? Qui, à part ceux qui ont mis dans la tête de la majorité des Turcs que l’Arménien est un ennemi potentiel, que seul un autre Turc peut être l’ami d’un Turc, que la Turquie n’est entourée que d’ennemis ! C’est presque un siècle d’histoire turque qui a conduit à cet assassinat comme il avait conduit d’autres fanatiques à brûler vifs des intellectuels et des poètes alévis ou athées dans l’incendie d’un hôtel à Sivas en 1993, où une réunion se tenait avec le traducteur des Versets sataniques de Salman Rushdie.
Je continue à lire, à aller dans les archives des journaux, à chercher les derniers évènements qui ont des liens avec cet avocat ultranationaliste, à comprendre ce qui s’est passé dans mon pays d’origine pour en arriver là.
26 mai 2006 - Erhan Timuroglu : « Nous devions tuer des Arméniens » !
Or, je tombe sur l’attaque contre le Conseil d’Etat qui a provoqué, le 17 mai 2006, la mort du juge Mustafa Yücel Özbilgin ainsi que blessé quatre autres juges. Ces magistrats étaient connus pour la sévérité avec laquelle ils appliquaient l’interdiction du port du voile dans les lieux publics. Et, s’autoproclamant « soldat de Dieu », Alparslan Arslan déclare avoir voulu les « punir ».
On pense tout de suite à une attaque islamiste. Tous les médias en parlent, et une grande marche est organisée pour la défense de la république laïque. Mais l’enquête de la police révèle autre chose. Les commanditaires sont plutôt liés à des groupes ultranationalistes et à ce qu’on appelle le « derin devlet » (l’Etat profond), cette nébuleuse qui relie policiers, politiciens et mafia.
A la suite de cette attaque, le journal Yeni Safak en date du 26 mai 2006 cite Erhan Timuroglu, l’un des complices, qui a déclaré : « Après notre attaque au Conseil d’Etat et si Alparslan Arslan n’avait pas été interpellé, nous aurions commis plusieurs actions à Istanbul. Nous devions tuer des Arméniens à Istanbul. Mais quand il a été attrapé, tous nos plans ont été bouleversés. »
Comment expliquer que le gouvernement, le ministre de l’Intérieur, le ministre de la Justice ainsi que le préfet d’Istanbul aient tous ignoré cette confession ? Ou bien ont-ils tous choisi de se taire, en se disant que finalement, cela ne concerne que des Arméniens ?
A peine huit mois plus tard, son funeste vœu fut exaucé sans que les autorités turques aient bougé le petit doigt. Aucun journal ni chaîne de télévision n’a trouvé bon d’aller plus loin dans cette déclaration. Pourtant, celui qui l’a prononcée n’est ni un simple fou fantaisiste, ni un inconnu. Il s’agit de ceux qui, avec Alparslan Arslan, ont réussi à pénétrer dans l’enceinte du Conseil d’Etat pour tirer sur cinq juges.
Le 1er juin 2006 Hrant Dink appelait lui-même tous les représentants du gouvernement à agir, à questionner l’auteur de cet aveu, à trouver les cibles arméniennes potentielles de ces criminels et à prendre les mesures nécessaires pour les protéger. Il disait que si eux ne faisaient rien, il n’en serait pas de même chez AGOS, et que si dans le futur un tel incident se produisait, ils interrogeraient ceux qui ont ignoré cette menace !
L’une des priorités de n’importe quel Etat est de veiller à la protection et aux droits de ses citoyens, surtout lorsque ceux-ci font partie d’une minorité. Ce même Etat avait déjà failli à son devoir en 1915 lorsqu’il a envoyé des centaines de milliers d’Arméniens sur les routes au prétexte d’un déplacement de population, sachant très bien qu’ils mourraient de froid, de faim ou seraient tués.
La première fois que j’ai entendu parler du génocide arménien, c’était par la voix de mon père. Il m’a raconté comment son grand-père avait sauvé une famille arménienne voisine d’une mort certaine. Il avait changé leur nom sur la porte en les turquifiant, et écrit en arabe quelques versets du Coran.
Aujourd’hui, alors que tout indiquait que la prochaine cible serait un Arménien, l’Etat est une fois de plus resté insensible à l’appel des Arméniens de Turquie.
Voilà donc bien des questions auxquelles devront répondre tant les responsables politiques que les différents médias dont la seule préoccupation semble l’image de la Turquie !
Alors, notre seul espoir repose sur cette foule de cent mille personnes enfin conscientes que la voie de la démocratie ne peut se passer de ceux qui posent les vraies questions, de ceux qui défendent d’abord une communauté d’idées, de valeurs et non une ethnie particulière, de ceux opposés à toute injustice et épris de liberté. Hrant Dink en faisait partie. Sa mort ne doit pas être inutile. Elle doit servir à continuer son combat, qui est celui de tous les habitants de Turquie : vivre ensemble en paix !
Nobel GÜNEŞ, Président d’Athétürk
Athétürk répond à l’APPEL A MANIFESTATION lancé par l’Assemblée citoyenne des originaires de Turquie (ACORT) :
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