La filière S ne prépare plus aux sciences : elle est devenue généraliste. En première S, seulement 33% des enseignements concernent les sciences et pourtant les élèves croulent sous le travail. Un tel choix pénalise les élèves qui décident d'étudier les sciences tout en dévalorisant les autres filières littéraires, économiques, professionnelles...
En 2014, il semble que la mode soit à l'utilisation effrénée d'activités en tous genres devant permettre aux élèves de s'approprier presque tous seuls des corpus de connaissances vieux de plusieurs millénaires, en utilisant une approche essentiellement concrète et en s'empêchant souvent de formaliser des résultats mathématiques qui deviennent d'autant plus difficiles à comprendre, à utiliser et à mémoriser.
Ce ne sont pas les inventions pédagogiques récentes, comme « l'accompagnement personnalisé », qui n'a de personnalisé que le nom, qui permettront de compenser la chute soudaine du nombre d'heures de mathématiques rendant impossible tout enseignement scientifique digne de ce nom.
Cette chute horaire est d'ailleurs consignée dans un rapport de 2006 présenté à l'Assemblée nationale [1], d'où je tire le tableau suivant :
Les horaires du tableau ci-dessus n'incluent pas les enseignements de spécialité pour lesquels il faut ajouter deux heures pour la matière choisie. Mais citons le passage suivant même s'il commence à dater et qu'en 2013 la situation est devenue beaucoup plus préoccupante :
« On constate (...) depuis la fusion des séries, une baisse importante et continue du choix de la spécialité « mathématiques », chez les garçons comme chez les filles (de l'ordre de 30 %), une augmentation presque parallèle du choix de la spécialité physique-chimie, essentiellement due aux filles et une quasi-stabilité du choix de la spécialité SVT.
C'est ainsi qu'en 2004, 29 % des bacheliers scientifiques ont eu 7,5 heures de mathématiques hebdomadaires, les 71 % restants n'ayant eu que 5,5 heures. Donc non seulement le nombre de ces bacheliers a baissé, mais leur formation a considérablement évolué.
Le problème est que pendant un nombre réduit d'heures il faut absorber un programme qui lui n'a pas diminué, ce qui se fait nécessairement au détriment des élèves les plus lents et au détriment de la qualité de l'enseignement. » [1]
Rassurons-nous, les réformes successives, en particulier la réforme Chatel 2010, ont supprimé des pans entiers du programme de mathématiques et demandé de se limiter à une approche intuitive qui dénature complètement l'apprentissage de certaines notions en les rendant incomestibles.
Avec la réforme Chatel, le nombre d'heures de mathématiques en première S est passé à 4h hebdomadaires, et les terminales S (hors spécialité) sont à 6h par semaine. On trouvera en bas de cet article quelques tableaux extraits de [2] qui résument objectivement la situation de la filière scientifique du lycée en 2013-14.
Le malheur veut que l'on ait en même temps augmenté la demande d'utilisation d'expérimentations sur machines si coûteuse en temps, en ajoutant aussi, dans des horaires réduits comme peau de chagrin, la demande d'initiation à l'algorithmique sur des logiciels et des calculatrices, un travail spécifique qui fait encore perdre un temps incroyable à l'élève, un temps pour le moins précieux qui pourrait être utilisé pour comprendre des notions réputées difficiles sur lequel il est amené à travailler et à s'entraîner.
On peut donc redire ce que j'entends souvent dans les couloirs des établissements : qu'aucun élève de S ne dispose maintenant d'un temps suffisant pour travailler les notions mathématiques au programme avec bonheur durant son passage au lycée.
Ce n'est pourtant pas en sabotant une matière comme les mathématiques que l'on va susciter des vocations scientifiques, bien au contraire. Qui a envie de continuer en fac de sciences pour ne rien comprendre au pourquoi ni au comment ? Pourquoi un étudiant devrait-il alors s'escrimer à apprendre et utiliser une définition rigoureuse de la limite d'une fonction, alors qu'il a été formé à l'utilisation de définitions floues et intuitives qui ont fini par le satisfaire tout en le laissant songeur ? Le choc sera redoutable. Mieux vaut alors s'inscrire ailleurs !
Un tel constat est particulièrement affligeant pour un pédagogue, sauf s'il désire continuer à enseigner les mathématiques en terminale S comme on le fait en CE2. Il s'en trouve, et l'obligation de s'adapter aux programmes officiels fait que les enseignants de mathématiques seront de plus en plus nombreux à baisser les bras et se reposer sur l'observation en négligeant les démonstrations.
On a déjà commencé à recruter les enseignants davantage sur leur capacité à utiliser un vidéoprojecteur que sur celle de pouvoir raisonner à partir de connaissances disciplinaires solides. La révolution didactique est en marche...
Beaucoup de collègues se sont déjà adaptés à ce qu'on les oblige à faire : utiliser les TICE à outrance, proposer des séquences « Découvertes & nouvelles technologies » savamment préparées à l'avance où l'élève n'a plus qu'à regarder un film, se laisser guider pour taper un algorithme qu'il n'a pas créé lui-même, ou répondre à un texte à trous, éliminant de ce fait tout espoir de progrès en rédaction. Déjà l'étude de la loi normale en terminale S se résume souvent à l'utilisation d'une calculatrice, et la dérivation des fonctions est supposée acquise quand l'élève comprend sur quelle touche il doit appuyer pour voir s'afficher une fonction dérivée qui n'a plus beaucoup de sens pour lui :
Ce n'est pas l'élève qui a été placé au centre du système, c'est la calculatrice.
Quant à la pseudo-filière S :
« L'aboutissement de ces modifications est que la filière S est bien devenue la filière d'excellence, véritable choix stratégique pour les meilleurs élèves et les mieux informés, mais pas la meilleure préparation possible à des études scientifiques ultérieures.
En 1995, 79 % des bacheliers scientifiques optaient pour des études scientifiques ou technologiques. En 2000, ils n'étaient plus que 68 %. Lors de la dernière rentrée 2000 places de classes préparatoires scientifiques n'ont pas été pourvues.
(...) il est frappant de constater qu'il est aujourd'hui possible, par le jeu des coefficients, d'obtenir le bac S avec une mauvaise note en mathématiques et des notes simplement moyennes dans les autres matières scientifiques. La filière S est celle qui compte le plus grand nombre de matières enseignées en terminale. Il faut rétablir un rééquilibrage entre les matières scientifiques et non scientifiques.
La mission s'est procuré les notes moyennes en mathématiques au Bac S. Dans toutes les académies et pour les trois dernières sessions, la moyenne est toujours inférieure à 10 et les écarts types entre les notes sont de l'ordre de 5 points. Il n'est donc pas surprenant qu'à l'exception des meilleurs élèves qui intègrent les classes préparatoires scientifiques (16,5 % des bacheliers scientifiques), les étudiants en DEUG scientifique ou en IUT éprouvent des difficultés en mathématiques. Les enseignants font observer, de surcroît, que si l'élève ne peut acquérir une certaine masse critique de connaissances et des bases solides, il y a moins de chance qu'il acquiert le goût des mathématiques.
La mission considère qu'il faut recentrer la filière S sur les enseignements scientifiques et moderniser ces enseignements afin d'y attirer essentiellement les élèves ayant le projet de faire des études scientifiques et les y préparer au mieux. En allégeant les programmes dans les matières non scientifiques, du temps serait libéré pour développer des activités transversales pluridisciplinaires mais aussi pour augmenter les travaux pratiques et les séances d'expérimentation qui initient à la recherche scientifique. (...)
Comme l'a indiqué M. Bruno Descroix, membre de l'association des professeurs de mathématiques de l'enseignement public, lors de la table ronde des enseignants, l'appétit pour les sciences existe. Il a cité l'exemple d'un projet d'école ouverte pendant les vacances pour faire des maths, qui a recueilli 130 inscriptions et a dû refuser des élèves. Ce qui empêche cet appétit de se développer, c'est le fait que les élèves croulent sous le travail dans les classes de premières et terminales scientifiques. (...)
On peut raisonnablement considérer que la réorientation de la filière scientifique, qui ne serait plus la filière royale la plus recherchée mais la filière qui exige un véritable goût pour les sciences, contribuera à revaloriser les autres filières et notamment le baccalauréat littéraire. » [1]
Depuis la filière littéraire ne s'est malheureusement pas revalorisée car la filière S est devenue encore plus généraliste en accueillant une majorité d'élèves non intéressés par les sciences.
On va en S parce que c'est la « meilleure filière », pour ne pas être parqué ailleurs, et aussi parce qu'elle offre le plus de choix d'orientation après le BAC.
La destruction de la filière scientifique du lycée accompagne la dévalorisation des autres filières et de l'enseignement professionnel, ce qui est très préoccupant. Mais cette destruction s'accommode bien de cet objectif affiché de pratiquer le concret au détriment de l'abstrait et donc du raisonnement. Maintenant, on ne raisonne plus : on expérimente sur un ordinateur. Les définitions proposées, comme celles de la limite ou de la continuité, deviennent impropre à toute capacité de raisonnement ultérieur : on ne raisonne bien que lorsqu'on a parfaitement définit les objets avec lesquels on travaille. Procéder autrement est de l'esbroufe, de la paille aux yeux, et c'est ce qu'on demande de jeter en pâture à la sagacité de nos élèves scientifiques de terminale S. Comment est-ce possible ?
Comment peut-on oser demander de définir la continuité de cette façon en terminale scientifique :
« On dit qu'une fonction est continue sur un intervalle lorsque le tracé de sa courbe représentative sur cet intervalle se fait « sans lever le crayon ». » [3]
Un professeur certifié de mathématiques qui enseigne dans un lycée du département de l'Eure m'a fait la remarque suivante, bien judicieuse selon moi mais qui semble ne pas inquiéter nos décideurs de programmes pourtant destinés à de jeunes scientifiques :
« Selon moi, cette définition [de la continuité] prête à confusion et n'a pas sa place dans un enseignement qui se prétend scientifique. La présence d'un point anguleux sur la courbe représentative d'une fonction continue implique souvent qu'on lève le crayon pour tracer cette courbe. Si je demande à mes élèves de tracer la courbe représentative de la fonction valeur absolue, formée de deux demi-droites perpendiculaires, ils vont presque tous lever leur crayon à l'origine du repère pour changer l'orientation de leur règle de 90°. Pourtant, la fonction valeur absolue est continue sur R. » [4]
Comment peut-on imposer aux professeurs de première S de suivre les instructions officielles suivantes qui interdisent de proposer une définition correcte d'une limite, et se contente d'en parler au moment de dériver des fonctions ! Ubu n'aurait pas fait mieux. Voici :
« On introduit un nouvel outil : la dérivation. L'acquisition du concept de dérivée est un point fondamental du programme de première. Les fonctions étudiées sont toutes régulières et on se contente d'une approche intuitive de la notion de limite finie en un point. Le calcul de dérivées dans des cas simples est un attendu du programme ; dans le cas de situations plus complexes, on sollicite les logiciels de calcul formel. » [5]
On ne définit donc plus clairement ce que l'on entend quand on dit qu'une fonction admet une limite en un point. On utilise un logiciel de calcul formel pour calculer des dérivées élémentaires. On reste dans le discours vague et intuitif : on dira qu'on se rapproche, qu'on va vers un nombre, qu'on est d'autant plus près d'un nombre qu'un autre nombre se rapproche d'une certaine valeur... De belles définitions littéraires parviendront-elles à enchanter nos jeunes esprits scientifiques, ou finiront-elles seulement par les agacer et les perdre ?
Utiliser des machines pour dériver des fonctions simples seulement pour éviter d'avoir à enseigner des théorèmes généraux à la portée d'un jeune homme de 17 ans, est-ce faire des mathématiques ? N'est-ce pas assujettir la connaissance à quelques pianotements sur une machine ? Apprend-t-on à mieux raisonner en procédant de la sorte ?
Sans une définition correcte de la notion de limite d'une fonction, tous les apprentissages qui suivent en analyse mathématique tombent comme des dominos : on ne peut plus rien démontrer de sérieux dès qu'intervient une limite. On doit se contenter d'un à-peu-près.
Présenter les notions mathématiques ainsi est indigne de l'attention que l'on devrait porter à nos futurs esprits scientifiques, à croire que la nation n'en a plus cure.
Mon collègue de terminale S de l'Eure analyse ainsi les conséquences du flou qui entoure la définition de la continuité « à la mode » au lycée :
« (...) la limitation à une approche intuitive de la continuité n'a pas sa place dans un enseignement scientifique. En particulier, cette limitation proscrit la possibilité de réaliser la démonstration (hors-programme) du théorème des valeurs intermédiaires et la démonstration (au programme) du théorème 1 sur l'intégration [nda : dérivabilité de la fonction définie avec le signe somme permettant d'obtenir les primitives des fonctions continues sur un intervalle]. » [4]
On estime sans doute que l'élève scientifique 2013-14 est profondément stupide ou incompétent pour lui cacher ainsi les définitions correctes de la limite en un point, de la continuité et de la dérivée des fonctions. A moins que l'on concède qu'il ne peut plus mener d'études scientifiques sérieuses, étant trop sollicité dans d'autres matières et devant supporter des semaines trop chargées.
Que devient l'objectif d'apprendre à raisonner si l'élève de la section scientifique du lycée n'a plus le temps ni les moyens de construire son savoir dans une démarche rigoureuse ? Ne lui apprend-t-on pas à se satisfaire d'un dessin et de définitions plus ou moins cocasses ?
En procédant ainsi, on ne prépare pas à l'esprit scientifique.
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Références :
[1] Rapport d'information sur l'enseignement des disciplines scientifiques dans le primaire et dans le secondaire, présenté à Assemblée nationale le 2 mai 2006 par Jean-Marie Rolland.
[3] C. Deschamps, Maths Terminale S, Symbole, Editions Belin, 2012.
[5] Programme de mathématiques de la classe de première S, B.O. spécial n°9 du 30 septembre 2010.
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Infographie : part des sciences au lycée
Les illustrations suivantes sont extraites de mon livre
L'enseignement dans le chaos des réformes et des attentes. Elles permettent de comprendre rapidement en quoi consiste l'enseignement dans la filière scientifique du lycée durant l'année 2013-14 et jusqu'aux prochains bouleversements.