• AgoraVox sur Twitter
  • RSS
  • Agoravox TV
  • Agoravox Mobile

Accueil du site > Tribune Libre > Naturiens, liberté et « état de nature »
#27 des Tendances

Naturiens, liberté et « état de nature »

Le déferlement sans fin d’ « innovations » et de gadgets destructeurs de l’environnement comme de l’entendement n’est jamais allé sans résistances. Une humanité sommée de « s’adapter » à l’hypercomplexification technologique et à son remplacement par « le Dieu machine » a toujours aspiré à une vie simple, proche de la nature. Ainsi, le mouvement des anarchistes naturiens a refusé, à la fin du XIXe siècle, de se soumettre au fatalisme machinique et à « l’odieux mensonge » du « progrès que rien ne peut arrêter ». Ils ont fait sécession d’une « civilisation industrielle » écrasant le vivant pour expérimenter des modes de vie en harmonie avec la « loi naturelle » et respectueux des écosystèmes.

 

Pendant l’été 1894, un groupe d’intellectuels, de créateurs, de travailleurs précaires et de bohèmes refusent la dogmatique scientiste et productiviste des « libéraux » comme des « socialistes » qui prétendent dominer et exploiter la nature. Ils prônent un retour à l’état de nature « perçu comme une source d’harmonie, d’abondance et de liberté là où la civilisation industrielle aliène, oppresse et instaure partout le désordre ».

Réunis à Montmartre autour du peintre et dessinateur Emile Gravelle (1855-1920) qui publie son manifeste, L’Etat naturel et la part du prolétaire dans la civilisation, ils se nomment les « Naturiens » et aspirent à s’en remettre à la « loi naturelle qui régit les rapports des êtres », pour vivre libres et autonomes, sans être contraints par l’ordre social oppressif d’une contrefaçon de « civilisation » marchant au pas vers son anéantissement dans le fracas des machines. Cette année-là, l’astronome Camille Flammarion (1842-1925) invite à considérer La Fin du monde comme une possibilité dans l’ordre cosmique.

En cette fin du XIXe siècle industrialiste, constate l’historien François Jarrige (université de Bourgogne), Paris connaît une « crise des activités traditionnelles qui avaient fait la fortune de la capitale : le vêtement, l’ameublement, les métiers d’art  ». Nombre de militants naturiens appartiennent au « monde des gens de métiers, de l’échoppe et du petit atelier menacés par la montée de la grande industrie  » et s’organisent pour retrouver un « état naturel », une vie simple et bonne opposable aux aliénations et servitudes de la machinerie industrialiste par un retour à une nature bienfaitrice et originelle.

Cette aspiration d’un « retour à la terre » traverse les sociétés industrialisées et artificialisées où s’organisent des « communautés alternatives », nourries par les écrits de Léon Tolstoï (1828-1910), des géographes Pierre Kropotkine (1842-1921) et Elisée Reclus (1830-1905). Ce dernier écrivait dès 1864 dans La Revue des Deux Mondes : « L’homme est la nature prenant conscience d’elle-même ».

Le mouvement se dote de sa presse, avec le journal Les Temps nouveaux, fondé par Jean Grave (1854-1939) en mai 1895 et la revue La Nouvelle Humanité, fondée par Henri Zisly (1872-1945) et Henri Beylie (1870-1944) en août de cette année-là. De mars à juin 1898 paraissent les quatre numéros du journal Le Naturien. Les réunions naturiennes, très surveillées par la police, accueillaient volontiers des féministes engagées contre le « patriarcat » comme Léonie Fournival (1864- ?) ou Sophie Zaïlowska (1874-1939). Cette dernière fonda avec Georges Butaud (1868-1926) la communauté de Vaux dans l’Aisne (1903-1904). Un éphèmère groupe de Naturiennes se réunit au bouleverd Saint-Michel (Paris) en novembre 1895. Mais les naturiens ne représentent qu’une petite frange de l’anarchisme de la Belle Epoque et leur « radicalité initiale » se dilue dans des mouvements de réforme hygiéniste des modes de vie ou le végétarisme » voire le naturisme individualiste.

Henri Zisly tente, à partir de 1900, de refabriquer de l’utopie pour une génération écrasée par le gigantisme industriel et l’autoritarisme d’une « science » contre nature enfermant la cité comme le vivant dans une « logique » dystopique et hallucinée... Si les utopies néorurales foisonnent, comme les communautés d’Aiglement (Ardennes, 1903-1909), Saint-Maur ou Bascon, elles peinent à s’inscrire dans la durée efficiente, en dépit du besoin lancinant d’une « société de rechange ».

Après la mécanisation du massacre de masse de la Grande Guerre qui façonne la société en impulsant l’usage des véhicules motorisés et volants, l’idéal d’un retour à la nature s’estompe. En 1924, Louis Rimbault (1877-1949) fonde encore avec son épouse Clémence (1878-1927) la « cité végétalienne Terre libérée » à Luynes (Indre et Loire) – une colonie sur dix hectares qui ne survit pas à son fondateur. La guerre suivante achève de couper le lien avec une nature pensée et vécue comme source possible d’émancipation.

 

Vers une écologie de la demande ou un écologisme autoritaire ?

 

Aujourd’hui, les réfractaires au nucléaire, à l’électrification généralisée ou à l’injonction à se connecter à la « Toile » pour toutes démarches décrétées obligatoires « en ligne » pourraient bien s’inspirer de ces précurseurs de la décroissance, tant les nuisances d’une informatisation parasitaire s’avèrent contre-productives et écocidaires pour des populations confrontés à des urgences de survie économique et sociale, de santé publique et de « perte de biodiversité » précipitant une « sixième extinction ».

Le solutionnisme technologique à tombeau ouvert, le « techno-fétichisme aveugle » du green washing imposé sans concertation par ceux qui prétendent « gouverner les choses par la technique plutôt que de gouverner les hommes par la politique » semblent poursuivre leur course démentielle vers le néant.

Aussi est-il « impératif de soumettre la technologie, et plus largement toutes les infrastructures matérielles, à un contrôle social strict, d’interroger le culte débridé du confort comme horizon de vie, de reconquérir la maîtrise des outils par lesquels nous intervenons et façonnons le monde » comme l’écrit François Jarrige dans l’une de ses chroniques parues dans le mensuel La Décroissance.

L’historien dirige avec Hélène Tordjman l’excellente collection de poche « Les précurseurs de la décroissance », fondée en 2013 par Serge Latouche aux éditions Le Passager clandestin qui rééditent son essai paru en 2016. La question technologique est plus que jamais « au centre de l’interrogation démocratique », et le problème du « contrôle de la technique dans ses usages sociaux » demeure posé - sans réponse institutionnelle à la hauteur de l’enjeu...

Si la conscience des problèmes environnementaux a toujours accompagné l’histoire de la société industrielle, une contrefaçon d’ « écologie dictatoriale » s’emploie à la dissoudre entre les murailles numériques du « monde invivable de la surveillance algorithmique » de démentielles smart cities verrouillées de "zones ZFE" - pour « sauver le climat », dit-on. C’est ainsi qu’au nom de la « transition énergétique », les sociétés contemporaines extraient, consument et dilapident toujours plus d’énergie, de matières et de ressources vitales dans un mortifère mariage contre nature du réel et du « virtuel ».

Une écologie de la demande se devrait de faire l’inventaire des besoins véritables - et de ce dont nous pouvons nous passer, comme les gadgets de destruction massive d’une dystopie de contrôle technocratique ou les dispendieuses électromobiles qui accélèrent cette dilapidation de ressources et précipitent la catastrophe écologique globale.

Les résistances à l’exacerbation de la barbarie techno-scientifique et de la prédation « capitaliste » ont montré que des bifurcations vitales vers un « habiter terrestre » demeurent envisageables et possibles, jusque dans les interstices d’une société-machine dont les emballements précipitent l’effondrement. Ces échappées permettront-elles de trouver à temps la sortie de la prison numérique d’un monde de codes et de langages artificiels avant sa pulvérisation en radeau de la méduse à la merci de déchaînements incontrôlés ?

François Jarrigue, Les Anarchistes naturiens & la civilisation industrielle, Le Passager clandestin, 128 pages, 12 euros.


Moyenne des avis sur cet article :  2.88/5   (8 votes)




Réagissez à l'article

4 réactions à cet article    


  • Parrhesia Parrhesia 19 janvier 09:48

    Deux faits sont clairs :

    D’une part, certains abus déjà trop visibles de la puissance informatique par des directeurs financiers, commerciaux, R.H. et autres tenants d’un libéralisme parfaitement méprisants tant de l’usager que des bienfaits de l’ergonomie et de la normalisation  ;

    et d’autre part, certains débuts déjà visiblement agressifs de l’utilisation de l’ I.A. par les mêmes ainsi que par une classe politique parfois dévoyée et/ou de trop faible qualité.

    Deux faits qui ne nous promettent pas que des matins qui chantent tant le progrès technique et scientifique n’est bénéfique que pour autant qu’il reste l’outil de mains à la fois expertes, humanistes et morales !

    Nous pouvons douter que ce soit le cas en ce moment.


    • lephénix lephénix 19 janvier 12:47

      @Parrhesia
      effectivement, dès 1969 Raymond Arond s’interrogeait sur « Les désillusions du progrès », l’horizon commençait à s’obscurcir une génération après les « trente glorieuses » qui ont « démocratisé » l’accès au confort (« motorisation heureuse » de masse, machines à laver, etc)...
      le vrai danger de l’oxymorique « IA » (en fait le « calcul machine », rien d’autre), ce n’est pas que les robots « prennent le pouvoir » à la Terminator mais qui les programme pour « ça », c’est-à-dire le pouvoir d’ores et déjà pris sur une lobbycratie de groupes privés qui imposent leur « agenda »...
      le « grand remplacement » de l’homme par les machines vu par des visionnaires comme Jacques Duboin dans l’entre-deux-guerres devait le libérer des servitudes liées aux contraintes pour assurer sa subsistance, pas le précipiter dans le néant algorithmique, informatique et machinique sans âme... le « progrès de l’homme » attend toujours de s’actualiser une fois pour toutes...


    • Parrhesia Parrhesia 19 janvier 14:40

      @lephénix
      Merci infiniment pour votre article et pour ce commentaire que j’approuve entièrement.
      Si vous le permettez, juste une précision concernant les « Trente glorieuses ».
      Es qualité de « produit d’avant-guerre », je peux témoigner qu’en ce qui concerne la France, elles ne coïncident pas à leur période effective dans le reste du monde. Les trente glorieuses n’ont réellement commencé en France qu’en 1959, c’est-à-dire après le début de l’effet « de Gaulle ».
      Mais encore une fois, compliments pour votre article.


    • lephénix lephénix 19 janvier 15:10

      @Parrhesia
      merci pour votre visite et vos remarques, il est vrai qu’après le « de Gaulle Libérateur » il y a eu le « de Gaulle bâtisseur » d’infrastructures et « modernisateur » sur un autre agenda que le sien, et déjà en porte-à-faux face au déferlement du matérialisme, il aura échoué à incarner le seul progrès fondateur une certaine élévation de l’esprit selon une « certaine idée de la France »...et ce temps est passé comme un frisson de vent sur l’eau d’un lac ou d’un cloaque avec la chance qui allait avec..

Ajouter une réaction

Pour réagir, identifiez-vous avec votre login / mot de passe, en haut à droite de cette page

Si vous n'avez pas de login / mot de passe, vous devez vous inscrire ici.


FAIRE UN DON



Publicité



Les thématiques de l'article


Palmarès



Publicité