« Najat Conspi Therapy » : un pansement sur une jambe de bois
Mardi 9 février, la ministre de l'Éducation nationale, Najat Vallaud-Belkacem, organisait une journée d'étude sur le thème : « Réagir face aux théories du complot », qui réunissait 300 chercheurs, professeurs, psychiatres et lycéens au Muséum national d’histoire naturelle. Après la polémique nationale autour de la possible disparition de l'accent circonflexe, la ministre embrayait sur un autre sujet brûlant, qui semble lui tenir particulièrement à coeur depuis l'attentat contre Charlie Hebdo.
Voici, pour commencer, l'intervention de la ministre, teintée d'humour, et sa tentative de compréhension du phénomène complotiste, qu'elle juge d'une "extrême gravité" :
Rudy Reichstadt, fondateur de l'Observatoire du conspirationnisme et des théories du complot, mais aussi délégué de signature du maire de Paris pour les affaires juridiques et financières de la Direction de la Jeunesse et des Sports, avait l'honneur d'ouvrir cette journée, durant laquelle nous avons retrouvé les incontournables Gérald Bronner, Aurélie Ledoux ou encore Thomas Huchon, auteur du film Conspi Hunter : comment nous avons piégé les complotistes (visible gratuitement sur le site du ministère de l'Éducation nationale, en bas de cette page).
Un film qui racontait la production et la mise en ligne d'un faux documentaire à haute teneur complotiste, puis sa reprise crédule par la "complosphère". A mon sens, l'expérience avait été un relatif échec, avec (on l'apprend à la fin du film) 9300 vues sur YouTube en trois semaines et une reprise sur seulement deux sites "conspis" parmi les plus caricaturaux : Réseau international et Wikistrike. Mais, dans leur film, nos "chasseurs de conspis" sont allés chercher deux experts en communication web qui nous assurent que l'expérience de viralisation fut un franc succès. On n'est décidément jamais mieux servi que par soi-même !
Complotisme et diversité
Rudy Reichstadt et Thomas Huchon se sont retrouvés le soir même invités sur I-Télé, face à un Olivier Galzi conquis :
On apprend lors de cette interview que le faux documentaire conspirationniste de Thomas Huchon - dont la thèse est que le sida a été inventé en laboratoire par la CIA pour s'en servir comme arme bactériologique contre la révolution castriste à Cuba dans les années 1960 - a été projeté devant une classe de lycéens, et que près de la moitié d'entre eux y ont cru. Le problème soulevé par Huchon & Co ne semble donc pas tout à fait imaginaire.
Il conviendrait cependant, lorsque l'on parle de "complotisme", de distinguer différents publics, ceux qu'on pourrait appeler les novices en la matière (les jeunes notamment), qui restent à la surface des choses et gobent un peu bêtement des informations alternatives sans interroger leurs sources, et ceux qu'on pourrait presque appeler les experts en la matière (genre ReOpen911), qui ont disséqué les dossiers et qui doutent pour des raisons beaucoup plus sérieuses ; on ne saurait amalgamer ces publics très différents.
Ainsi, la ministre n'a sans doute pas tort de dire qu'il faut commencer par apprendre au jeune public (qui surfe sur les réseaux sociaux) le B-A BA de la vérification des sources d'information, sachant que, de manière générale, un site institutionnel ou médiatique connu reste plus fiable qu'un blog hyper bizarroïde tenu par un anonyme, même s'il vous est recommandé par un ami. Pour le second public, beaucoup plus exigeant et formé, tout est différent : il sait déjà vérifier les sources et veut aller chercher la vérité au-delà des carences des grands médias, de leur paresse, de leur conformisme, et se sent capable d'évaluer ses sources dans la mine des sites alternatifs, où le meilleur et le pire se côtoient.
Une rhétorique spécieuse
« Quelles réponses pédagogiques et éducatives face aux théories du complot ? » Telle est donc la question que nous pose Najat Vallaud-Belkacem. Et si la réponse à apporter vise ici principalement des adolescents, ce n'est pas une raison pour se contenter d'une réponse simpliste. C'est malheureusement la voie qui semble suivie par le ministère... Reprenons en effet la page de présentation de cette Journée d'étude. On y trouve d'abord une définition du conspirationnisme :
"Le conspirationnisme désigne la tendance à attribuer abusivement l'origine d'un événement ou d'un fait jugé néfaste à un inavouable complot dont les auteurs présumés - et/ou ceux à qui il est réputé profiter - conspireraient, dans leur intérêt, à tenir cachée la vérité.
"Abusivement" car le récit proposé s'affranchit des règles élémentaires de la méthode scientifique en matière d'administration de la preuve."
Pour résumer, le conspirationniste accuse sans preuve. Et de manière assez systématique.
Plus loin, sur cette même page, on nous donne quelques exemples de "vraies" conspirations, précisant : "Elles ont pour spécificité qu'aucune d'entre elles n'a été découverte par des théoriciens du complot. Surtout, elles sont étayées par des preuves matérielles." Voyez la logique implacable : une conspiration doit être prouvée, et tant qu'elle ne l'est pas, ceux qui la supposent ou l'affirment sont des "théoriciens du complot". Si ces "théoriciens du complot" finissent par apporter la preuve de la conspiration, ils cessent de l'être (des "théoriciens du complot"), et c'est ce qu'on appelle généralement un journaliste, un scientifique ou un historien, voire un journaliste citoyen, selon les cas.
Bref, par principe, aucun "théoricien du complot" ne peut démontrer un complot, puisqu'une fois qu'il l'a prouvé, il cesse d'être (dénommé) un "théoricien du complot". Vous suivez ? C'est dire que le tort du "théoricien du complot", c'est, au moins dans le meilleur des cas, d'avoir une bonne intuition, mais sans preuve décisive pour le moment. D'ailleurs, on peut se demander s'il est concevable de prouver une "vraie" conspiration sans avoir été au préalable (tant qu'on n'avait pas la preuve) un "théoricien du complot"... car on a en général une petite idée derrière la tête lorsqu'on mène une enquête ; on n'enquête pas à l'aveugle, sans aucune intuition.
Politiques, médias et bouc-émissaire
Mais trève de sémantique. Le véritable problème, qui inquiète le ministère et de nombreux citoyens, c'est la prolifération de théories du complot qui, la plupart du temps, manquent de sérieux, et qui peuvent générer un dangereux trouble dans les esprits. Mais cette prolifération ne traduit jamais qu'une grande défiance à l'endroit des autorités, pour la bonne et simple raison que ces autorités ont trop souvent menti ou désinformé pour être encore crues sur parole, sans broncher. Est-il en effet raisonnable de faire confiance à notre classe politique, qui généralement fait "des promesses qui n'engagent que ceux qui y croient", selon l'heureuse formule de Charles Pasqua ? Est-il raisonnable de croire encore aveuglément les médias après leur fiasco irakien, pour ne prendre que ce tragique exemple ? Il est, au contraire, très raisonnable d'être sur ses gardes.
Régis Soubrouillard écrivait ainsi, il y a quelques années, dans Marianne :
"Plusieurs décennies de mauvaises habitudes gouvernementales et le climat paranoïaque rendent aujourd’hui « raisonnable » une lecture conspirationniste du monde. (...) C’est toute la perversité du système. La théorie du complot trouve son assise sur l’existence de complots réels, fomentés dans le plus grand secret des opinions publiques. Dès lors, le complot devient la vérité rationnelle."
Et Bruno Fay dans le Nouvel Obs :
"C'est toute cette société de désinformation et de mal information, d'où qu'elle vienne, des milieux privés, politiques, médiatiques, qui nourrit cette crise de confiance. C'est le problème de notre époque, dans laquelle l'information circule rapidement et où les médias n'ont plus le temps de vérifier et de creuser. (...) Impatients, les citoyens vont donc chercher la vérité ailleurs. On est tous un peu "conspirationniste" dans un sens."
Les gouvernements et les médias sont donc en partie responsables du mal qu'ils dénoncent, cherchant un peu facilement à se défausser sur un bouc-émissaire : le conspirationniste. C'est en cela que leur attitude a quelque chose d'odieux, lorsque leur mépris vient fondre sur une population qui cherche simplement à se repérer et à parer les dangers éventuels sans leur aide, et même parfois contre eux ! Comment se fait-il qu'il ait fallu attendre février 2013 pour entendre parler sur France 2 sur Traité transatlantique, pourtant dans les cartons de l'Union européenne depuis le début des années 1990 ? Comment se fait-il que tous les médias se soient tus pendant plus d'un demi-siècle, depuis 1954, sur l'existence des réunions annuelles du groupe Bilderberg, et que Yves Calvi et ses invités experts en relations internationales aient fait mine, en 2008, de ne pas le connaître, suggérant même que c'était une invention de téléspectateur ? Quelle confiance voulez-vous en tirer ?
S'il te plaît François Fillon, dessine-moi un Bilderberger !
A ce sujet, le premier exemple de faux complot qu'on trouve sur le site du ministère de l'Éducation nationale, c'est celui des Illuminati. Et l'on nous explique : "La théorie du complot des Illuminati s'appuie sur l'idée que ce groupe (...) tire les ficelles du monde en secret. Dans cette vision de l'Histoire, les Illuminati agissent en infiltrant le pouvoir, la presse, les médias, le monde du spectacle, etc." Dans la population adulte, en dehors de Laurent Glauzy et de ses amis, on trouve assez peu de gens convaincus de cette théorie.
A la vérité, celle-ci ne trouve un petit écho que dans les milieux catholiques intégristes, qui croient en Dieu et en Diable, et qui interprètent toute l'histoire depuis la chute de Louis XVI comme un vaste complot des forces sataniques (franc-maçons, Illuminati...) contre la France catholique éternelle, et le Christ même. De telles idées n'ont certes rien d'invraisemblable en regard de dogmes religieux autrement plus invraisemblables. Pour des êtres plus rationnels, en revanche, elles relèvent du délire pur et simple.
Mais la croyance en la domination mondiale des Illuminati, dont il est facile de se moquer, ne se nourrit-elle pas justement - tout en les masquant - des agissements d'autres entités, bien réelles mais discrètes, qui cherchent à dominer le monde, banques (voir Goldman Sachs : la banque qui dirige le monde) ou sociétés quasi secrètes qui bénéficient du silence de leurs membres, à commencer par les patrons de la grande presse ? Reprenons les propos récents de Philippe de Villiers au sujet du groupe Bilderberg. Il raconte que François Fillon, lui-même agréé - ainsi qu'Alain Juppé - par ce club, lui aurait dit : "(Le Bilderberg), que veux-tu ? c'est eux qui nous gouvernent". De Villiers, qui parle de "superclasse invisible", précise qu'il n'y a pas de complot en l'occurrence, car il n'y en a pas besoin, ces gens ayant déjà le pouvoir.
Alors, de deux choses l'une : soit Philippe de Villiers est un mythomane, soit il dit la vérité. Dans ce cas, soit François Fillon est un illuminé complotiste, soit il dit la vérité, ou du moins il est sincère, il pense ce qu'il dit. Dans ce cas, qui n'est pas à exclure, qu'attendent nos journalistes - qui n'ont rien de mieux à faire que de s'adonner à la "chasse aux conspis" - pour aller lui demander des précisions sur ce qu'il a voulu dire, car ce n'est pas une broutille ?
De la précision avant toute chose
On peut d'ailleurs considérer que, sur d'autres sujets, une théorie du complot grossière (Illuminati) peut se nourrir de faits réels (Bilderberg), dont les gens ont vaguement entendu parler, puis qu'ils ont déformés au gré de leurs échanges. Et que, du même coup, un mythe risible masque de véritables informations dérangeantes.
Par exemple, une journaliste du Figaro nous rapppelle ce 9 février que les enseignants avaient vu apparaître dès 2001 des "billevesées concernant le 11 septembre, un attentat soit-disant fomenté par les Juifs". Cette théorie grossière se nourrit certainement des informations parues à l'époque sur ABC News au sujet des "Israéliens dansants" (des agents du Mossad selon le FBI surpris en train de se réjouir des événements), ou encore au sujet du vaste réseau d'espionnage israélien aux Etats-Unis qui avait été mis à nu peu après les attentats, et dans le cadre duquel dix des terroristes d'Al-Qaïda avaient été suivis de près. Combattre intelligemment la théorie du complot juif reviendrait ici à faire le lien avec ces faits et à admettre que l'ignorance que nous en avons encore - du fait d'une faible couverture médiatique - suscite chez certains individus de très légitimes interrogations. Mais peut-on espérer une telle honnêteté ?
On pourrait aussi espérer de la rigueur dans les données qui seront transmises aux élèves dans le cadre de ce décryptage des théories du complot. Sur le site du ministère, on peut lire ceci au sujet du 11-Septembre :
"D'après les arguments conspirationnistes les plus fréquents, les tours du World Trade Center auraient fait l'objet d'une démolition contrôlée, aucun avion ne se serait écrasé sur le Pentagone, des transactions boursières suspectes auraient été observées et les services secrets israéliens auraient été au courant de l'attaque."
Primo, des transactions suspectes ONT été observées ; le conditionnel est ici fautif. Qu'il y ait eu des délits d'initiés n'est pas absolument certain, mais les transactions boursières suspectes, elles, ne souffrent aucune contestation (voir Les Echos, L'Économiste, Marc Chesney, professeur de finance à l'Université de Zürich, sur RMC, ou encore l'historien Daniele Ganser sur Arte).
Deuxio, quand on parcourt le dossier de presse, édité par le ministère de l'Éducation nationale, qu'on jette un oeil, page 17, au "Top 5 des théories du complot les plus répandues", réalisé par l'équipe de Thomas Huchon, et qu'on lit, au rang des fausses assertions concernant le 11-Septembre, que "les services secrets connaissaient l'imminence d'une attaque terroriste contre le WTC", on est dans de la désinformation pure et simple. Une multitude d'articles parus aux États-Unis ont en effet révélé les nombreux avertissements reçus par le renseignement américain dans les mois précédant le 11-Septembre concernant un gigantesque attentat impliquant des avions, et dont le WTC était l'une des cibles les plus probables. Une seule illustration : le 10 juillet 2001, le directeur de la CIA George Tenet avertit Condoleezza Rice : "Il va y avoir une attaque terroriste importante dans les prochaines semaines ou les prochains mois" et elle sera "spectaculaire" (Washington Post). La version officielle ne conteste même pas ce point, mais nos "chasseurs de conspis" frenchy si.
Plus de Cratos au Dèmos = Moins de Gogos Paranos
La réponse pédagogique et éducative face aux théories du complot, si elle se voulait vraiment intelligente, ne devrait pas faire l'impasse sur l'autre face de la médaille, qui rend ces théories alternatives si tentantes : je veux parler des faiblesses des médias traditionnels, leur mimétisme, qui les fait parfois reproduire sans aucune vérification de fausses informations (on se souvient par exemple de la désinformation de l'AFP sur Chavez en 2012, reprise à l'époque sans sourciller par Libé et le Nouvel Obs...), mais aussi la propagande dont ils sont parfois les vecteurs (involontaires ou non), ou encore le politiquement correct qui les fait biaiser leur regard sur certains sujets, afin de ne pas faire le jeu de l'ennemi politique. Toutes ces fautes légitiment dans une partie du public des pratiques de réinformation, voire de contre-propagande.
Mais la réponse ne serait pas encore suffisante sans aborder le volet proprement politique : car les théories du complot germent chez des gens surinformés, mais parfaitement impuissants face à l'information, mineurs politiquement, spectateurs d'un monde qui se conduit sans eux, voire contre eux. Un tel décalage crée un malaise nécessaire. On ne peut pas savoir et ne jamais faire et décider ; on ne peut pas grandir et rester sous la tutelle d'un maître, auquel nous devons nous remettre complètement. A l'heure de l'information continue doit correspondre une démocratie continue, dans laquelle toutes les grandes décisions doivent être tranchées par le peuple souverain.
Les théories du complot induisent souvent l'idée que les élites toute-puissantes veulent du mal au peuple impuissant, ou cherchent à le choquer, à le traumatiser (dans le cas d'un attentat) pour anesthésier sa raison et le manipuler par l'émotion, lui arracher son consentement, afin qu'elles puissent mener en toute tranquillité leurs propres projets. Pour que cette crainte cesse ou diminue, il faut tout simplement que les élites ne soient plus perçues comme toute-puissantes, et le peuple comme impuissant. Une partie du pouvoir doit donc être rapatrié à celui-ci, sans délégation. Un peuple responsable, décisionnaire, perdra beaucoup de ses raisons d'être excessivement paranoïaque.
On imagine cependant que la thérapie de Najat Vallaud-Belkacem n'ira pas aussi loin, et pourtant... Vouloir combattre les théories du complot en n'étant fixé que sur elles, comme s'il s'agissait d'un simple problème d'information, sans remettre en cause le système politique, qui doit impérativement s'adapter à notre environnement numérique, c'est assurément un coup d'épée dans l'eau. Les "conspirationnistes" ne sont souvent que des citoyens en phase de mutation, qui cherchent à prendre leur part dans la vie démocratique, en tant que citoyens vigilants, mais qui se voient repoussés et stigmatisés par un vieux système oligarchique qui résiste, qui plie, mais ne rompt pas. Pas encore. La mue prendra le temps qu'il faut : "Cette hiérarchie de caste tombera comme tombent les feuilles mortes : elles cèdent par manque de sève devant la poussée des tendres bourgeons."
Courage citoyens ! L'impuissance n'est plus une fatalité !
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