Merah ou le théorème d’incomplétude
Quand j’ai travaillé sur mon mémoire sur le droit pénal international, j’ai eu à parcourir les minutes des procès de Nuremberg et de Tokyo, lire les entretiens qu’ont donnés certains tortionnaires de l’armée français en Algérie, visiter des sites internet qui relataient les massacres de l’armée américaine au Vietnam (notamment celui de Mỹ Lai en mars 1968). L’étudiant de demain qui devra faire sa thèse sur le terrorisme par exemple, qui aura l’imprudence d’aller sur des sites djihadistes pour nourrir son travail de recherche, sera susceptible de tomber sous le coup de la loi, du moins est-ce le souhait qu’a formulé Nicolas Sarkozy au lendemain de la mort de Mohamed Merah.
Non seulement une telle loi serait le parangon d’une loi liberticide, mais en plus, cela aura l’effet inverse du but recherché. En effet, l’interdit, c’est un cliché de le dire mais il n’en demeure pas moins vrai, est fait pour attirer. Le citoyen se demandera tôt ou tard ce que recèlent ces sites pour qu’on le leur interdise l’accès. Quel secret abritent-ils donc ? Ils doivent détenir une vérité bien dangereuse pour que le gouvernement veuille à ce point en pénaliser la consultation.
La liberté d’expression n’est pas une chose qui peut être en demi-teinte. Elle n’a de sens que si elle est totale et sans aucune entrave. John Milton écrivait dans son Areopagitica : « Donnez-moi la liberté de savoir, de proférer, de débattre librement selon ma conscience, au-dessus de toute autre liberté ». C’était en 1644. Près de 400 ans plus tard, la liberté d’expression, y compris dans les nations occidentales qui en font un aussi grand cas, est loin d’être acquise, quitte à infantiliser la population. Les sites des néo-conservateurs américains, qui ont appelé à une guerre contre l’Irak (guerre illégale selon le droit international) ou qui incitent à une guerre contre l’Iran, ont droit de cité. Et heureusement. Pourtant, les effets sont bien plus désastreux que les discours de quelques excités du Coran. Mais l’islam est un épouvantail que l’on aime agiter en temps de périodes électorales. Pourquoi serait-on en droit d’appeler à la guerre contre l’Orient mais pas à celle contre l’Occident ?
Que l’on ne vienne point m’accuser de défendre les sites djihadistes, mais personne ne peut revendiquer le monopole de la vérité, et donc, toutes les sensibilités doivent pouvoir s’exprimer. Je suis un ardent défenseur du droit à l’avortement mais je considère que les « pro-vies » (les mal nommés, puisqu’ils sont souvent pour la peine capitale tout en défendant les droits du nouveau-né) ont également le droit de diffuser leurs idées.
Mais encore faudrait-il que les liens entre Merah et l’islamisme soient avérés. Il n’a pas justifié ses actes par l’attrait de 72 vierges (le Coran ne mentionne pas le nombre exacte, c’est à la tradition que l’on doit le nombre de 72) auxquels supposément (à lire l’ouvrage d’Ibn Warraq sur le sujet : Virgins ? What virgins ?) ont droit les martyrs, ni même qu’une voix divine lui ait parlé pour lui dicter ses actes ! Il a seulement évoqué la mort des enfants palestiniens et afghans. En ce sens, ses actes ne relèvent pas du religieux mais du politique. Cela ne les rend pas moins ignobles pour autant, certes, mais de fait, Merah rentre dans la même catégorie que les terroristes de l’IRA qui, par exemple, avaient posé une bombe au quartier général d’un régiment de parachutiste en représailles des événements de Bloody Sunday. On avait point, alors, et à juste titre, blâmé le « catholicisme radical », mais aujourd’hui, on pointe du doigt l’islam radical. Si le fait d’avoir assassiné les militaires peut relever d’un acte de guerre, puisque l’armée française est intervenue en Afghanistan, l’assassinat des trois enfants et de l’enseignant juifs sont l’acte peut-être l’acte d’un désaxé, sans doute d’un psychopathe, plus certainement d’un idéologue jusqu’au-boutiste, mais pourquoi vouloir mettre cela sur le compte d’un lavage de cerveau ? Pour revenir à l’IRA, la Provisional Irish Republican Army avait fait exploser deux bombes dans des pubs en Angleterre à Guildford, tuant quatre militaires et un civil et en blessant soixante-cinq autres. Ils savaient bien que des civils risquaient d’être tués, mais ils ont pensé que c’était le prix à payer pour faire passer leur « message ». Merah est un assassin d’enfant. Comme les autres. Si son cerveau a été lavé, c’est au même titre que ceux qui s’engagent dans une armée régulière ou qui font partie de groupes terroristes « classiques ».
Ce n’est pas chez Merah qu’il faut chercher des signes du religieux, mais c’est chez les politiques. La minute de silence qui a été observée, n’est qu’une prière déguisée. L’imposer à des enfants relève d’une volonté fasciste d’un État à dicter à sa population les émotions qu’elle devrait entretenir. Par une gymnastique intellectuelle, on essaie de greffer du religieux sur les actes de Merah et où toute la France « communie » ensemble pour l’âme des défunts. De plus, accepter qu’Israël se mêle ainsi des affaires de la France constitue une aliénation inacceptable de notre souveraineté et une concession des plus troublantes faite à l’État juif. Tout le monde aurait crié au scandale si, mettons, un pays du Maghreb ou l’Arabie Saoudite, sous le prétexte que les militaires tués étaient de confession musulmane (l’étaient-ils vraiment ? Ils étaient peut-être d’origine arabe, mais que peut-on dire de leurs croyances ? Il se peut qu’ils aient été athées) avaient fait des commentaires sur l’affaire. Enfin, quand admettrons-nous qu’une sémantique différente eu égard au racisme dont sont victimes les juifs ne fait que créer du ressentiment chez les autres minorités. Pourquoi parler de « lutte contre le racisme et l’antisémitisme ». Le racisme envers les juifs mérite-t-il une qualification différente ? Supérieure ?
La grande erreur commise à propos des terroristes, c’est de persister à croire que ne peut devenir un terroriste qu’un jeune qui est « téléguidé » de l’extérieur, dont on aurait lavé le cerveau par une idéologie islamiste ; en séparant les racines du terrorisme islamiste des autres tels que le terrorisme indépendantiste, et en lui donnant un statut particulier, les analystes du contre-terrorisme, pour des raisons de lâcheté intellectuelle afin de ne pas voir s’ébranler tout leur système de valeurs, ouvrent la porte à de nouveaux attentats. De cette même lâcheté découle l’incompréhension des analystes quant aux attaques suicides, puisque le suicide, depuis Thomas d’Aquin, est considéré, au même titre que l’inceste dans les sociétés occidentales, comme étant un tabou, c'est-à-dire quelque chose « d’impropre » - les attaques suicides ne sont que le passage à l’acte d’une idéologie ou valeur qu’adopte tout soldat qui est prêt à donner sa vie pour sa cause ; cette transition entre une potentialité inhérente à tout soldat et sa réalité choisie par certains est intangible et insignifiante ! C’est cet ethnocentrisme qui est le facteur prépondérant dans l’incompréhension du phénomène terroriste. Si le problème est mal cerné, il sera mal combattu. L’endoctrinement est certes un facteur important dans le « rite d’initiation » du terroriste, mais n’est pas le seul ; de plus en plus, l’autonomie intellectuelle prend le pas sur des circonstances extérieures, mais concéder cela, concéder que certains puissent par eux-mêmes s’éveiller à une conscience terroriste serait remettre en cause les fondements des sociétés occidentales et constater qu’il n’existe pas de morale universelle ! La « conscience terroriste » possède le même schéma que toute autre conscience politique, qu’elle soit capitaliste, gauchiste, communiste, etc., lui reconnaître cela, reconnaître sa « normalité » aidera à mieux comprendre le phénomène et ainsi à mieux lutter contre lui. L’impact le plus conséquent du terrorisme n’est pas le nombre de morts qu’il cause ou son danger d’ébranler les régimes occidentaux, mais le danger d’ébranler les valeurs occidentales, parce que le terrorisme met en exergue l’autonomie de l’individu, ses aptitudes à décider en toute conscience de tuer d’autres hommes, et de se tuer lui-même.
Pour ceux qui seraient allés jusqu’au bout de cet article, ils méritent qu’on leur dévoile son intitulé : « Mérah ou le théorème de l’incomplétude » et l’incongruité qu’il y a à juxtaposer un terroriste à Kurt Gödel, l’un des plus grands mathématiciens du vingtième siècle. Selon le second théorème d’incomplétude qu’il a formulé, la cohérence d'une théorie mathématique suffisamment riche est indécidable (à l'intérieur de cette théorie). C’est sur cette indécidabilité que jouent les politiques : Merah était un islamiste, et le terroriste islamiste diffère du terroriste basque ou irlandais. Tout l’illustre : séjour au Pakistan, références à des enfants palestiniens et un patronyme musulman. Le théorème ne peut être résolu que si l’on sort du système, et ce qu’a tenté de faire cet article.
M. K. Sabir
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