Mon pote Nanard... chronique de la parenthèse enchantée
Nanard est un de ces cancres qui s’en est bien sorti dans la vie. Oh ! pas un cancre au sens du prophète d‘école, mais un de ces gars doté d’un encéphale en état de marche qui comprend très tôt qu’il ne fera pas de vieux os à l’école de la République. De cet encéphale, Nanard, disait volontiers qu’il en débranchait les cosses à l’entrée du bahut, laissant à l’ennui qui s’y distillait le soin d’en épuiser la batterie.
C’est ainsi qu’il passait son temps l’oeil rivé sur l’unique platane de la cour. Lui seul connaissait mieux que quiconque le tempo des jours et des saisons.
Absorbé dans ses rêveries contemplatives, c’est à peine s’il sursautait aux craies jetées par Pichard, notre professeur de maths. C’est ainsi que l’on admonestait les bienheureux cancres, jadis. Régulièrement, Nanard se voyait habillé de funestes prédictions. "Continuez comme cela, mon petit Rochot, balayeur vous deviendrez. Levé à quatre heures du matin, deux heures de métropolitain, largement de quoi méditer sur la prévention du chancre du platane"
En fait, ce surnom de Nanard lui est venu bien plus tard, rapport aux boucheries Bernard qu’il fréquentait immodérément à la fin des 70’s. Au début, tout le monde l’appelait Rochot.
A la fin des années lycée, notre petit groupe de potes fût un temps attiré par le Flower power way of life, au point de sécher le dernier trimestre d‘avant la grande faucheuse de carrières.
C’était l’année où Jean Bouquin fit son concert mémorable à Auvers-sur-Oise, considéré comme le seul et unique Woodstock français, piteusement noyé sous un déluge de pluie en plein mois de juin.
En fait de révision du Bac, nous avions planté notre tipi chez Dub, dans un appartement en rez-de-chaussée ouvert aux quatre vents. Dub était un bon gars qui passait le plus clair de son temps à collectionner les vinyles, grand fan des Byrds et du Grateful Dead, bien qu’il vira grave Blacksploitation par la suite. Père militaire absent, mère bretonne tolérante, connue pour sa propension à cuisiner le steak au beurre, ou plus exactement le beurre au steak.
La vie d’après le lycée s’écoulait indolente, lever à midi, aucune vraie perspective professionnelle en vue puisque l’avenir nous appartenait, c’est du moins ce qui s‘écrivait en noir au fronton des bahuts.
Chez Dub, c’était un va et vient permanent de joyeux traîne savates qui refaisaient le monde au son d’une guitare désaccordée, en vidant les pots de confiture maison de l’hôtesse du lieu. Vers six heures, la daronne, comme il disait, passait la tête dans l’encoignure de la porte, avec le même jingle : « vous restez à dîner, les chéris ? » une crème de daronne, vous dis-je...
De temps à autre, un bout de shit circulait, just a poke for fun, livré par un hurluberlu goguenard dont le seul souvenir qui me reste était sa manière bien à lui d’enjamber la fenêtre au grand dam de la porte palière. Nanard, lui, nous rejoignait après le turbin, le journal Actuel au fond de sa mallette.
Jamais un mot sur le boulot. D‘ailleurs nous ne parlions jamais boulot, sauf en cas d‘impérieuse nécessité « Dis, ils recrutent encore chez Minerve ? ».
Peut-être y bossait-il comme télexiste, qui sait ?
Nanard allait son petit bonhomme de chemin et rien ne pouvait ébranler sa foi en l‘avenir. Il était du genre à manger à midi pétant, un soupçon d’éducation prolétaire sans doute. Autant dire que le Nanard, avant de trouver sa Juliette, était surtout maqué par la barbaque. Habitué au déjeuner roboratif, avec café et pousse-café Calva, il était fort marri de nous voir abonné au gratin de nouilles et sa variante, la salade de thon aux deux poivrons, spécialité des copines de passage. Alors, le plus souvent, sans qu’il en fût question entre nous, il débarquait avec ses deux livres de bavette, sa bidoche de prédilection.
Il ne lui serait pas venu à l’idée d’émettre l’ombre d’une insinuation sur l’indolence de notre existence, lui, qui se levait à 6h30 du mat, cinq jours sur sept.
Lorsque Nanard signa son premier bail de locataire, un deux-pièces cuisine au 4ème étage d’un immeuble de la rue de Ménilmontant, la migration s’opéra en douceur.
A l’époque, Nanard n’avait pas de frigo. L’hiver, il entassait méticuleusement beurre et autres denrées périssables sur le bord de la fenêtre de cuisine. Une fenêtre qui, soit dit en passant, n’ouvrait - pour son grand malheur et à son corps défendant - que vers l’extérieur. Il avait beau semer des petits papiers explicites partout dans l’appartement, peine perdue, il y avait toujours un étourdi pour pousser la fenêtre à l’heure du coucher de soleil. « Oh le con ! » lâchait-il, comme désabusé.
A l’aplomb de la fenêtre, la cour était, toute l‘année durant ou presque, jonchée de détritus nobles, ici une plaquette de beurre amochée, là une boite d’oeufs achetée coque jadis, deux tranches de rumsteck flétries, enfin, de quoi nourrir les rongeurs du quartier.
Autour de nous, ça décrochait sérieux. Il y avait ceux qui avaient queuté le bacho et commençaient à rêver d’Inde, ceux qui suivaient des études qui ne mènent à rien, et ceux qui se faisaient virer de chez eux à coup de botte dans le cul. Point de Tanguy dans nos rangs, non mais....
Une scission s’opéra assez vite avec les premiers, lesquels payèrent ensuite un lourd tribut aux paradis artificiels. Une morsure de serpent à sonnettes, et zou ! retour à Paname entre quatre planches de sapin, sans parler de cette foutue came qui faisait des ravages dans les rangs.
Avec Nanard, pas de risque. En dehors de la bavette (au propre et au figuré), seules deux choses l’intéressaient : son élevage d’axolotl et les frangines pas farouches qui faisaient volontiers étape dans son gourbi, alertées par le tam-tam de sa "vertueuse" réputation.
Il avait orné le plafond du salon d’une toile de parachute, assez large pour faire office de tente dédiée au fast love sur tatamis. Le bruit des ébats alternés, à deux mètres tout au plus de notre tablée, n’empêchait en rien les fiévreuses discussions de se poursuivre. Rien de ce que nous faisions alors ne justifiait une pièce supplémentaire. Nous partagions tout, les filles, les vinyles, le pâté en croûte et le reste....
La vie s’écoulait aussi insouciante que possible, entre petits boulots et voyages réels ou imaginaires, jusqu’au terme du premier choc pétrolier qui marqua notre retour à la vie terrestre. La parenthèse enchantée, comme on dit aujourd‘hui, venait de se refermer pour de bon.
Il nous fallait dorénavant regarder les choses en face et se rendre à l’évidence, en matière de carrière, notre Nanard avait pris une sérieuse avance....
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