Monogamie et surpopulation
Il n’est pas nécessaire d’être sociologue ou anthropologue pour savoir que dans le temps et dans l'espace, divers systèmes de mariage, monogames, polyandres et polygames existent et ont existé, et même coexisté. Or, notre propre conditionnement d’Européens du vingt-et-unième siècle nous amène à considérer implicitement que la monogamie est « naturelle ». Qu’en est-il ?
A l’intérieur même des institutions monogames, des relations sexuelles ont lieu en dehors du mariage ou entre couples, selon des combinaisons faisant varier le nombre et la répartition des partenaires des deux sexes (les théories du « genre » ne sont pas prises en compte par cet article), ce qui fait que la plupart des sociétés présentent de multiples types de relations conjugales et/ou extraconjugales, au point que des sites de rencontres généralistes ou spécialisés se multiplient et que leur notoriété est loin d’être clandestine.
Pour ce qui est du passé, les descriptions des ressources anatomiques et physiologiques utilisées pour décrire les modèles de coïts ancestraux existent (le Kâma-Sûtra en Inde ou la littérature et l’iconographie libertines en Europe, en Chine et au Japon, par exemple), mais elles n’ont rien de rigoureux, ce qui complique une classification simple des systèmes d'accouplement.
La littérature et le cinéma donnent l'impression qu'Il existe une grande variation de modèles de mariages, d'aventures et de relations extraconjugales, de stabilité des relations et d’investissement plus ou moins prononcés des mâles humains dans les implications de la paternité, mais le lien de couple apparait comme une caractéristique omniprésente des relations sexuelles humaines.
Dans les sociétés dites « préindustrielles », le mariage polygame (un homme, plusieurs femmes) est accepté dans près de 85% des sociétés, mais, la majorité des mariages sont monogames. Par exemple, chez les Savanna Pumé (chasseurs-cueilleurs sud-américains), même si la polygamie existe et représente 20% des femmes et 11% des hommes mariés à un moment de leur vie, la plupart des mariages sont monogames et, bien que la plupart des mariages soient monogames à un moment donné, les unions ne sont pas éternelles et chacun peut se retrouver sur « le marché matrimonial » plusieurs fois dans sa vie. D’ailleurs, que ce soit chez les chasseurs-cueilleurs, dans les sociétés en voie d'industrialisation ou dans les populations occidentales contemporaines, le remariage est courant après le décès du conjoint ou le divorce, ce qui entraîne une succession de situations monogames, mais pas de "pluriels simultanés". Les hommes et les femmes ont plusieurs partenaires au cours de leur carrière reproductive (lien), mais la fidélité sexuelle au sein du mariage est la norme sociale.
L’institution du mariage est commune à toutes les sociétés humaines. Sa fonction est de faire connaitre publiquement qui sont les partenaires sexuels admis, et les divorces résultent souvent de relations extraconjugales clandestines mises au jour (lien). Comme dans toute activité humaine, de nombreuses exceptions existent, mais la monogamie est la règle sociale (lien) et, contrairement à ce que pourraient laisser penser le théâtre de boulevard et les romans-photos, les taux de paternité extraconjugale sont relativement faibles par rapport à autres espèces animales socialement monogames. Les estimations des taux d’enfants non légitimes varient de 0 à 11% dans toutes les sociétés humaines, avec des valeurs médianes comprises entre 1,7 et 3,3%, alors que chez les oiseaux, ces taux dépassent régulièrement 20%.
Dans certains groupes, les relations hors-mariage clandestines sont considérées comme des transgressions justifiant des punitions. Mais dans d'autres cas, les liaisons sexuelles non engagées sont socialement tolérées et relèvent de deux phénomènes ethnographiques connus :
- Le premier de ces phénomènes concerne la période qui précède le premier mariage, lorsque les adolescentes sont à un stade de la vie où elles présentent une faible probabilité de procréer et où elles ont la liberté d'expérimenter différentes relations prénuptiales. Par exemple, chez les Makuxi de Guyane, les postadolescents sont encouragés par leurs parents à avoir des relations sexuelles avant le mariage, pour permettre un choix mutuel de partenaire à long terme. Mais, après le mariage, la copulation en dehors du lien de couple doit cesser.
- Le second phénomène concerne la copaternité (lien), reposant sur la croyance qu’un enfant peut avoir plusieurs pères biologiques. Par exemple, parmi certains groupes d’Amazonie, les femmes ont régulièrement plusieurs partenaires sexuels en plus de leur mari : la contribution de plusieurs hommes est considérée comme nécessaire au développement du fœtus. Ces relations supplémentaires ne sont pas officialisées (autrement dit, la polyandrie n'est pas institutionnalisée), mais on attend de ces hommes qu'ils fournissent une protection aux enfants et contribuent à leur éducation (comme des parrains ?). Dans d'autres sociétés, comme celle des Inuits, le partage de la femme peut avoir lieu dans des situations spécifiques admises : les échanges consentants entre couples monogames peuvent même aboutir à des relations sociales (et sexuelles) à long terme.
Pour savoir si ces observations ont une origine naturelle ou culturelles, un détour par la zoologie est utile. Chez les gibbons, le niveau de dimorphisme sexuel est faible et s’explique , parait-il, par un taux de compétition masculine faible également du fait de leur système social monogame, alors que les différences de taille sont les plus prononcées au sein des espèces polygames où la concurrence entre les mâles est intense, les vainqueurs ayant beaucoup à gagner. Par exemple, parmi les gorilles de montagne, les mâles dominants, deux fois plus gros que les femelles, monopolisent l'accès sexuel à un groupe de femelles et effectuent jusqu'à 70% de toutes les copulations. Chez les chimpanzés avec lesquels nous partageons 98 % de patrimoine génétique et 99.9% d’ADN, le dimorphisme de la taille corporelle est intermédiaire entre les espèces monogames et polygames, et notre propre tribu « hominini » (c'est-à-dire le groupe phylogénétique composé de tous les humains modernes, des espèces humaines éteintes et de nos ancêtres immédiats) présente ce genre de « dimorphisme intermédiaire » (les exceptions confirmant la règle, comme toujours).
Cette caractéristique était plus marquée dans le passé et elle a diminué avec le temps, ce qui est souvent interprété par le fait que la compétition d'accouplement des mâles a diminué d'intensité au cours de l'évolution des hominidés parallèlement à une augmentation de la monogamie, mais la date de cette transition ne fait pas l’unanimité. Certains chercheurs pensent que le dimorphisme était assez modeste il y a environ 4 millions d'années parmi les australopithèques et d'autres soutiennent qu’ils étaient fortement différenciés et que, par conséquent, la monogamie n'était pas encore établie. Mais les archives fossiles sont un indicateur peu fiable du comportement d'accouplement chez les espèces éteintes en raison de la nature fragmentaire des restes fossiles, des difficultés d'attribution du sexe et du nombre d'espèces et de sous-espèces différentes. La compétition masculine peut s'exprimer de plusieurs manières autres que l'agression physique, et un faible dimorphisme de la taille peut faire sous-estimer une compétition masculine qui n’a pas laissé de traces tangibles.
Quoi qu’il en soit, chez les humains actuels, on n’observe que de légères différences de taille corporelle selon le sexe par rapport aux espèces proches et polygames étroitement apparentées. Les mâles humains sont 15% plus lourds que les femelles, alors que chez les chimpanzés cette proportion est de 30% et jusqu’à 100% chez les orangs-outans et les gorilles. La plage de variation typique des humains se rapproche davantage de celle des gibbons monogames qui présentent très peu de différence de taille corporelle en fonction du sexe.
Les chimpanzés ont longtemps été utilisés comme modèle comportemental pour notre espèce parce que le-leur était supposé être le plus proche de celui de notre dernier ancêtre commun. La variante « Bonobo » de l’espèce a même donné lieu à des interprétations qui semblaient renforcer des positions féministes ou anti machistes par le fait que chez eux, les relations sexuelles, feintes ou réelles, sont le plus souvent utilisées comme mode de résolution des conflits et que les trois quarts de leurs rapports sexuels n'ont pas de fin reproductive, mais plutôt sociale, et que presque tous les bonobos sont ambisexuels. Certains ont même baptisé cette méthode d'accouplement le « sexe convivial » : un individu subordonné peut utiliser des actes sexuels pour calmer un autre individu plus fort ou plus agressif, ils pratiquent la sexualité orale, le baiser avec la langue ou les rapports homosexuels ou bisexuels. Ce serait même l'un des seuls mammifères avec l’humain à pratiquer le coït ventro-ventral. La tendance en milieu bobo étéait alors très bonobo, et la nature foncièrement matriarcale de notre espèce semblait être à même de détrôner l'imposture du machisme usurpateur installé depuis le néolithique.
Mais patatras ! Cette conception naturaliste a fait place récemment à la question de savoir si les anciens hominidés (nos ancêtres bipèdes) vivaient dans des groupes multimarques / multifemmes comme les chimpanzés ou s’ils étaient plutôt organisés en polygynie, harems comme les gorilles, ou encore s’ils s’organisaient en structures semblables à celles du babouin hamadryas, à savoir plusieurs groupes de mâles célibataires vivant ensemble au sein d'une population plus importante. Ce débat est en cours, et la plupart des chercheurs conviennent que les hominidés anciens vivaient en groupes organisés en sociétés imbriquées à plusieurs niveaux (par exemple, familles biologiques, familles élargies, bandes, tribus, etc.) avec plusieurs femelles reproductrices, rassemblant des couples pérennes socialement reconnus.
On prétend aussi que l'ovulation dissimulée et la réceptivité sexuelle constante des femmes humaines facilitent la monogamie sociale qui est moins répandue dans les espèces où les femelles fécondables présentent des signes extérieurs visibles et où les mêmes femelles refusent la copulation en-dehors de ces périodes.
Les caractéristiques du déroulement de la vie humaine (intervalles courts entre les naissances, taux de survie élevée des enfants et longue période de dépendance juvénile) signifient que les mères doivent subvenir aux besoins de plusieurs enfants à charge de différents âges simultanément. Étant donné que les nourrissons, les juvéniles et les adolescents ont besoin chacun de différents types d'investissements en temps et en énergie, les mères sont confrontées à un problème de ressources tout au long de leur période reproductive : comment prendre soin des nourrissons et des jeunes enfants sans compromettre le temps passé à des activités qui fournissent de la nourriture et d'autres ressources pour les enfants plus âgés ? La manière dont les mères résolvent ce dilemme pour soutenir un rythme de reproduction rapide a longtemps été l’explication de la monogamie, liée à la coopération des pères, des frères et sœurs et autres pour aider les mères à élever les enfants à charge.
Un aspect déterminant, clé de la sociabilité humaine est que, outre l'investissement parental masculin dans cette prise en charge, les humains sont des éleveurs coopératifs, une caractéristique liée à l’acquisition de connaissances et au développement démographique. Des analyses phylogénétiques récentes ont montré que la reproduction coopérative des taxons d'oiseaux, d'insectes et de mammifères a été précédée par une ascendance de la monogamie. L’explication tient au fait que dans un système d'accouplement non monogame, un individu sexuellement mature est susceptible d'être plus étroitement lié à sa propre progéniture qu'à des frères et sœurs qui peuvent avoir un parent différent. Par conséquent, après la maturité sexuelle, la condition physique individuelle est généralement maximisée en investissant dans sa propre progéniture plutôt qu'en aidant à élever ses frères et sœurs, alors que dans un système d'accouplement monogame, la valeur pour un frère sexuellement mature de rester dans son groupe natal et d'aider ses frères et sœurs à part entière est égale à celle d'élever sa propre progéniture. Étant donné que les avantages liés à la parenté sont dilués lors de l'accouplement multiple féminin, la monogamie est supposée être une étape critique pour augmenter la parenté au sein des groupes et des fratries et favoriser ainsi l'évolution de l'élevage coopératif dont la famille est la cellule de base.
Il faut ajouter à ça que les individus non reproducteurs peuvent représenter des avantages basés sur la parenté quel que soit le système d'accouplement. Dans de nombreuses sociétés humaines, les frères et sœurs juvéniles et les femmes plus âgées constituent une grande partie de la main-d'œuvre pour l'éducation des enfants, contribuant non seulement à la garde des enfants mais aussi à l'approvisionnement en ressources, et cette aide renforce la fertilité maternelle. Parmi les mammifères reproducteurs coopératifs et les insectes eusociaux (un mode d'organisation sociale caractérisé par le fait qu'un même groupe d'individus vivant ensemble est divisé en castes, entre ceux qui sont fertiles et ceux qui ne le sont pas), les juvéniles apportent une contribution importante à l'élevage et à la survie de la progéniture des autres. Le rôle de la grand-mère est un autre phénomène rare, spécifiquement humain mais aussi observé chez les éléphants. De manière générale, alors que la monogamie peut faciliter la coopération des frères et sœurs sexuellement matures, la coopération entre une mère et un mineur, et une grand-mère et sa fille peut être favorisée quel que soit le système d'élevage en raison des coefficients élevés de parenté et des faibles coûts d'opportunité (c’est-à-dire la perte des biens auxquels on renonce lorsqu'on procède à un choix, lorsqu'on affecte les ressources disponibles à un usage donné au détriment d'autres choix).
Les mères humaines peuvent soutenir un rythme de reproduction plus rapide que les autres singes parce que les pères fournissent des investissements à la fois à leur partenaire et à leurs enfants. Au cours de l'évolution humaine, le besoin accru d'investissements paternels a exercé une pression sélective favorisant les liens de couple à long terme et une division sexuelle du travail, car les soins paternels ne se développent qu'après l'établissement de la monogamie dans une population.
Une fois les soins biparentaux établis, la répartition des tâches entre les hommes et les femmes sert à stabiliser le lien de couple. Le modèle le plus répandu est un cycle de vie caractérisé par une spécialisation dans la garde d'enfants par les femmes et l'approvisionnement en ressources par les hommes. Cette spécialisation procure des avantages synergiques liés à la condition physique et au développement quantitatif et qualitatif de la progéniture. Les pères humains fournissent des soins à la progéniture dépendante jusque dans la deuxième décennie de leur vie, et s'occupent souvent de plusieurs enfants en même temps. L'investissement humain paternel, bien que souvent substantiel par rapport aux autres mammifères, est facultatif plutôt qu'obligatoire, et les données anthropologiques indiquent une variabilité considérable dans la quantité et les modalités de cet investissement. Une variable clé en la matière est la certitude de paternité. Les hommes investissent souvent moins là où les relations extraconjugales sont plus courantes.
La division du travail entre les sexes semble donc être un caractère humain universel dans lequel l'investissement paternel est sensible à une variété de conditions et semble être régulé par la testostérone, l’hormone androgène qui prend en charge de nombreux aspects de l'effort d'accouplement masculin, y compris le développement et le maintien de la musculature et de la structure osseuse sexuellement dimorphes ainsi que les rituels de séduction et l’agressivité envers les autres mâles. Les niveaux de testostérone sont liés à l'effort de reproduction à un moment donné et reflètent l'investissement par rapport à l'effort parental. Les hommes mariés ont des niveaux de testostérone inférieurs à ceux des hommes non mariés et les hommes mariés avec enfants ont les niveaux les plus bas et cela correspond au fait que les hommes en couple, et en particulier les pères, sont enclins « hormonalement » à investir plus de temps et d'énergie dans la parentalité plutôt que dans l'effort d'accouplement.
Cette réalité n’a pas échappé aux auteurs de Vaudevilles car, si les mères mammifères sont certaines de leur maternité, les pères peuvent douter de leur paternité. Et justement, la monogamie érigée en norme sociale garantit la parenté entre les pères et leurs enfants présumés, et permet de renforcer psychologiquement la conviction de paternité et les liens de parenté nécessaires pour favoriser le dévouement de ces pères. Ce phénomène caractéristique de la « famille » au sens que le Romains donnaient à la notion de « pater familias » est aussi à l’origine des « tribus » et des « clans », réels ou symboliques.
La coopération entre parents présentant des avantages, des mécanismes de discrimination entre parents et non-parents, et entre parents proches et plus éloignés, permettent de renforcer les liens. Si les pères et les frères et sœurs sont capables de s'identifier, les bénéfices relatifs à l'investissement par rapport à la désertion augmentent pour les pères, tout comme les bénéfices de l'élevage coopératif entre frères et sœurs.
Le langage et la capacité d'identifier une gamme de relations par le biais de systèmes de classification de la parenté ont probablement amplifié les bénéfices obtenus en permettant de reconnaître les distinctions dans les relations entre les membres du groupe. Les systèmes de parenté complexes très développés dans les sociétés traditionnelles permettent de distinguer les parents classificatoires des parents biologiques et les parents proches des parents éloignés. De cette façon, les individus peuvent identifier leurs proches et coopérer de manière sélective en décidant quand et dans quelle mesure ils doivent coopérer, encourager et aider.
De la répartition des tâches ménagères à la division sociale du travail, il n’y a qu’un pas, et tout se passe comme si la structure familiale d’une société était le filigrane de son organisation économique. Il semblerait que la monogamie ait connu un succès tel que les autres systèmes apparaissent comme archaïques ou exotiques, des objets de curiosité. Mais cette réussite est telle qu’elle se traduit par une démographie galopante dans un système de développement en boucle qui ne peut durer que si la croissance de la population et le nombre de consommateurs continuent à en être le moteur.
Monogamie et économie de marché seraient-elles liées ? Faudra-t-il condamner l’un pour sortir de l’autre ?
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