Marketing et télévision : un couple diabolique
Aujourd’hui on parlera des suicides de France Telecom. Effectivement, il y a de quoi afficher un vrai sourire, car il le faut. Et puis qui voudrait regarder une émission où les invités font la gueule ? Parler de la mort oui, mais au moins en rigolant. Sinon c’est franchement lassant. Après tout, le monde n’est-il pas que misère ?
Parlons-en. Vous préférez vous faire draguer par Laurent Delahousse (c’est d’ailleurs assez troublant, plus il parle de choses graves, plus on a l’impression qu’il nous drague avec son petit sourire de premier de la classe) ou pleurer d’ennui devant un suce-boules professionnel et inconditionnel : Michel Drucker. Vivement dimanche... Ou pas. Si on devait attendre de regarder France 2 le dimanche, c’est franchement qu’on serait au bord du suicide intellectuel. Michel Drucker l’indéboulonnable, le Guy Lux des temps modernes, avec ses canapés et autres invités de marque comme le tremblant Jean-Pierre Coffe, ce papy gâteux qui a été drôle une fois dans sa vie mais qui aujourd’hui nous emmerde profondément.
TF1. Nan. Il ne veut mieux pas en parler. Secret Story, Jean-Pierre Pernaud, L’île de la tentation, MasterChef... Autant de chefs d’accusation contre une télévision abrutissante et profondément inintéressante. L’anti-culture par excellence. La médiocrité intellectuelle comme ligne rédactionnelle, la droite pour engagement politique.
A l’évidence, on ne demande pas les mêmes chiffres à Frédéric Taddéï et à Patrick Sébastien, mais il n’en reste pas moins que des artistes mondialement célèbres comme l’Allemand Anselm Kiefer, le Chinois Yan Pei Ming ou l’Espagnol Miquel Barcelo ne sont quasiment jamais invités sur les chaînes du service public et pourtant ils vivent en France et y travaillent depuis des années.
Je rappelle qu’il y a deux ou trois saisons, l’artiste la plus invitée, toutes chaînes confondues, c’était Chimène Badi et que l’année dernière on a quand même failli friser l’overdose d’Anne Roumanoff.
Je suis tout sauf un saint, j’ai fait comme tout le monde. Mais je ne comprends pas, saison après saison, pourquoi la télévision publique promeut, comme les autres chaînes, tous les Maurice Chevalier d’aujourd’hui, en laissant soigneusement de côté tous les Picasso contemporains. C’est comme si, sciemment, nous ne voulions pas fabriquer d’archives pour l’avenir.
Je n’ai rien, bien au contraire, contre Kad Merad ou Christophe Maé, mais sommes-nous obligés de marginaliser Garouste, et Bertrand Lavier, Jean Echenoz, ou la soprano que la planète nous envie, Patricia Petibon ? Au nom de quelle loi Jean Nouvel et Daniel Buren, qui sont mondialement célèbres, n’ont jamais eu le droit de poser leurs fesses sur le canapé rouge de Michel Drucker ? Pourquoi enterrer en grande pompe Pascal Sevran et ne dire que quelques mots de la disparition de Pina Bausch ? Sur TF1 ou M6, tout le monde connaît la logique, mais sur France Télévisions c’est incompréhensible.
Ou plutôt c’est trop compréhensible, la télévision célèbre sa propre culture : le divertissement. Fogiel engueule Demorand quand il arrive à Europe 1 au lieu de lui dire « bienvenue ». Car c’est aussi un style, la culture médiatique, l’impertinence plutôt que l’agrégation...
A-t-on le droit de dire et d’écrire un jour que le populaire à tout prix peut devenir insupportable ? Il n’y a pas un public, mais plusieurs publics.
Pourquoi toujours le patrimoine et jamais la création contemporaine ? Comment voulez-vous que les Français s’insèrent dans la mondialisation si on passe son temps à adapter Maupassant, et si leur référence culturelle majeure à la télévision consiste en d’éternelles émissions littéraires - que j’adore ! - mais qui ne reflètent qu’une version tronquée de la culture mondiale ? S’ajoute à cela une question sociale et politique, je ne vois pas comment on va intégrer les banlieues si on les bassine avec Vercingétorix et le héros de l’académicien Marc Fumaroli, Chateaubriand, dont le Génie du christianisme doit être quand même assez loin des préoccupations de Joey Starr.
N’oublions pas qu’il y a une forte tradition, de Claude Lévi-Strauss à Luc Ferry, qui, ici en France et nulle part ailleurs, considère une partie de la culture contemporaine comme une barbarie, à cause de la disparition de la figure en peinture et de la mélodie en musique. Ce serait passionnant que Luc Ferry en discute avec Pierre Boulez, qui est notre plus illustre chef d’orchestre, mais dans quelle émission ? Et à quelle heure ? Et avec l’assentiment de quelle direction des programmes ?
Pour les avoir invités plusieurs fois, comme nombre de mes camarades, ce qui m’exaspère, c’est que ces grands Français soient traités à la marge de notre espace télévisuel, alors qu’ils constituent le meilleur de nous-mêmes.
Par ailleurs, qu’il s’agisse de la « guerre du goût » (expression de Philippe Sollers) ou de la politique, il nous faut absolument changer de rythme, car la consommation de la télévision, sous l’influence du « Grand Journal » et des chaînes d’information, est devenue quotidienne. Non seulement câble, satellite et TNT mettent à notre disposition, pour les plus favorisés, 400 ou 500 programmes permanents, mais en plus les spectateurs n’ont plus de patience. On n’annule plus un dîner comme il y a vingt ans pour attendre Pivot et Yourcenar. D’ailleurs, quand Houellebecq sort un livre, il commence par Canal .
Toutes les émissions qui ont fondé une partie de la culture télévisuelle de la bourgeoisie quinquagénaire, « Apostrophes » de Bernard Pivot, « 7 sur 7 » avec Anne Sinclair, « L’heure de vérité » avec François-Henri de Virieu ou « La Marche du siècle » de Jean-Marie Cavada, sont impossibles à refaire aujourd’hui car le rythme et la concurrence ne sont plus les mêmes.
Qu’il s’agisse de cinéma, de littérature ou de politique, les émissions thématiques sont privées année après année de leur exclusivité par les talk-shows quotidiens.
On aura beau quinze fois changer de présentateur, et Dieu sait qu’on l’a fait, quinze fois de formule, et Dieu sait qu’on l’a fait, ça ne changera rien, les programmes quotidiens comme « Le Grand Journal » ramassent tout. C’est à se demander d’ailleurs pourquoi le service public évite scrupuleusement de lui opposer un programme concurrent qui serait fondé sur ses valeurs propres, notamment en prenant des distances avec la dérision qui a tout envahi.
Car ça aussi, c’est particulièrement exaspérant : le rire à longueur de journée comme valeur essentielle de la démocratie télévisuelle !
Il n’y a nul pessimisme dans mon propos, puisque les émissions de France Télévisions qui recueillent l’assentiment de la critique (là, je ne parle évidemment ni des documentaires, ni de la fiction, ni de l’information) et d’une partie du public sont, comme par hasard, celles qui reviennent tous les jours, qu’il s’agisse de « C dans l’air » d’Yves Calvi ou de « Ce soir ou jamais » de Frédéric Taddéï.
Si aujourd’hui on veut refaire l’équivalent d’« Apostrophes » ou de « L’heure de vérité », c’est tous les jours qu’il faut envisager leur réinstallation, et non pas une fois de temps en temps, ce qui serait une bataille perdue d’avance.
Je vous le promets, je ne suis pas la réincarnation de Savonarole hurlant sur la grand-place de Florence pour l’installation de Pierre Soulages tous les jours à 20 h 30 sur France 2, je rappelle simplement une vérité d’évidence : la France artistique ne se résume pas à la bande des chanteurs des Enfoirés."
Très chers lectrices et lecteurs, il nous reste fort heureusement l’avenir et Internet pour pouvoir rester libres. C’est ce que j’ai tenté de faire ce soir avec vous.
Bien à vous.
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