Monde nouveau, avec ou sans révolution
Tout historien qui se respecte, exerçant dans un domaine spécialisé ou non, ne peut qu’être passionné par l’étude des révolutions. Celles-ci adviennent dans plusieurs champs de la société. Certes, l’archétype universel de la révolution reste 1789, mais d’autres nations ont aussi connu des spasmes similaires, l’Angleterre en 1649, puis 1689, les Etats-Unis en 1787, sans pour autant rivaliser avec le symbole de la Révolution française. Ces événements ont concerné l’Etat et le mode de gouvernement, tout en engageant la société dans son ensemble, bouleversant les rapports de pouvoirs, à la fois au sein de l’Etat et entre les gouvernants et les gouvernés.
Souvent, les révolutions politiques se font avec une violence exacerbée, ce qui n’est pas le cas dans les autres domaines, parmi lesquels la technique prend une place éminente. Que de transformations, notamment à l’ère contemporaine, après 1815. Première, seconde, troisième révolution industrielle. Charbon, pétrole, électricité, et puis l’ordinateur, et une nouvelle révolution bouleversant l’existence. Les révolutions technologiques bouleversent la vie quotidienne des gens. Elles se propagent dans d’autres domaines. Le passé s’éloigne et l’avenir se dessine d’une manière nouvelle, inédite. L’entrelacement de la pensée et des évolutions techniques engendre des révolutions dans deux autres domaines, l’art et les savoirs.
Révolutions économiques. Elles sont nécessaires, épousant les nécessités du commerce et de l’investissement. Sans l’introduction de la monnaie papier, pas de révolution productive liée à la Révolution industrielle. Création des grandes banques. Introduction des valeurs mobilières, Bourse. D’autres changements ont eu lieu, ayant pour finalité de sécuriser les moyens de paiement. Abandon de l’étalon or. Passage au système monétariste. Régulation des changes par les marchés financiers. Ne pas oublier les évolutions dans le système de la solidarité, de la santé. La Sécu instituée après la Guerre appartient aux révolutions économiques, avec d’autres dispositifs redistributifs et mutualistes.
Révolutions esthétiques. Elles ont concerné tous les champs de l’art, littérature, peinture, musique, etc. Impressionnisme, expressionnisme, suprématisme, cubisme, surréalisme, action painting, abstraction, autant de métamorphoses dans le regard du peintre. L’art évolue à coups de ruptures, comme en musique, avec les compositions prodigieuses, pour être exécutée par les instruments classiques puis amplifiés à l’époque de l’électricité.
Révolutions des savoirs. Parmi les grands moments, on accordera une place éminente à la période axiale, avec en Europe la naissance de la pensée philosophique rationnelle. La suite est connue. Le passage au système héliocentrique a été appelé Révolution copernicienne. Les découvertes scientifiques liées aux expériences et à leur théorisation ont révolutionné notre manière de comprendre les différents ordres de réalités, monde physique, atomes, particules, ondes et cosmos ; systèmes vivants, évolution, cellules, molécules, gènes ; homme, inconscient, société, Dieu. A notre époque, c’est la science qui semble offrir la base des révolutions récentes dans le savoir.
Révolutions éthiques et religieuses. On sera bien étonné qu’en cette matière puissent advenir des révolutions. Ce serait ignorer la Réforme, la Contre-réforme, les droits naturels de l’homme, Vatican II, ainsi que l’évolution de la spiritualité et des croyances, avec des mouvements humanistes, mystiques, parfois sectaires.
Le tableau est complet, avec le triptyque universel, technique, politique, éthique. En règle générale, les révolutions de diverses essences se conjuguent, se renforcent, s’entrelacent, se superposent, créant des situations de plus en plus complexes. La connivence entre la physique de Newton, les idées des Lumières et la Révolution française sont connues. Ce même Newton influença la pensée positiviste d’Auguste Comte.
On ne sait pas qui, en vérité, détermine une révolution. Est-ce l’existence, l’expérience, la matière, la technique qui influe sur la pensée alors qu’en même temps, les conditions sociales se modifient de telle manière qu’une rupture devient indispensable et nécessaire ? Ou bien un travail de maturation de la pensée qui percute et fulgure dans le réel, l’irradiant de sa divine création ? Avec le recul, j’aurais tendance à opter pour la première hypothèse non sans quelques bémols de taille car les idéologies ont joué un rôle notoire, Lénine, 1917, Hitler, à un degré moindre. Le réel temporel et matériel est un bloc qui induit une réactivité de la pensée et la mise en œuvre des dispositifs de raison et représentation. Mais comme la pensée est fragile et incertaine, les tensions et contradictions se résolvent souvent selon des contours irrationnels. Et donc les révolutions s’échappent de la raison, y compris celle, dialectique, qui ruse et que le philosophe pense connaître (Hegel). L’avènement du nazisme est largement imprégnée d’irrationnel. Parfois, des pulsions irraisonnées, lors de la Commune ou de Mai 68, par exemple.
Précédemment, j’ai évoqué deux types de révolutions, l’une possible, nécessaire mais improbable, d’ordre économique, l’autre d’ordre politique, liée à un terrain favorable mais qui n’aura pas lieu en 2007 parce que les contradictions du système ne sont pas allées à leur terme, et d’ailleurs, rien ne laisse présager un désir de changement. Tout porte à croire que les gens sont prêts à négocier le maintien du système en l’(E)état, en y laissant quelques sous, tout en tolérant l’ascension sociale indécente des classes supérieures. Restent les révolutions éthiques, esthétiques et scientifiques. Sur l’éthique et le spirituel, je joue mon joker. Sur l’esthétique, je mise la mort de l’art conceptuel, le retour du beau, du symbolique, de la puissance stylistique associée au contenu. En matière d’art, c’est l’aspiration esthétique qui détermine l’accueil des œuvres, le goût ne façonnant que la mode et l’éphémère. En art, la réception est passive mais participative. Les artistes créent. Affaire à suivre. Synthèse inédite entre rock et classique ? Et en littérature, cinéma ? Pas de réponse. Reste la révolution des savoirs.
Comment se résout une crise du savoir scientifique ? Une crise économique amène une transformation des structures monétaires et fiscales en fonction de nécessités techniques et sociales, une crise politique se solde par un changement de gouvernement, gouvernance, institution, constitution, souhaité par les élites et, le cas échéant, sollicité par les citoyens. Une aspiration esthétique voit naître des œuvres et arts inédits, accueillis et soutenus par les esthètes au goût certain. Une aspiration religieuse infléchit le contenu de la foi, devenue nouvelle, à laquelle adhèrent les croyants. Les paradigmes scientifiques se transforment en fonction des expériences et des théories qui les accompagnent.
Le champ des savoirs étant de ma compétence, je pense qu’une révolution doit avoir lieu, et je m’en expliquerai ultérieurement. Mon doute porte sur les autres champs. En général, toutes les révolutions sont entrelacées, sans être forcément coordonnées. Autant dire que ma perplexité s’accroît, puisque je suis sûr d’une métamorphose de la science et de la pensée, sans voir poindre pour l’instant quelque profond changement dans les champs politiques et économiques. La crise s’étend et les gens s’en accommodent, c’est ce qui transparaît. Dans ce contexte d’époque la révolution des savoirs risque de ne pas émerger. Le propre de la post-humanité est d’être étrangère et décalée par rapport aux siècles passés avec leurs quêtes et conquêtes humanistes. Une sorte de verrouillage s’est mis en place, sans qu’il y ait le moindre complot. Juste une anesthésie de l’esprit, les hommes étant voués et dévoués à la technique, aux tyrannies du désir que ce système induit avec ses séductions consuméristes et bougistes.
Je suis certain d’une révolution des savoirs, mais sceptique sur l’aptitude des gens de science et de philosophie à la recevoir et à la promouvoir. Le blocage idéologique semble puissant. La fascination de la technoscience ensorcelle les consciences. Le paradigme mécaniste est bien ancré. Par ailleurs, cette révolution ne se réduit pas uniquement à un changement de paradigme, comme ceux qu’explicita Thomas Kuhn dans un livre devenu classique. Si tel était le cas, il faudrait attendre que la jeune génération s’empare des faits et hypothèses nouvelles et que l’ancienne génération parte à la retraite. La révolution à laquelle je pense concerne la vision explicative et compréhensive du monde, nature, homme et transcendance compris.
Pour finir, sans doute ne savons-nous pas ce que sont les révolutions. Des causes, ou des signes ? Des intentions motivées par des pensées profondes, ou bien des spasmes liés aux tensions entre les mondes anciens et les mondes à venir ? Je serais enclin à opter pour la seconde option. Les révolutions sont les expressions de transformations profondes des hommes et des sociétés. En général, elles sont accompagnées par des changements dans les savoirs. A la suite de ma thèse, Procès et Miroirs, mon livre édité, L’expressionnisme, et mon essai non publié, Le kantique des quantiques, une nouvelle doctrine métaphysique est née. Sauf à m’être égaré, il est à prévoir l’avènement d’un monde nouveau, moins matérialiste et plus spirituel, qui adviendra avec ou sans secousse, mais qui sera compris comme une révolution, comme le fut celle des Lumières, sur fond d’aspirations à la liberté et au développement de la science. Le changement que je pressens sera d’ampleur similaire.
En vérité, ce qui se joue n’est pas sans rapport avec l’effondrement de l’Empire, saint Augustin, l’ascension avortée des foi et culture chrétiennes (voir Marrou) l’Ecole d’Athènes radieuse fermée par Justinien. Ce qui se joue relève autant d’une révolution que d’un antagonisme entre forces déclinantes, décadentes, dévoyées, ploutocrates, et puissances innovantes, esthétiques, savantes, éthiques. L’ère de la technique qui n’en finit pas de finir (Heidegger) est celle d’un antagonisme entre puissances conservatrices et puissances révolutionnaires, le tout sur fond d’une vie quotidienne stabilisée par le champ hyperpuissant économique et technologique qui, semble-t-il, dilue les puissances du passé et du futur, en accentuant l’emprise du présent et du court terme. Le monde de l’hypertechnique noie l’opposition entre passé et futur. Telle est la vertigineuse puissance technicienne de l’Empire, liée à la vertigineuse impuissance de l’esprit, mais rien n’est joué !
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